Le vendredi 30 mars 1945,
(Vendredi saint).
205/206> 614.1 – L'aube arrive hésitante, avec
peine. Et l'aurore tarde étrangement, bien qu'il n'y ait pas de nuages dans
le ciel. Mais il semble que les astres aient perdu toute vigueur. De même
qu'elle était pâle la lune pendant la nuit, ainsi est pâle le soleil à son
lever. Voilés... Ils ont peut-être pleuré, eux aussi, pour avoir cet aspect
voilé comme les ont les yeux des bons qui ont pleuré et qui pleurent pour la
mort du Seigneur ?
À peine Jean
comprend que les portes sont rouvertes, il sort, sourd aux supplications
maternelles. Les femmes se renferment dans la maison, encore plus craintives
maintenant que l'apôtre aussi s'en est allé.
Marie,
toujours dans sa pièce, les mains sur les genoux, regarde fixement par la
fenêtre qui s'ouvre sur un jardin pas très vaste mais suffisamment grand,
tout plein de roses fleuries le long des hautes murailles et de parterres
fantaisistes. Les touffes de lys, au contraire, n'ont pas encore les tiges
des futures fleurs, touffus, beaux, mais n'ayant que les feuilles. Elle
regarde, regarde et je crois qu'elle ne voit rien que ce qui est dans son
pauvre cerveau fatigué : l'agonie de son Fils.
Les femmes vont et viennent. Elles s'approchent, la caressent, la prient de
se restaurer... et chaque fois, avec leur venue, vient un flot d'un parfum
lourd, mélangé, étourdissant.
Marie en éprouve chaque fois un frisson, mais rien d'autre. Pas un mot, pas
un geste, rien. Elle est épuisée. Elle attend. Elle n'est qu'attente. Elle
est Celle qui attend.
614.2 – Un
coup à la porte... Les femmes courent ouvrir. Marie se tourne sur son siège
sans se lever et fixe l'entrée entrouverte.
Marie-Madeleine
entre.
"C'est Manahen...
Il voudrait qu'on l'emploie à quelque chose."
"Manahen... Fais-le entrer. Il a toujours été bon. Mais je croyais que
ce n'était pas lui..."
"Qui croyais-tu que c'était, Mère ?..."
"Après... après. Fais passer."
Manahen entre. Il n'est pas pompeux comme d'habitude. Il a un vêtement très
commun, d'un marron presque noir et un manteau pareil. Pas de bijoux et pas
d'épée. Rien. Il semble un homme aisé, mais du peuple.
Il se penche d'abord pour saluer, les mains croisées sur la poitrine, puis il
s'agenouille comme devant un autel.
"Lève-toi et pardonne-moi si je ne réponds pas à ton inclination. Je ne
puis pas..."
"Tu ne dois pas. Je ne le permettrais pas. Tu sais qui je suis. Aussi je
te prie de me considérer comme ton serviteur. As-tu besoin de moi ? Je vois
que tu n'as pas un homme dans ton entourage. Je sais par Nicodème
que tous se sont enfuis. Il n'y avait rien à faire, c'est vrai, mais au moins
lui donner le réconfort de nous voir. Moi... moi, je l'ai salué au Sixte, et
ensuite je ne l'ai pas pu car... Mais c'est inutile de le dire. Cela aussi
fut voulu par Satan. Maintenant je suis libre et je viens me mettre à ton
service. Commande, Femme."
Haut
de page.
207> "Je voudrais
savoir et faire savoir à Lazare... Ses sœurs sont en peine, et ma belle-sœur
et l'autre Marie
aussi. Nous voudrions savoir si Lazare, Jacques,
Jude
et l'autre Jacques sont saufs."
"Judas
? L'Iscariote ! Mais il a trahi !"
"Jude, fils du frère de mon époux."
"Ah ! J'y vais"
614.3 – Il
se lève. Mais en le faisant, il a un mouvement de douleur.
"Mais tu es blessé ?"
"Hum !... oui. Ce n'est rien. Un bras qui me fait un peu souffrir."
"À cause de nous, peut-être ? Est-ce pour cela que tu n'étais pas
là-haut ?"
"Oui, pour cela. Et c'est seulement de cela que je souffre, pas pour la
blessure. Le reste de pharisaïsme, d'hébraïsme, de satanisme qui était en
moi, car le satanisme est devenu le culte d'Israël, est tout sorti avec ce
sang. Je suis comme un petit qui, après qu'on a coupé l'ombilic sacré, n'a
plus de contact avec le sang maternel, et les quelques gouttes qui restent
encore dans le cordon coupé n'entrent pas en lui, empêchées comme elles le
sont par le lacet de lin. Mais elles tombent... inutiles désormais. Le
nouveau-né vit avec son cœur et son sang. Ainsi de moi. Jusqu'à
présent, je n'étais pas encore complètement formé. Maintenant je suis arrivé
à terme, et je viens, et j'ai été mis au Jour. Je suis né d'hier. Ma
mère, c'est Jésus de Nazareth. Et il m'a enfanté quand il a poussé son
dernier cri. Je sais... car je me suis enfui dans la maison de Nicodème cette
nuit. Seulement je voudrais le voir. Oh ! quand vous irez au Tombeau, dites-le-moi.
Je viendrai... Son visage de Rédempteur, moi je l'ignore !"
"Il te regarde, Manahen. Tourne-toi."
L'homme, qui était entré avec la tête si inclinée et qui ensuite n'avait eu
d'yeux que pour Marie, se tourne presque épouvanté
et il voit le Suaire.
Il se jette par terre pour adorer... Et il pleure.
Haut
de page.
208> Puis il se lève, il s'incline
devant Marie et dit :
"J’y vais."
"Mais c'est le sabbat. Tu le sais. Déjà ils nous accusent de violer la
Loi, à son instigation."
"Nous sommes pareils, car eux violent la loi de l'Amour. La première est
la plus grande. Lui le disait.
Que le Seigneur te réconforte."
Il sort.
614.4 – Et
les heures passent. Comme elles sont lentes pour qui attend...
Marie se lève et, en s'appuyant aux meubles, elle se présente à l'entrée.
Elle cherche à traverser le vaste vestibule de l'entrée. Mais quand elle n'a
plus d'appui, elle vacille comme si elle était ivre. Marthe, qui la voit de la cour qui est
au-delà de l'entrée ouverte au bout du vestibule, accourt.
"Où veux-tu aller ?"
"Là, à l'intérieur. Vous me l'avez promis."
"Attends Jean."
"C'est assez attendu. Vous voyez que je suis tranquille. Allez, puisque
vous avez fait fermer de l'intérieur et faites ouvrir. Moi, j'attends
ici."
Suzanne,
car toutes sont accourues, s'en va appeler le maître avec les clefs. Pendant ce
temps Marie s'appuie à la petite porte comme si elle voulait l'ouvrir par la
force de sa volonté. Voilà l'homme. Craintif, abattu, il ouvre et se retire.
Et Marie, aux bras de Marthe et de Marie d'Alphée, entre dans le Cénacle.
Tout est encore comme à la fin de la Cène. La suite des événements et l'ordre
donné par Jésus ont empêché qu'on ne dérange. Les sièges ont seulement été
reportés à leur place. Et Marie, qui pourtant n'avait pas été dans le
Cénacle, va directement à la place où était assis son Jésus. Il semble qu'une
main la conduise. Elle semble presque une somnambule tant elle est rigide
dans son effort pour y aller... Elle va, tourne autour du lit siège, se
glisse entre lui et la table... elle reste debout un moment et puis s'abat en
travers de la table, en éclatant en sanglots. Puis elle se calme. Elle
s'agenouille et prie, la tête appuyée au bord de la table. Elle caresse la
nappe, le siège, la vaisselle, le bord du grand plateau où était l'agneau, le
grand couteau qui a servi à découper, l'amphore mise devant cette place. Elle
ne sait pas qu'elle touche ce qu'a touché aussi l'Iscariote. Et elle reste
comme hébétée, la tête appuyée sur ses bras croisés, qu'elle a mis sur la
table.
Haut
de page.
209> Toutes se taisent, jusqu'au moment
où sa belle-sœur lui dit :
"Viens Marie. Craignons les juifs. Voudrais-tu qu'ils entrent ici
?"
"Non, non. C'est un lieu saint. Allons. Aidez-moi... Vous avez bien fait
de me le dire. Je voudrais aussi un coffre, beau, grand, fermé pour y
renfermer tous mes trésors."
"Demain, je te le fais apporter du palais. C'est le plus beau de la
maison. Il est robuste et sûr. Je te le donne avec joie" promet
Marie-Madeleine.
Elles sortent. Marie est vraiment épuisée. Elle vacille en franchissant les
quelques marches. Et si sa douleur est moins dramatique, c'est parce qu'elle
n'a plus la force d'être telle. Mais dans sa tranquillité, elle est encore
plus tragique.
Elles rentrent dans la pièce où elles étaient d'abord et, avant de retourner
à sa place, Marie caresse, comme si c'était un visage de chair, la Sainte
Face du Suaire.
614.5 – Un
autre coup à la porte. Les femmes se hâtent de sortir et d'entrouvrir la
porte. Marie dit de sa voix lasse :
"Si c'étaient les disciples, et en particulier Simon Pierre et Judas, qu'ils
viennent tout de suite me trouver."
Mais c'est Isaac
le berger. Il entre en pleurant après
quelques minutes et se prosterne devant le Suaire et puis devant la Mère, et
il ne sait que dire. C'est elle qui dit :
"Merci. Il t'a vu et je t'ai vu. Je le sais. Il vous a regardé
tant qu'il a pu."
Isaac pleure encore plus fort. Il ne peut parler que quand il a fini de
pleurer.
"Nous ne voulions pas nous en aller ,
mais Jonathas
nous en a prié. Les juifs menaçaient les femmes... et ensuite, nous n'avons
plus pu venir. Tout... tout était fini... Où devions-nous aller alors ? Nous
nous sommes dispersés à travers la campagne et quand il a fait nuit, nous
nous sommes réunis à moitié route entre Jérusalem et Bethléem. Il nous
semblait éloigner sa Mort en allant vers sa Grotte... Mais ensuite, nous
avons senti qu'il n'était pas juste d'aller là... C'était de l'égoïsme et
nous sommes revenus vers la ville... Et nous nous sommes trouvés sans savoir
comment, à Béthanie..."
Haut
de page.
210> "Mes fils !"
"Lazare !"
"Jacques !"
"Ils sont tous là. À l'aurore les champs de Lazare étaient couverts de
gens errants qui pleuraient... Ses inutiles amis et disciples !... Moi... je
suis allé chez Lazare et je croyais être le premier... Pas du tout, il y
avait déjà là tes deux fils, femme,
et le tien,
avec André,
Barthélemy,
Matthieu.
C'est Simon
le Zélote qui les avait persuadés d'y aller.
Et Maximin,
sorti de bon matin dans la campagne, en avait trouvé d'autres. Lazare les a
tous secourus et il y est encore occupé. Il dit que le Maître lui en avait
donné l'ordre et le Zélote dit la même chose."
"Mais Simon et Joseph, mes autres fils, où sont-ils ?"
"Je ne sais pas, femme. Nous étions
restés ensemble jusqu'au tremblement de terre. Puis... Je ne sais plus rien
de précis. Au milieu des ténèbres et des éclairs et des morts ressuscités et
du tremblement du sol et du tourbillon de l'air, j'ai perdu la tête. Je me
suis trouvé au Temple et je me demande encore comment j'ai pu être là-dedans,
au-delà de la limite sacrée. Pense qu'entre moi et l'autel des parfums, il
n'y avait qu'une coudée...
Pense que là où j'avais les pieds, c'était réservé aux prêtres de service
!... Et... et j'ai vu le Saint des Saints !... Oui, car le Voile du Saint est
déchiré de haut en bas comme si l'aurait arraché la volonté d'un géant... Si
on m'avait vu là à l'intérieur, on m'aurait lapidé. Mais personne
n'y voyait plus. Je n'ai rencontré que des spectres de morts et des spectres
de vivants. Car ils paraissaient des spectres à la lueur des éclairs, à la
clarté des incendies et avec la terreur sur le visage..."
"Oh ! mon Simon
! mon Joseph
!"
"Et Simon Pierre ? Et Judas de Kériot ? Et Thomas et Philippe
?"
"Je ne sais pas Mère... Lazare m'a envoyé voir car on lui avait dit
qu'ils... vous avaient tués."
"Va tout de suite alors le tranquilliser. J'ai déjà envoyé Manahen. Mais
va toi aussi et dis... et dis que Lui seul a été tué. Et moi avec Lui. Et si
tu vois d'autres disciples amène-les là avec toi. Mais l'Iscariote et Simon
Pierre, je les veux, moi."
"Mère... pardonne-nous si nous n'avons pas fait davantage."
Haut
de page.
211> "Je pardonne tout...
Va."
Isaac sort, Marthe et Marie, Salomé et Marie d'Alphée l'étouffent de prières,
de recommandations, d'ordres. Suzanne pleure doucement car personne ne lui
parle de son époux .
C'est alors que Salomé se souvient du sien et qu'elle pleure elle aussi.
614.6 – Silence
de nouveau jusqu'à un nouveau coup à la porte.
Comme la ville est tranquille, les femmes ont moins peur. Mais quand par la porte
entrouverte elles voient se profiler le visage rasé de Longinus,
elles s'enfuient toutes comme si elles avaient vu un mort dans son Suaire ou
le démon en personne. Le maître de maison qui flânait dans le vestibule est
le premier à s'enfuir.
Voilà qu'accourt Marie-Madeleine qui était avec Marie. Longinus, avec un
petit sourire moqueur, involontaire sur les lèvres, est entré, et de lui-même
il a fermé la lourde porte. Il n'est pas en uniforme mais il a un vêtement
gris et court, sous un manteau foncé lui aussi.
Marie-Madeleine le regarde et lui, la
regarde. Puis, toujours adossé à la porte, Longinus demande :
"Puis-je entrer sans contaminer personne et sans effrayer personne ?
J'ai vu ce matin à l'aurore le citoyen Joseph
et il m'a parlé du désir de la Mère. Je demande pardon de ne pas y avoir
pensé de moi-même. Voici la lance. Je l'avais gardée comme souvenir d'un...
du Saint des Saints. Oh ! pour cela, il l'est ! Mais il est juste que l'ait
la Mère. Pour les vêtements... c'est plus difficile. Ne le lui dites pas...
mais peut-être ont-ils été déjà vendus pour quelques deniers... C'est le
droit des soldats, mais j'essaierai de les trouver..."
"Viens. Elle est là."
"Mais je suis païen !"
"N'importe. Je vais le lui dire si tu le désires."
"Oh ! non... je ne pensais pas le mériter."
614.7 – Marie-Madeleine
va trouver la Vierge.
"Mère, Longinus est là dehors... Il t'offre la lance."
"Fais-le passer."
Le maître de maison, qui est sur le seuil, bougonne :
"Mais c'est un païen."
"Je suis la Mère de tous, homme, comme Lui est le Rédempteur de
tous."
Haut
de page.
212> Longinus entre, et
sur le seuil salue à la romaine avec un geste du bras (il a enlevé son
manteau) et ensuite vocalement :
"Ave, Domina. Un romain te salue : Mère du genre humain. La vraie Mère.
Moi, je n'aurais pas voulu être à... à... à cette chose, mais j'en avais
l'ordre. Cependant, si je sers à te donner ce que tu désires, je
pardonne au destin de m'avoir choisi pour cette horrible chose. Voici"
et il lui donne la lance enveloppée dans un drap rouge, le fer seul, pas la
hampe.
Marie la prend en devenant encore plus pâle. Ses lèvres s'effacent à cause de
sa pâleur. Il semble que la lance lui fait perdre son sang. Et elle tremble
jusqu'avec ses lèvres en disant :
"Qu'il te conduise à Lui, à cause de ta bonté."
"C'était l'unique Juste que j'aie rencontré dans le vaste empire de
Rome. Je regrette de ne l'avoir connu que par les paroles de mes compagnons.
Maintenant... c'est trop tard !"
"Non, fils. Lui a fini d'évangéliser. Mais son Évangile reste, dans son
Église."
"Où est son Église ?"
Longinus est légèrement ironique.
"Elle est ici. Aujourd'hui elle est frappée et dispersée, mais demain
elle se réunira comme un arbre qui remet en place sa chevelure après la
tempête. Et même s'il n'y avait plus personne, moi j'y suis. Et l'Évangile de
Jésus Christ, Fils de Dieu et le mien, est tout entier écrit dans mon cœur.
Je n'ai qu'à regarder mon cœur pour pouvoir le répéter."
"Je viendrai. Une religion, qui a pour chef un tel héros, ne peut être
que divine. Ave, Domina !"
Longinus aussi s'en va.
Marie baise la lance où se trouve encore le Sang de son Fils... Et elle ne
veut pas enlever ce Sang, "rubis de Dieu sur la lance cruelle"
dit-elle...
614.8 – La
journée passe ainsi au milieu des éclaircies et des averses orageuses.
Jean revient seulement quand le soleil au zénith dit que c'est midi.
"Mère, je n'ai trouvé personne sauf... Judas de Kériot."
"Où est-il ?"
Haut de page.
213> "Oh ! Mère ! Quelle horreur ! Il est
pendu à un olivier, enflé et noir, comme s'il était mort depuis des semaines.
Décomposé, horrible... Au-dessus de lui, les vautours, les corbeaux, que
sais-je, crient dans des rixes atroces... C'est leur vacarme qui m'a attiré
dans cette direction. J'étais sur la route du Mont des Oliviers, et sur un
talus j'ai vu ces tourbillons d'oiseaux noirs. J'y suis allé... Pourquoi ? Je
ne sais pas, et j'ai vu. Quelle horreur !..."
"Quelle horreur ! Tu dis bien. Mais au-dessus de la Bonté il y a eu la
Justice. En effet la Bonté est absente en ce moment... Mais Pierre ! Mais
Pierre !... Jean, j'ai la lance. Mais les vêtements... Longinus n'en a pas
parlé."
"Mère, j'ai l'intention d'aller au Gethsémani. Lui a été pris sans
manteau. Peut-être est-il encore là. Puis j'irai à Béthanie."
"Va. Va, pour le manteau... Les autres sont chez Lazare. Ne va donc pas
chez Lazare. Pas besoin. Va et reviens ici."
Jean
part en courant, sans prendre de nourriture. Comme Marie qui reste à jeun.
Les femmes ont mangé debout du pain et des olives tout en travaillant à leurs
baumes.
614.9 – Jeanne de
Kouza arrive avec Jonathas.
C'est un masque de pleureuse. Dès qu'elle voit Marie, elle dit :
"Il m'a sauvée ! Il m'a sauvée et Lui est mort ! Maintenant je voudrais
ne pas avoir été sauvée !"
C'est la Mère Douloureuse qui doit consoler cette
enfant guérie, mais restée d'une sensibilité morbide. Elle la console et la
fortifie en lui disant :
"Tu ne l'aurais pas connu et aimé et tu ne pourrais pas le servir
maintenant. Combien il y aura à faire dans l'avenir ! Et nous devrons agir,
puisque tu le vois... Nous sommes restées, et les hommes se sont enfuis.
C'est toujours la femme qui donne la vie.
Pour le Bien. Pour le Mal. Nous engendrerons la nouvelle Foi. D'elle nous
sommes remplies, déposée en nous par Dieu notre Époux. Et nous l'engendrerons
à la Terre, pour le bien du monde. Regarde, comme il est beau ! Comme il
sourit et mendie le saint travail que nous ferons ! Jeanne, moi je t'aime, tu
le sais. Ne pleure plus."
"Mais Lui est mort ! Oui, là il ressemble encore à un vivant. Mais
maintenant il n'est plus vivant. Qu'est le monde sans Lui ?"
"Il reviendra. Va, prie, attends. Plus tu croiras, plus tôt il
ressuscitera. C'est ma force cette croyance... Et seuls Dieu, Satan et moi,
nous savons quels assauts sont donnés à cette Foi dans sa Résurrection."
Haut
de page.
214> Jeanne aussi s'en va, mince et
penché comme un lys trop chargé d'eau. Mais après son départ, Marie retombe
dans son tourment.
"À tous ! À tous je dois donner la force. Et qui me la donne à moi
?"
Et elle pleure en caressant le Visage de l'image, car maintenant elle est
assise près du coffre sur lequel le Suaire est étendu.
614.10 – Joseph
et Nicodème
arrivent, et ils évitent aux femmes de sortir pour acheter de la myrrhe et de
l'aloès car ils en apportent des sachets. Mais leur force cède devant le
Visage imprimé sur la toile et devant le visage ravagé de la Mère.
Ils s'assoient dans un coin après l'avoir saluée et se taisent, sérieux,
funèbres... puis ils s'en vont. Et elle n'a plus la force de parler, mais à
mesure que descend le soir, qu'avance un amas de nuages étouffant, elle
devient davantage une pauvre créature déchirée. Les ombres du soir sont aussi
pour elle comme pour ceux qui souffrent, la source d'une plus grande douleur.
Les autres aussi deviennent plus tristes et en particulier Salomé, Marie
d'Alphée et Suzanne. Mais pour elles, arrive enfin le réconfort, car en
groupe viennent Zébédée, l'époux de Suzanne et Simon et Joseph d'Alphée. Les
deux premiers restent dans le vestibule pendant qu'ils expliquent que Jean
les a trouvés en passant par le faubourg d'Ophel. Les deux autres, de leur
côté, ont été trouvés errant dans la campagne par Isaac, se demandant s'ils
allaient revenir dans la ville ou aller trouver leurs frères qu'ils
supposaient à Béthanie.
614.11 – Simon
dit :
"Où est Marie ? Je veux la voir" et, précédé par sa mère, il entre et
embrasse sa parente affligée.
"Tu es seul ? Pourquoi Joseph n'est-il pas avec toi ? Pourquoi vous
êtes-vous quittés ? Encore une brouille entre vous ? Vous ne devez pas. Vous
voyez ? La raison du désaccord est morte !"
Et elle montre le Visage du Suaire.
Haut
de page.
215> Simon le regarde et pleure. Il dit
:
"Nous ne nous sommes plus quittés, et nous ne nous quitterons pas. Oui,
la raison du désaccord est morte, mais pas comme tu le crois. Elle est morte
car, maintenant. Joseph a compris... Joseph est dehors... et n'ose pas
venir..."
"Oh ! non. Je ne fais jamais peur et je ne suis que pitié. J'aurais
pardonné même au Traître, mais je ne puis plus : il s'est tué."
Et elle se lève. Elle marche courbée en appelant :
"Joseph ! Joseph !"
Mais Joseph, noyé de pleurs, ne répond pas.
Elle vient à la porte, comme elle l'avait fait pour parler à Judas et, en
s'appuyant sur le chambranle, elle tend l'autre main et la pose sur la tête
du plus âgé et du plus tenace de ses neveux. Elle le caresse et dit :
"Laisse-moi m'appuyer à un Joseph ! Tout était paix et sérénité tant que
j'ai eu ce nom comme roi dans ma maison. Puis mon saint est mort... et tout
le bien humain de la pauvre Marie est mort aussi. Il m'est resté le bien
surnaturel de mon Dieu et Fils... Maintenant je suis la Délaissée... Mais si
je puis être dans les bras d'un Joseph que j'aime, et tu le sais si je
t'aime, je me sentirai moins délaissée. Il me semblera revenir en arrière, et
pouvoir dire : "Jésus est absent, mais il n'est pas mort. Il est à Cana,
à Naïm pour des travaux, mais maintenant il revient..." Viens, Joseph.
Entrons ensemble là où Lui t'attend pour te sourire. Il nous a laissé son
sourire pour nous dire qu'il n'a pas de rancœur."
Joseph entre, et elle le tient par la main, et comme il la voit assise, il
s'agenouille devant elle, la tête sur ses genoux et il sanglote :
"Pardon ! Pardon !"
"Ce n'est pas à moi, c'est à Lui que tu dois le demander."
"Il ne peut me le donner. Sur le Calvaire, j'ai cherché à attirer son
regard. Il a regardé tout le monde, mais pas moi... Il a raison... Je
l'ai connu et aimé comme Maître trop tard. Maintenant, c'est fini."
"Maintenant cela commence. Tu iras à Nazareth et tu diras :
"Je crois". Ta croyance aura une valeur infinie. Tu l'aimeras avec
la perfection des apôtres de l'avenir qui auront le mérite d'aimer le Jésus
connu seulement par l'esprit. Le feras-tu ?"
"Oui ! Oui ! Pour réparer. Mais je voudrais entendre de Lui une parole
et je ne l'entendrai jamais plus..."
Haut
de page.
216> "Le troisième jour il
ressuscitera et il parlera à ceux qu'il aime. Tout le monde attend sa
Voix."
"Tu es bénie, toi qui peux croire..."
"Joseph ! Joseph ! Mon époux était ton oncle et il a cru à une chose qui
est encore plus difficile à croire que celle-ci. Il a su croire que la pauvre
Marie de Nazareth était l'Épouse et la Mère de Dieu. Pourquoi toi, neveu de
ce Juste et qui portes son nom, ne peux-tu croire qu'un Dieu puisse dire à la
Mort : "Suffit !" et à la Vie "Reviens !" ?"
"Je ne mérite pas cette foi, car j'ai été mauvais. J'ai été injuste avec
Lui. Mais toi... toi tu es la Mère. Bénis-moi. Pardonne-moi... Donne-moi la
paix..."
"Oui... Paix... Pardon... Oh ! Dieu ! Une fois j'ai dit : "Comme il
est difficile d'être les 'rédempteurs'
!. Maintenant je dis : "Comme il est difficile d'être la Mère du
Rédempteur !" Pitié, mon Dieu ! Pitié !...
614.12 – Va,
Joseph. Ta mère a tant souffert en ces heures. Réconforte-la... Je reste
ici... avec tout ce que j'ai de mon Enfant... Et mes larmes solitaires
t'obtiendront la Foi. Adieu, mon neveu. Dis à tous que je veux me taire...
réfléchir... prier... Je suis... Je suis une pauvre femme, tenue suspendue
au-dessus d'un abîme par un fil... Le fil, c'est ma Foi... Et votre manque de
foi, car personne ne sait croire totalement et saintement, heurte
continuellement ce fil... Et vous ne savez pas quelle fatigue vous m'imposez...
Vous ne savez pas que vous aidez Satan à me tourmenter. Va !..."
Et Marie reste seule...
Elle s'agenouille devant le Suaire. Elle baise le front, les yeux, la bouche
de son Fils et elle dit :
"Ainsi ! Ainsi ! pour avoir de la force... Je dois croire. Je dois
croire. Pour tous."
|