Le contexte de la conférence.
Cette conférence
fut la dernière que Maria Valtorta put donner dans le cadre de l’Action
catholique féminine de Viareggio.
"La dernière,
écrit-elle, celle où la crise d'angine de poitrine m'a coupée aux premiers
mots. Celle qui marque mon cloître. C'est le dernier jour où j'ai quitté la
maison. Alors moi aussi je suis allé au bûcher de la douleur".
Dans son Autobiographie,
elle détaille très longuement le contexte de cette dernière conférence et
amorce la parallèle entre le destin de Jeanne d’Arc qu’elle détaille dans sa
conférence et son destin propre, qu’elle pressent. Le parallèle est en effet
saisissant.
390> "La maman de Marta me donna à lire la vie de Galgani, une
de ses concitoyennes : c’était la “Grande Vie” écrite par le père
passionniste Germain de Saint-Stanislas. Elle voulait que je parle de Gemma à
l’une de mes conférences. Je le lui promis. J’avoue que je n’étais pas du
tout attirée par Galgani. Pour ce que j’en savais, elle me paraissait un peu
exaltée, née à une époque qui n’était pas la sienne, elle était en retard de
quelques siècles sur le moment où elle aurait dû naître. Je ne cessais de
dire : “Aujourd’hui la sainteté est différente. Ce genre de choses étaient
bonnes au Moyen-Age !” Mais en lisant sa vie, je changeais d’avis. Maria
de la Croix pouvait comprendre la Gemma
de Jésus, comme la Petite Violette de Jésus, la violette qui mourait de
nostalgie du soleil éternel, pouvait unir son léger parfum et sa petite tête
voilée de pénitence au parfum mystique et à la couronne d’étoiles, décorée
par les emblèmes de la passion, de la Passiflore du Christ.
Mais il me fallait d’abord parler de sainte Jeanne d’Arc. Elle était la
protectrice de la jeunesse féminine, il me fallait donc en parler. Et mes
camarades en avaient manifesté le désir. C’est pourquoi je la mis en tête de la liste des conférences à faire.
Cette année-là j’avais prévu de parler de Gemma, de la pucelle d’Orléans, des
bienheureuses et vénérables de la maison de Savoie, et d’alterner ces
conférences avec d’autres sur la bonne presse, dans lesquelles je me
promettais d’illustrer tel ou tel auteur, dont j’aurais ensuite distribué
trois livres à des membres de l’assistance tirés au sort. Ces livres bien
sûr, je les avais achetés à mes frais, à prix d’usine, grâce aux bons offices
d’une chère demoiselle, qui était autrefois athée et qui s’était convertie à
mes conférences. J’ai dit qu’elle avait été athée. Disons anticatholique.
C’est plus exact.
Mais cela m’effrayait un peu de devoir parler de sainte Jeanne d’Arc.
Pourquoi donc ? Parce que je sentais que lorsque j’aurais parlé d’elle
il me serait arrivé quelque chose d’irréparable. C’est pourquoi cela faisait
trois ans que je renvoyais cette conférence. D’où me venait cette
appréhension ? Je ne sais ! C’était l’un de ces nombreux avertissements que
mon psychisme percevait d’ailleurs. Je voulus faire fi de cet avertissement
et je me mis à préparer cette conférence. Je prévoyais de parler de Gemma la
fois suivante.
[…] 405> Mais je poursuis maintenant mon récit.
Je fixais dont ma conférence sur Jeanne d’Arc au 18 décembre 1932.
À l’église, ce matin-là, je me sentis un peu mal. Mais un peu plus tard,
grâce à des médicaments appropriés, cela allait déjà mieux. Et même j’en
étais heureuse car, habituellement, après une attaque angineuse, je
bénéficiais de quelques heures de répit. Et comme en été le ciel se dégage de
tout nuage quand l’orage est passé, il en était de même pour moi : après
mon... orage, j’avais le cœur mieux dégagé de toute palpitation.
Vers 10 heures je me rendis au siège de l’Association où je trouvais tout le
monde en grande agitation parce que M. le Curé venait d’être nommé
Monseigneur à la Cathédrale de Lucques, et aurait donc bientôt quitté notre
paroisse. Cette nouvelle ne me préoccupa pas outre mesure, car elle était
prévisible, ce n’était là que la juste récompense donnée pour un long travail
paroissial de la part de cet excellent prêtre.
En rentrant à la maison, à midi, je mangeais comme d’habitude : pas
beaucoup, mais avec goût.
À 15 heures, je me rendis à l’Institut Sainte-Dorothée où devait se tenir ma
conférence. À 15h30, je prenais la parole.
J’avais prononcé à peine quelques mots lorsque se déchaîna une attaque de
cœur si rapide que je fus sur le point de mourir. À la première contraction,
je m’arrêtais de parler en souriant, comme si je voulais laisser à quelques
dames, qui arrivaient en retard, le temps de prendre place.
406> J’espérais que mon cœur se serait contenté de cette première
contraction qui m’avait couverte de sueur glacée. Je souriais... mais mon
visage s’était altéré au point que la supérieure s’approcha de moi pour me
demander si je me sentais mal. “Ce n’est rien, lui répondis-je, ça va
passer”.
J’attendis quelques minutes. Je restais debout, héroïquement debout, pendant
que j’avais l’impression de sentir la mort souffler sur ma tête. Comme Jeanne
d’Orléans, je disais : “Sire Dieu, premier servi !” Mais Sire Dieu voulut
être servi par l’agonie de sa pauvre servante.
L’attaque se renouvela en s’accentuant si fortement que je dus accepter de
m’asseoir. Je ressemblais à un cadavre qui respire. Cela dura deux heures...
Savez-vous ce que cela signifie, deux heures d’un pareil martyre ? On vint à
mon secours. On m’amena à l’air libre... Je fixais mon regard sur la Madone
dont la statue semblait s’animer, en l’observant comme je le faisais, entre
des assauts convulsifs... et je regardais et j’embrassais mon crucifix...
Je ne voulus pas de docteur. Il m’aurait fait emmener à l’hôpital. En pareil
cas il n’y a qu’une chose à faire, c’est de vous hospitaliser, mais je ne
voulais pas, car je pensais à papa et maman. Je priais Dieu de ne point me
faire mourir comme ça. Je le lui demandais pour eux, pour leur épargner cette
inquiétude.
Mais en ce qui me concerne... ah ! comme je serais partie avec joie ! J’avais
communié ce matin-là. Et nous étions en pleine neuvaine de Noël... Comme cela
aurait été beau d’aller fêter Noël au Ciel ! Mais quel acte énorme d’égoïsme
cela aurait été... pensé-je maintenant. Cela n’avait rien de beau, c’était de
l’égoïsme. Aller au ciel pour Noël sans avoir connu la Passion ! D’abord, il
me fallait passer par la Croix, il me fallait connaître une longue, très
longue agonie sur la Croix ! Ensuite serait venue l’heure de la gloire dans
le paradis.
Enfin, à 17h45 je commençais à me sentir capable de rentrer à la maison. Et
j’y revins soutenue par deux amies charitables.
“Comme tu es en retard ! Tu es de plus en plus en retard ! Il est presque six
heures et nous n’avons encore rien pris”. C’est par ces mots que maman m’a
saluée. Maman était en train de causer avec une dame très âgée qui venait
presque chaque jour passer l’après-midi chez nous. Et nous avions l’habitude,
à 5 heures, de lui offrir du thé, du café, ou du chocolat. Et bien sûr,
c’était moi qui devais le préparer. Voilà pourquoi elle me reprochait d’avoir
tardé.
407> Vous imaginez avec quelles difficultés je me suis affairée à
la cuisine. Je mélangeais le chocolat, le versais dans les tasses et
l’amenais sur un plateau. J’étais à l’extrême de mes forces. Je m’assis sans
dire un mot. Je n’en avais pas la force.
La dame s’informa : “Beaucoup de monde ?”
“Enormément”. De fait la salle était comble.
“La conférence a été appréciée ? Voulez-vous me la lire ?”
“Elle a été très appréciée. Mais maintenant je suis fatiguée. Je vous la
lirai demain.”
“Mais qu’est-ce qui te prend ? Tu as l’air absente ! Tu es énervée ?” demanda
maman.
“Je me suis sentie mal, très mal. Regarde-moi, et tu le verras bien”.
“En effet, dit la vieille dame, j’ai tout de suite remarqué que vous aviez la
mine défaite, mais je ne disais rien pour ne pas vous impressionner...” Elle
était si gentille cette pauvre grand-mère !
Qu’aurait-elle fait si elle avait été ma mère ? Je suis sûre qu’elle m’aurait
soignée, servie, ce soir-là et aimée. Il n’en fut pas question. Maman acheva
de m’étourdir en me reprochant mon hypocrisie ; le fait de me taire dans
l’intention de lui dévoiler les choses peu à peu pour ne point l’effrayer
était pour elle un signe d’hypocrisie. Et elle me tourmenta en accusant
l’Association de tous les maux possibles et en me traitant de parfaite
idiote, parce que j’y allais, etc. Mais elle se garda bien de diminuer mes
tâches à la maison.
Après avoir préparé leur dîner — car à cette époque, déjà, je ne mangeais
jamais le soir —, débarrassé la table et fait la vaisselle, je me mis enfin
au lit. Grandes fièvres nocturnes, sensations d’étouffement, crampes et un
sentiment infini de mélancolie...
Je sentais “que mes voix ne m’avaient pas trompée”, comme disait la pu-celle
d’Orléans, et que si “ma mission venait de Dieu”, Jeanne d’Arc, dont j’avais
renvoyé la conférence pendant deux ans parce qu’une voix intérieure me disait
que ce jour-là il me serait arrivé quelque chose d’irréparable, avait
maintenu de son côté son engagement d’être celle qui m’aurait avertie à
l’heure de ma mise en prison, de mon supplice.
408> Plus de batailles ni de victoires à remporter, mais seulement
la prison et la souffrance. Plus d’étendard du Christ à agiter au-dessus des
foules, mais seulement la croix où il me fallait monter. Plus de flamme
d’apostolat public, mais seulement la flamme d’un bûcher de souffrance qui me
consume depuis onze ans sans jamais me consommer. Maintenant j’étais devenue
tout à fait Maria de la Croix. La sainte guerrière, qui a couronné à Reims le
faible Dauphin, venait me couronner de la couronne d’épines.
Lorsque l’on nous enlève notre chère tâche dans la vigne du Seigneur, on
souffre intensément. J’avais défendu à tout prix ma liberté d’œuvrer pour le
Seigneur. Et maintenant c’est lui qui me l’enlevait... Après on comprend le
grand honneur qui nous est fait lorsque Dieu nous témoigne de la sorte sa
confiance et son amour. Mais au début on souffre énormément. C’est l’une des
heures du Gethsémani qu’il nous est donné de vivre en premier au cours de
notre Passion. Ah ! Comme il nous est difficile de dire entre les larmes :
“Que ta volonté soit faite !”
Dans la nuit de souffrance physique, morale, spirituelle, aux côtés de maman
qui dormait béatement, n’ayant même pas la possibilité de pleurer
ouvertement, je me réfugiais dans le Christ, et lui, comme il avait fait avec
Catherine de Sienne, me dit : “Tu demandais de faire face et de punir
les défauts d’autrui au-dessus de toi et tu ne t’es pas aperçue que tu as
demandé amour, lumière et connaissance de la vérité, car je t’ai déjà dit que
l’amour était d’autant plus grand là où grandissait la souffrance et la
peine, en sorte que celui qui grandit dans l’amour grandit aussi dans la
souffrance”. Et comment aurais-je pu espérer grandir davantage dans l’amour
alors que Dieu me donnait son propre lit, son propre trône, son propre autel
: la croix ?
Après les premières heures d’angoisse, cette idée descendit en moi comme un
baume qui inonda mon âme et la rendit désireuse d’accomplir le sacrifice. “Ce
n’est pas celui qui dit : “Seigneur, Seigneur” qui entrera dans le Royaume
des cieux, mais celui qui fait la volonté de mon Père”.
409> En modifiant un peu le texte, il me semblait, que l’on pouvait
m’attribuer les paroles qui avaient été adressées à l’apôtre Pierre :
“Lorsque tu étais jeune tu mettais toi-même ta ceinture et tu allais où tu le
désirais. Lorsque tu seras vieux tu tendras la main et quelqu’un d’autre te
mettra la ceinture et te conduira là où tu ne voudrais pas”. Ainsi, entraînée
et encouragée par mon Maître, je tendais les mains pour prendre la croix que le
Père m’imposait, et aussitôt la maladie me vieillissait, je devenais
incapable de bien des choses, et je me trouvais à la merci de tous à cause de
mes besoins physiques, moraux et spirituels.
Ah ! Si les gens pouvaient se rendre compte combien la maladie nous laisse
désarmés entre les mains de tous, nous les pauvres malades qui dépendons
constamment de la bonne grâce d’autrui ! Des besoins physiques avec tout ce
que cela comporte d’avilissant. Des besoins moraux avec tout ce qui les
accompagne de mélancolie et de solitude, que si peu de gens savent soigner.
Des besoins spirituels avec toute la nostalgie qu’ils éveillent en nous à
l’égard des liturgies que nous ne verrons plus, pour les sacrements que l’on
nous donne avec une telle parcimonie, pour les maîtres spirituels qui nous
manquent, pour tellement de choses dont nous aurions besoin, tandis que les
épreuves s’accumulent et que la maladie crée en nous des tentations nouvelles
et de nouvelles faiblesses... Combien de choses y aurait-il encore à dire sur
la maladie ! Mais elles viendront sous ma plume à l’occasion. Je ne veux pas
aller trop vite.
Au matin, lorsque j’essayais de me lever à l’heure habituelle, ce fut
impossible. Je restais donc au lit jusqu’à 9 heures et j’y serais encore si
maman ne m’avait pas appelée et ordonnée péremptoirement d’aller acheter le
lait que la laitière n’avait pas apporté. Je me levais au prix d’une immense
fatigue. Mon cœur était dans des conditions épouvantables. La tête me
tournait, les jambes tremblaient, j’étais toute courbatue comme si on m’avait
fait subir une flagellation. Je descendis au rez-de-chaussée. J’avais la
respiration haletante et le cœur battait avec précipitation dans toutes mes
veines. Chaque marche que je franchissais me donnait l’impression que mon cœur
était plus lourd que jamais, et il se balançait comme si j’allais le
perdre".
Le style
Ce texte
emploie le style parlé avec ses éventuelles redites nécessaires à la
mémorisation des points importants. La ponctuation se fait par les
intonations de l’oratrice et non par la lecture, il faut parfois s’habituer à
cette contrainte.
Mais ce qui surprendra le lecteur, sur la forme, est la maîtrise du style
épique et cette constante de la narration qui ne s’attarde pas aux détails
historiques mais s’attache à rendre sensible le descriptif spirituel.
Pendant deux heures, Maria va donner cette conférence avec toutes les
douleurs d’une angine de poitrine.
LA CONFÉRENCE.
Haut de page.
III° année
Année
1932-1933
Notre Sire Dieu premier
servi !
Il faut besogner quand Dieu veut.
Travaillez et Dieu travaillera !
Ste Jeanne d’Arc
Jeanne
d’Arc
160> Quand, après de longues années de
misère et de douleur, après des périodes tourmentées et incertaines pendant
lesquelles toutes les énergies d'un peuple semblent éteintes et stagnantes et
toutes les vertus essentielles d'une lignée ont été brisées, l'heure de la
résurrection sonne. La puissance de Dieu éveille la créature souveraine
capable d'accomplir l'œuvre prophétique.
Amoureusement formée par l'Éternelle Bonté, dotée de tous ces dons
d'intelligence, d'audace, d'intuition qui lui sont indispensables pour
accomplir sa mission, elle bondit soudain hors de la foule amorphe qui avance
laborieusement sur son chemin sans but ni idéal. Comme une étoile
soudainement apparu dans un ciel sombre, la sublime créature se détache et
s'élève au-dessus de tous, elle devient la lumière de toute une lignée. Dans
sa volonté, elle unit toutes les aspirations confuses des masses, elle sait
leur donner une direction et une impulsion, et cette volonté et cette
impulsion elle les lance contre ses ennemis et ses destins adverses, et
combat, et gagne, et atteint le sommet idéal laissant dans l'histoire une
trace lumineuse, à l'humanité un exemple d'audace, à la nation un don de vie.
Heureux sont ces peuples, bénis de Dieu, qui dans les heures les plus
angoissées et troublées voient un sauveur jaillir de leurs rangs, et encore
plus heureux si au lieu d'entraver son chemin ils le suivent et l'aident de
leur consentement. Personnages lumineux, ils ont révélé l'ardeur de leur
pensée et l'audace de leur action sur toute une époque et une histoire, et
leur vie héroïque demeure comme avertissement et un socle, 161> comme un point de départ d'une
nouvelle période glorieuse, comme signe de rédemption, comme un phare
lumineux qui ne s'éteint pas lors de la survenance des tempêtes sociales.
En leur nom et pour leur nom, les nations entreprennent des œuvres de
puissance et devant leur silhouette les haines et les petites divisions
nationales se taisent, car la fascination du chef dure au cours des siècles
et ainsi, toujours plus claire, se révèle et brille sur les foules.
Cette haute destinée de rédemption d'une lignée est, en général, réservée aux
créatures viriles, puisque l'épée et la politique sont bien des attributs
masculins. Mais quand d'un peuple, que l'excès du bien-être ou l'oppression
de l'étranger ont dégradé et que les défaites ont démoralisé, la créature
géante ne peut plus surgir, alors la bienveillante Providence donne l'esprit
et le cœur, le bras et le sentiment masculins, à une femme inquiète, et fait
d'elle une meneuse de foules, une souveraine de peuples.
Soutenue et guidée par l'aide divine, la douce créature avance sur le chemin
que le Seigneur lui confie. Elle va, consciente et sereine, confiante et
tenace, surmontant les répugnances, affrontant des heures cruelles, pleurant
parfois en secret et dans le cœur, la douleur qu'elle doit nécessairement
supporter. Et dans les mains faibles l'épée guerrière ne faiblit pas. Elle
n’a pas la pensée troublée, elle n’a pas la foi qui s’amollit en l'âme
pieuse, mais plutôt, fixée au but. Elle continue sa mission et avance, avance
sur le chemin voulu par l'Éternel sans s'arrêter, sans peur bien que son
chemin soit une épreuve.
La femme chef de tout un peuple est bien sûr une figure rare, car son
ingéniosité la conduit plus facilement à être la conseillère de l'homme et de
son cœur, intermédiaire entre la terre et le ciel, mais bien que rare elle a
aussi existé et, dans les temps lointains ou proches, royaumes et peuples
durent leur libération, leur résurgence à l'héroïsme et à la ténacité
féminine. Tantôt ces intrépides sont des créatures cultivées et expertes dans
l'art de gouverner, des reines que le destin a très tôt rendues veuves ou
unies à un époux lâche ou déficient, des esprits déjà ouverts aux sciences
les plus difficiles. Plus souvent encore, ce sont des âmes ardentes d'amour
de la patrie et de la terre et de foi en Dieu, qui dans cet amour et dans
cette foi trouvent la lumière, la force, la solution nécessaire à chaque
défi.
162> Une figure
resplendissante, parmi celles-ci, est Jeanne d'Arc, un exemple unique de ce
que peut être la prompte réponse d'un cœur pur et pieux à la volonté suprême.
La question est de savoir si elle est française d'origine comme de naissance
ou si elle est d'origine italienne, comme l'ont suggéré de récentes études
historiques, venant d'une famille noble bolognaise que les luttes entre le
parti Bentivoglio et celui des Gozzadini avait
forcé à l’exil, perdant toute leur fortune.
Cependant, j'aime la considérer comme d’origine italienne, figure brillante
exprimée par notre race héroïque et poétique, audacieuse et mystique. Les
saints n'ont pas de patrie, il est vrai, car leur patrie est le paradis, mais
les fidèles ont une patrie et je saisis avec une grande satisfaction l'idée
de l'origine italienne de cette douce héroïne.
Ce qui est sûr, c'est que lorsqu'elle nait dans le petit village de Domrémy
dans le diocèse de Reims, dans cette Lorraine si sauvage dans ses montagnes
et si belle dans sa riche plaine, les siens étaient réduits à une honnête
pauvreté qui tirait du champ et du troupeau ce qui était nécessaire à la vie.
Dans la maison plus que modeste qu’entourait un potager, dans le petit
village blotti sur la colline verdoyante de frênes et de chênes parmi
lesquels se dressent les clochers pointus de la petite église de Sainte
Marguerite et du sanctuaire de Notre-Dame de Bermont où se dresse encore le
frêne ombrageant la fontaine des fées et où bruisse avec des soupirs qui
ressemblent à des mots la forêt de Chenu, dans toute la région, il semblait
et semble encore qu'un destin singulier se profile.
La Lorraine, terre inondée de sang au cours des siècles, semblait et semble
encore murmurer, avec le gargouillement de la Meuse blonde et le bruissement
des vieux chênes, des paroles de prophétie et de mystère comme un lointain
écho des anciens oracles proférés par prêtres païens.
Depuis des siècles, de telles prédictions de guerre et de paix n'étaient plus
prononcées dans les nuits lunaires entre la lueur des torches et la rougeur
du sang des victimes. L'empire de Rome d'abord, puis le christianisme,
avaient annulé le culte barbare druidique. Par des voix sans mensonges plus
puissantes, devait être confiée à ces bois une nouvelle prophétie de sang et
de victoire. La guerre et la paix seraient nécessaires pour en faire une
réalité comme la victime, l'holocauste innocent qui échouerait, immolé à ces
dieux humains qui ont pour nom ingratitude et envie, férocité, trahison,
égoïsme, infamie.
En 1412, lorsque Jeanne ouvrit ses yeux clairs et rieurs à la lumière, la
France, déchirée par des factions à l'intérieur, attaquée à l'extérieur par
ses ennemis les plus féroces, les Anglais, perdait chaque jour 163> une bande de terre et de son
meilleur sang et, passant d'un roi lâche à un roi dément, elle devint de plus
en plus une terre de conquête et de douleur. Pendant des années, Paris
n'avait pas eu de monarque dans ses murs, car il s'était réfugié dans des
endroits plus sûrs, et sa souveraineté était plus de nom que de fait, car il
lui manquait la bénédiction divine, la consécration, le sacre du Dauphin à
Reims, la ville berceau et le tombeau de la royauté de France.
Il faut garder à l'esprit l'état mental des foules de cette époque,
profondément croyantes et superstitieuses à la fois, pour qui le caractère
sacré du couronnement royal - effectué par un évêque sur l'autel de Dieu au
son des trompettes et des cloches qui annoncent à leurs sujets que le chrême
sacré a oint le front du souverain, et que le roi, l'épée tirée et la main
sur l'Évangile ouvert, a juré de protéger son peuple, - prit une importance
si grande et si forte qu'elle dépassa toutes les rancunes privées et
rassembla toutes les volontés pour en faire une barrière contre les forces
coalisées des ennemis et des malheurs. Dans un État désorganisé comme la
France de 1400, à la merci des pires fléaux depuis plus de cinquante ans, on
peut imaginer ce qu'étaient la misère et la terreur.
La nature autour de Domrémy était belle : la forêt ressemblait à une
cathédrale avec ses dômes d'émeraude et un sol fleuri. La fontaine chantait
si doucement, jaillissant du flanc de la montagne, battant sur la pierre qui
sonnait et bruissant parmi les herbes au pied du frêne centenaire. Lieu de
conte de fées que la populace croit habité par des fées et qu'une ancienne
légende dit être le point de départ d'une humble fille qui aurait sauvé la
France.
La forêt était belle, et le regard pur de Jeanne, une enfant blonde et
fleurie, s'y sera divertit pendant que le troupeau paternel broutait l'herbe
émeraude. Mais le pain était rare parce que les champs dévastés par les
soldats donnaient peu de grain, et le sommeil était troublé par les clameurs
de la guerre, les gémissements et les halètements des blessés. Triste était
la vie parmi tant de mères en deuil, parmi tant d'épouses veuves avant
l'heure, parmi tant d'orphelins. Redoutable était l'avenir parce que l'ennemi
avec le pain et la vie pouvait voler la nourriture de l'esprit : la foi,
étant l'envahisseur protestant et donc
opposé et ennemi de l'Église de Rome.
Lorsqu'une nation traverse des heures d'épreuve terrible, même les cœurs
innocents subissent le contrecoup, et l'esprit d'enfant mûrit avec précocité
tandis que le cœur effrayé se réfugie en Celui qui tout peut. 164> Il ne faut donc pas s'étonner si,
pensant au lendemain incertain, Jeanne, plus que des amusements heureux avec
ses pairs, aimait la verte solitude pour prier pour la paix à la terre de
France. La prière qu'un cœur innocent qui s’élève vers le ciel trouve une
réponse rapide sur le trône de Dieu. Sur les lèvres des enfants est la parole
agréable au Seigneur, et leurs petites mains levées et suppliantes sont les
meilleurs aimants pour attirer les bénédictions divines, les meilleures
défenses contre la douleur méritée. Il semblerait que, comme des encensoirs
balancés par une cohorte d'anges, leurs petites âmes ne soient dignes que
d'exhaler des parfums reconnaissants envers Dieu et parmi les innombrables
prières qui montent de la terre au ciel, - laissant derrière elles les
supplications des adultes alourdis par l'orgueil , de l'égoïsme, de la dureté
-, seules les leurs, pures et innocentes, peuvent s'élever rapidement comme
des flèches d'amour, ramassées par les armées angéliques, quelle plus belle
chose trouver pour offrir à l'Éternel. C'est l'innocence d'Abel, c'est la
simplicité des petits qui obtiennent souvent le miracle que l'on désirait en
vain.
Et de la prière confiante qui s'épanouit dans la solitude de son bois natal,
sera lentement passée au royaume délicieux de la fantaisie.
N'était-ce pas le coin que les gens appelaient les Fées ?
Peut-être que les fées descendent encore pour danser des chants de Noël sur
l'herbe fleurie ?
En chantant, disent les récits historiques, en chantant des chansons pieuses,
Jeanne, bergère de doux moutons, s'attardait près de l'arbre et de la
fontaine dite des fées, peut-être dans l'espoir secret et enfantin de voir
leur figure fugace et éthérée. Mais cette habitude innocente pèsera avec la
force d'une condamnation inexorable dans le procès injuste qui la condamnera
au bûcher en tant que sorcière.
Mais bien d'autres figures spirituelles, entourées de splendeurs d’un autre
monde, ont dû apparaître à ses yeux avides loin de la forêt et de la source,
loin du frêne magique bruissant dans les vents des collines.
L'innocence a conduit Jeanne à la prière confiante, la prière a conduit
Jeanne à la confiance, la confiance à la gloire, la gloire au martyre, le
martyre à Dieu.
Mais si cet arrêt enfant au frêne des Fées pèsera avec la force d'une
condamnation inexorable dans le procès inique qui s'est soldé par le verdict
qui l'envoie au bûcher comme une "sorcière", quel poids aura cette
condamnation sur ceux qui ont voulu la voir unie au diable et n'ont pas
reconnu ses paroles d'un autre monde et dans ses œuvres surhumaines,
l'origine de son pouvoir ? 165> Ce sont
les œuvres de l'homme qui dénoncent par quels esprits, l'esprit d'un homme
est possédé et dirigé. Celui qui a établi une union avec l'esprit du Mal ne
peut accomplir les œuvres du Bien, tout comme celui qui est possédé par le
Bien ne peut accomplir les œuvres du Mal.
Et les "voix" de Jeanne sont les voix de Bien. Seuls les juges
achetés du tribunal de Rouen, les ecclésiastiques influençables pour qui la
vie de Jeanne, si spirituelle qu'elle obtient la compagnie et la direction
d'un archange et de deux saints, est un reproche, peuvent avec douze chefs
d'accusation tenter de souiller l'innocente du titre de "sorcière".
Seuls les rationalistes modernes, fruits secs de notre époque qui est la
négation du surnaturel, peuvent classer Jeanne parmi les
"hallucinées".
Quand un phénomène ne s'explique pas, il est très facile de condamner, très
facile de railler, pour masquer cette incapacité.
Mais les "Voix" de Jeanne étaient et sont l'une des plus hautes
manifestations de cette communion des esprits qui lie le ciel et la terre
dans un cercle d'affection au centre duquel se trouve Dieu, le Tout-aimable
et Tout-aimé.
Les "voix" de Jeanne disent aux incroyants qu'il y a un au-delà,
ils disent aux faibles qu'il y a une Force, aux rationalistes qu'il y a une
science plus grande que la leur, aux cruels qu'il y a un Juge, aux bons qu'il
y a un Père. Surtout ils disent que Jeanne était une fille de Dieu et que
cette filiation, elle l’a augmentée à la perfection avec sa spiritualité que
ni la gloire humaine ni le malheur humain ne pouvaient corrompre et
affaiblir.
Certains se demanderont : "Pourquoi elle ?" Par la volonté
incontestable de Dieu qui cueille les âmes comme des fleurs pour son jardin,
peu nombreuses parmi les masses, généreuses, soucieuses de l'entendre et
prêtes à le suivre.
Jeanne, enfant pure, gaie et croyante, au seuil de l'adolescence, a son
premier appel surnaturel.
Le jardin paternel est baigné de lumière et emplis de sifflets et de
piaillements, le soleil de juin qui dore les récoltes et étale des touches de
couleurs sur les fruits pas mûrs des vergers, le remplit d'un souffle chaud
en cette heure pleine de midi. Un vent qui sent le blé mûr, les nids sous les
combles, remue les roseaux tremblants de la bordure qui frappent les rubans
des feuilles avec un bruit de soie froissée.
Une voix se fait entendre dans le vent : "Jeanne, sois bonne, va souvent
à l'église".
166> Les iris
clairs et sereins de Jeanne cherchent autour d’elle qui a prononcé ces mots.
Rien... Juste un éclair de lumière.
Est-ce le soleil sur le miroir de la rivière qui a créé cette splendeur
éphémère ou un être mystérieux et incorporel, formé uniquement par une
condensation de lumière, a-t-il survolé l'humble jardin ?
Jeanne ne sait pas. Mais elle obéit, prie et devient meilleure.
Une année passe et à nouveau, dans le jardin calme, une grande lumière brille
et dans la lumière que seul un miracle fait que l'œil l’accepte, trois
personnages apparaissent.
"Les visages avaient tous des flammes vives et des ailes d'or et l'autre
si blanche qu'aucune neige n'atteint ce degré" dirait Dante pour les
décrire.
L'un parle : "Jeanne, je suis Michel. Va chez le roi de France, chasse
les Anglais. Libère la France, fait couronner le roi à Reims.
Va, fille de Dieu, va. Moi et les saintes Marguerite et Catherine sommes avec
toi pour te guider".
Le roi, la guerre, les milices, les massacres. Des mots pleins d’effroi et de
souffrance. Elle, illettrée, ignorante de l'art politique et du commandement,
timide et modeste, fleur des champs habituée à conduire les doux troupeaux et
vivre entre la solitude du bois et le calme de la maison, elle, à la tête
d'une armée, une jeune fille sans défense contre tous les désirs, conductrice
d'un peuple sans autre sceptre que sa pureté, conseillère d'un roi sans autre
lumière que celle intérieure alimentée par son âme fidèle.
Et d'où lui viendra tant de force ? Devant le chemin singulier que lui
indique l'archange Michel et qui brille de sang et de douleur, le délicat
caractère féminin est consterné mais le cœur invincible, que même la flamme
ne pourra pas incinérer car il brûle d'une chaleur qui surpasse toutes les
autres. Elle remporte alors sa première bataille et dans le silence et le
secret de cette période initiatique qui dura six ans : de douze à dix-huit,
elle, sous la conduite des voix célestes, progresse dans la piété, dans la
prudence, dans la bonté de vivre afin que à l'heure des preuves, personne ne
puisse nier sa mission surnaturelle.
167> Les voix
célestes ne lui apprennent rien d'autre, car, plus que la science humaine
acquise dans les livres, pour réussir le combat, il faut une science
spirituelle qui soit lumière et guide. Rien d'autre, car, pour racheter les
cœurs et les âmes, plus que la force et la puissance, il faut une bonté qui
ne se lasse pas et ne se plie pas aux compromis confortables. Rien d'autre,
car, pour triompher des destinées adverses, plus que des armes il faut être
revêtu de force et de sérénité puisées dans des régions d’un autre monde vers
lesquelles on ne monte qu'avec les ailes de l'obéissance et du sacrifice.
Pendant six ans, Jeanne se prépare à sa mission. Ses voix, pendant six ans,
l'instruisirent sur la seule science vraiment utile : celle de l'esprit.
Pureté, obéissance, sacrifice pour en nourrir l'esprit afin que, parvenu à la
vie parfaite, il puisse guider la créature dans les embuches humaines.
Le cœur humain de Jeanne pleure sur son destin élevé, terrible, sublime. Mais
ce cri est comme de l'eau qui trempe l’acier en fusion.
La vie coule jour après jour comme le lin de la quenouille, les mois et les
années coulent comme la vague d'un fleuve inépuisable qui coule dans
l'éternité, la vie continue entre la maison et le potager, le bois et
l'église, entre la chapelle Notre-Dame de Bermont et le frêne plein pour elle
de voix mystérieuses. Suspendue entre terre et ciel, vivant deux vies, elle
sent se déchirer chaque jour un fil d'affection terrestre tenace et avec lui
un morceau de cœur tandis que la force de Dieu l'investit et pousse sur la
voie qui aura pour terme le martyre.
Sa dix-huitième année arrive dans une splendeur de beauté et de printemps, et
dans un dernier élan de volonté surnaturelle, ses saints la choisissent comme
une fleur de la paisible terre natale pour la lancer dans le tourbillon de la
lutte et de l'histoire. Pleine d'une nouvelle audace, elle, illettrée et
timide, a quitté l'habit rustique d'une bergère et s'est vêtue d'un costume
masculin. Avec les tresses blondes resserrées sous le couvre-chef, avec un
éclat impérieux dans les yeux clairs et la persuasion dans la voix rieuse,
tout seule et impuissante, elle se présente au seigneur de Baudricourt et
demande à être admise en présence du roi. Le rire méprisant du capitaine
bravache ne lui fait pas peur, de même que les offres galantes des chevaliers
séduits par son charme juvénile ne la dérangent pas. Plus rien ne lui fait
peur et le peuple, pour une de ces sympathies prophétiques et instinctives
des foules, applaudit cette fille qui dit vouloir rendre la paix à la France
au nom de Dieu.
Emmenée à Chinon où le Dauphin est réfugié, elle le reconnaît bien que caché
parmi les nombreux courtisans et, sans trouble, 168> le secoue de la paresse dans
laquelle il est tombé, l'incite à se battre, ravive en lui un éclair d'amour
patriotique et de dignité royale. Dieu veut la France libre de l'envahisseur,
rendue à son roi et à sa foi, en avant donc car "Sire Dieu doit toujours
être servi en premier et il faut s'occuper quand Dieu veut ! Travaillez et
Dieu travaillera avec nous". C'est l'audace des saints dans ces paroles,
des saints qui se sentent des instruments mus par Dieu et qui reconnaissent
que la main éternelle qui les guide ne peut se tromper. À elle l'épée et le
commandement, et au nom de Dieu elle gagnera ! Une audace sublime qui n'a pas
d'égal.
Depuis plus de soixante-dix ans la France est à la merci de l'ennemi et le
trône miné vacille, les capitaines incapables ne peuvent résister à l'ennemi
pressant et aux factions internes.
L'aide inattendue de ce messager de Dieu devait être accueillie avec joie.
Mais l'envie élève immédiatement la voix et commence son intrigue. Il insinue
au monarque tremblant que Jeanne doit être une sorcière, donc nuisible à sa
prétendue mission qui sera la ruine plutôt que le salut du pays. La jeune
fille est traduite devant une assemblée d'évêques et de théologiens. Elle
répond calmement à toutes les questions subtiles, et l'Esprit de Dieu est sur
ses lèvres. Une fois le soupçon vénéneux tombé, le groupe de lâches envieux
en suscite un autre encore plus inique. Sa pureté virginale est remise en
question et on la proclame unie avec le diable par un horrible mariage afin
d'atteindre son but. À la nouvelle épreuve, plus douloureuse que la première,
sa pureté triomphe, mais l’escadron sinistre en aurait trouvé bien d'autres
pour l'embrouiller et la faire tomber, car les petits hommes ne pardonnent
jamais à ceux qui, par leur stature morale, dominent les foules et,
incapables d'atteindre leur hauteur, ils cherchent par tous les moyens à les
entraîner dans la même poussière dans laquelle ils s'enroulent ennuyeux comme
des mouches, odieux comme des couleuvres rampantes.
Ceci et rien d'autre est la raison de certaines guerres impitoyables, sans
quartier, pendant lesquelles, utilisant tous les moyens licites ou illicites,
il n'y a pas de répit, où aucun repos ou repentir n'est connu, mais avec les
dents et les ongles, avec de la bave et avec du poison on mord, blesse,
empoisonne l'existence des meilleurs, coupables seulement d'être meilleurs,
supérieurs en bonté, intelligence, culture à la plus grande partie des gens.
Tout le monde, d'Abel au Christ, et du Christ à aujourd'hui, tous les bons,
les saints, les purs, les sages ont trouvé cette basse guérilla et ce poison
sur leur chemin, et ont dû se tenir sur le terrain répugnant 169> penchés sur la charité de Dieu et
essuyant avec des larmes la boue pestiférée et sale avec laquelle ils
essaient de corrompre et d'abrutir l'image divine très évidente en eux.
Et Jeanne l'a aussi trouvé dès les premiers pas de son chemin.
Mais le peuple, le peuple fatigué de la guerre et de l'oppression, est avec
elle et manifeste bruyamment dans les rues en demandant le chef et ne se
calme pas jusqu'à ce qu'elle apparaisse sur la place, vêtue d'une armure
d'argent, avec l'épée trouvée, selon l'indication céleste, sous l'autel de la
Vierge à Fierbois, l'épée qu'elle brandit dressée
sur le cheval noir qui piétine tandis qu'elle lance ses phrases incisives à
la foule comme des flèches enflammées, comme de la poix ardente.
Comme est loin la patrie, la verte forêt, le troupeau paternel ! Désormais,
plus de voix de fontaines et de murmures de feuillage, mais la clameur de la
guerre et les cris du peuple ; non plus le fuseau et la houlette dans la main
féminine, mais l'épée et la bannière blanche sur laquelle brille au soleil le
nom de Jésus et de Marie. Et le peuple, jusque-là séparé en partis et
factions, se rassemble, resserre les rangs, fusionne les énergies, de mille
cœurs fait un cœur, de mille volontés fait une seule volonté, de mille amours
fait un seul amour, et à l'idée de la petite ville natale substitue celle
d'une patrie toute aussi chère, de sorte que l'âme nationale française est
née juste sous son empire féminin pour lequel il est si doux de se battre.
Les Français, que les haines de village rendaient jadis ennemis les uns des
autres, se sont recomposés et ont retrouvé le visage adorable de la Patrie.
Et Jeanne, pour eux et en leur nom, se lance dans la lutte, suivie du peuple
armé et prêt à redresser la tête. Et sous son poing féminin si doux et si
ferme, si rigide dans la discipline, si audacieux dans le combat, si
suppliant dans la prière et inexorable dans la bataille, vole de victoire en
victoire.
Atteinte après une marche victorieuse, Orléans assiégée depuis plusieurs mois
et à bout de forces, avec la stratégie d'un vieux soldat, elle ouvre les
hostilités et, bien que blessée par un carreau d’arbalète, continue le combat
jusqu'à la défaite des troupes ennemies. Ses saints la regardent dans son
galop débridé derrière les hordes anglaises et bourguignonnes, et le sang
dégoulinant sur l'armure d'argent la décore de vifs rubis.
Lorsque l'ennemi a disparu des environs, belle comme un archange, Jeanne
entre dans la ville, épuisée et suivie des troupes et des citoyens. Encore
couverte de poussière et de sang, elle se rend à la cathédrale pour s'arrêter
en prière d’action de grâces et d’offrande au Dieu des armées.
170> Mais c'est
un moment de répit dans la course héroïque qui dure depuis des mois, un
moment près de la source de toute énergie. Et tandis qu'elle prie et adore,
les rangs de l'armée se gonflent de maintes épées qui reconnaissant en elle
l'envoyée de Dieu, jure de la suivre ou de mourir. Puis la marche triomphale
reprend. Les Anglais sont vaincus à Patay comme à Troyes, comme à Orléans,
comme en bien d'autres lieux, et partout où apparaît l'oriflamme blanche que
couronne le nom du Christ, la victoire plane sur le champ souillé du sang et
des épées.
Le 17 juillet Reims, ville sainte de France, est libérée. Le 18 dans la
glorieuse cathédrale, sous les arcades gothiques tendues vers le ciel comme
pour emporter avec elles les prières des mortels, près des tombeaux des
ancêtres, avec l'ancien cérémonial de St Rémy, le Dauphin est couronné roi
des Français sous le nom de Charles VII. Debout sur les marches de l'autel,
son épée nue, Jeanne, créée comtesse du Lys, s'élève ce jour-là au-dessus de
la forêt ondoyante des bannières, et sa tête blonde, que le casque ne cache
pas, brille comme déjà auréolée, mais dans les yeux clairs, toujours clairs
comme des morceaux de ciel, une larme se forme et tombe, suivie de beaucoup
d'autres et tombent sur l'armure d'argent. Jeanne pleure à l'heure du
triomphe.
Son esprit, désormais ouvert non seulement aux grandes "voix" mais
aussi aux murmures de l'au-delà, pressent qu'après ce moment de gloire humaine,
le martyre humain l'attend.
Elle pleure sur sa jeune vie si proche de la fin et de quelle fin !
Elle pleure de la nostalgie de sa mère lointaine, elle pleure parce qu'elle
prévoit que sa conquête sera inutile, inutile parce qu'elle est sans défense
contre ce roi qu'elle a ramené sur le trône.
Elle pleure sur la France qu'elle voit, dans l'immédiat et dans l'avenir
lointain, vouée de plus en plus à la décadence et à l'erreur.
Elle pleure sur les vivants et les morts.
Elle pleure parce qu'elle est une femme et, si ses saints la soutiennent dans
le combat et lui donnent un courage viril, le cœur viril est toujours féminin
et se plie parfois pressé par une vague de larmes.
Elle pleure surtout parce qu'elle sent qu'après avoir conquis sa Terre de
France, elle doit maintenant conquérir le Ciel de Dieu par une bataille
intime et surhumaine : la plus difficile de toutes les batailles faites
jusqu'à présent, et devra lutter contre le dépit des envieux, la surdité des
morts de l'esprit, la duplicité des bénéficiaires, 171> la cruauté des ennemis, la super
cruauté du peuple et du roi, qui ont tous eu d'elle et ne savent rien lui
donner dans la dernière heure sauf moquerie, indifférence, torture.
C'est la deuxième affliction de Jeanne dans sa vie héroïque de fleur
d'audace.
Il en reste deux autres, de plus en plus amers, devant le sourire béni et
éternel du Ciel.
Et la première, très proche désormais, sont les larmes les plus amères qui
seront versées lorsque Dieu aussi se taira, et avec Lui ses "voix".
Le cœur sera alors seul dans l'agonie et la douleur. Même Dieu se retire à
certaines heures, dans les plus profondes, dans celles qui pèsent le plus
lourd dans la balance éternelle.
Les âmes sont éprouvées dans ces heures de tourment, comme l'or dans le
creuset royal, et seules celles qui sont d'un caractère parfait en sortent
plus parfaites qu'avant.
L'action de Jeanne touche à sa fin, la mission pour laquelle elle a été
arrachée à ses bois de rêve est presque accomplie.
La France a reçu de l'humble et haute créature tous les dons : le Roi,
l'indépendance nationale, l'union du peuple, la résurrection de la foi, de la
valeur, de la pureté, mais avec l'égoïsme des bénéficiaires elle en réclame
encore un : Paris, et un autre sort la lui prépare sans que la France sache,
pour l'instant, ce qu'elle est et de quelle valeur elle est entourée.
En attendant l'holocauste qui se prépare et sera le chrême de l'âme
nationale, le peuple enivré de victoires, comme quelques mois auparavant il
était anéanti par les défaites, réclame la libération de Paris.
Qu'importe si celle qui lui a donné le triomphe signale qu'elle n'est pas
préparée au combat ? Qu'importe si l'armée est fatiguée et a besoin de repos
? Qu'importe si l'ennemi est écrasant et qu'il faut le prendre par surprise ?
Le peuple veut Paris, la nation veut Paris, et le roi est avec le peuple et
avec la nation ; et dans l'ombre, pendant ce temps, les courtisans, qui ont
toujours détesté Jeanne, qui détiennent déjà l'argent de la trahison dans
leurs mains, fomentent, avec toutes les ruses, la demande frénétique.
Et ce fut la bataille immature et ce fut la défaite et ce fut la trahison.
La trahison des siens, la trahison du roi.
Le roi et le peuple ont tout eu, maintenant il est
facile de vivre et de prospérer ; perdons donc l'instrument qui nous a donné
le bien-être et la couronne !
172> Sous les
murs de Compiègne, par une nuit noire comme les cœurs que l'envie ronge, la
trahison a lieu. Les siens l'arrêtent et la vendent aux ennemis, et le roi s’en
désintéresse, le roi qui, plus que tout autre, a pu constater la réalité de
la mission de la vierge guerrière, le roi laisse faire la terrible accusation
de sorcière lancée contre elle, et sorcière, à cette époque, signifiait la
mort sur le bûcher.
Et voici la prison de Jeanne ; seule, blessée, face à la meute en colère
d'ennemis étrangers et d'ennemis français, enfermée dans la boue humide et
sombre, menacée dans son honneur, accusée d'envoûtement. En vain elle tente
de contrer les douze accusations que lui portent les soixante et onze juges
du tribunal ecclésiastique, payés par ses ennemis quarante francs par jour
pour la perdre. Elle fait appel en vain au roi qui a tant reçu.
En vain, elle envoie une pétition au Pontife. Il ne reste plus de temps au
messager pour arriver à Rome.
Et Jeanne vit seule sa longue agonie de vivante, en bonne santé, de jeune
femme destinée à mourir. Et elle pousse son troisième cri.
Seule comme le Christ au jardin, plus seule que lui car personne ne descend
pour la consoler. Elle doit aussi lutter avec elle-même pour continuer à
croire que ses voix et ses saints étaient vraiment des "voix" et
des "créatures de Dieu". La lutte pour ne pas céder, car la prison
la conduit au doute, et la raison et la foi vacillent dans la triste
transformation.
Se battre pour ne pas nier, ne pas mentir, ne pas insulter Dieu et ses
saints. Luttez pour ne pas désespérer. Satan qui ne pourrait pas l'avoir
autrement, tente un dernier piège. Mais il ne gagnera pas car Jeanne
appartient à Dieu !
Pendant ce temps, sur la place du marché de Rouen le bûcher est levé car la
bête humaine a soif de sang, et au matin du 17 mai 1431, alors que toutes les
roses s’exhalent au soleil, et sur les troncs, que la guerre a foudroyés, de
nouvelles branches naissent, et que les bois sont pleins de nids, et que le
ciel sourit haut et pur, dix mille soldats anglais construisent un mur et un
bastion de lances autour du très haut bûcher et le roi, la France, le peuple
ne sait pas comment arracher de ce poteau, la jeune victime qui leur a donné
que du bien.
Grande, mince, blonde et blanche comme un lys, vêtue d'une tunique blanche,
pieds nus, avec des cheveux qui voilent ses douces épaules, Jeanne grimpe sur
la haute pile de fagots et s'appuie contre le tronc qui la domine, tandis que
les cordes rapidement la serrent et que déjà la torche est fumante au pied du
bûcher. Tout à l'heure dans la cellule humide, après un an de privation, le
prêtre est revenu vers elle avec le sacrement divin et avec lui maintenant,
ses "voix" reviennent au bûcher et sèchent ses dernières larmes.
173> Parmi les
flammes qui sentent la forêt et qui lui rappellent l'odeur des bois de son
enfance et du foyer domestique, l'odeur du four où le pain fait par sa mère
sort chaud et bon car c'est un don de Dieu, elle se réjouit et revoit les
esprits surnaturels. C'est la joie, la paix, la certitude d'être sauvé, c'est
la gloire éternelle qui les accompagne.
Et alors, au milieu des cris stridents de la flamme avide de brûler sa chair,
elle voit scintiller le visage du "Seigneur Dieu, toujours le premier
servi", et l'âme va vers lui, flamme parmi les flammes, flamme vers la
Flamme, avec le dernier cri : "Jésus, Jésus, Jésus".
Seigneur ! Je ne suis pas un apologiste qui veut élargir les forces humaines
des héros au-delà de l'humain. Par conséquent, j'accepte et je crois ce que
les historiens contemporains disent du dernier moment de la Pucelle
d'Orléans, c'est-à-dire comment, malgré sa résignation et sa force, elle
ressentit de la répulsion pour la mort atroce qui l'attendait et pleura à la
dernière heure, se réfugiant dans le Christ, son seul amour et sa seule
consolation.
Tant d'enseignements nous ont été laissé par la fille pure et héroïque avec
son amour, sa pureté, son obéissance, avec son sens du devoir et sa
promptitude à l'accomplir, avec l'humilité du cœur, avec un héroïsme poussé
jusqu'au martyre, avec un patriotisme qui fait d’elle la rédemptrice de la
France et la gardienne de la foi chrétienne en elle, la sauvant de la réforme
protestante. Elle nous apprend à vivre et à bien vivre de manière chrétienne
dans les divers états auxquels Dieu nous destine. Elle nous apprend à rester
fidèles à notre mission, même si chaque mission est croix et calvaire avant
de devenir résurrection et béatitude. Elle nous apprend à regarder vers le
ciel pour avoir la lumière et le réconfort dans toutes les luttes et
décisions, mais quand sa vie, sa vocation sont pratiquement terminées et
qu’elle n'est plus qu'une pauvre enfant tremblante sur le bûcher, elle, avec
son cri et ses pleurs, nous enseigne à bien mourir.
Cri humain et compréhensible qui la rapproche de notre pauvre humanité faible
et douloureuse et fait d'elle notre sœur dans la souffrance mortelle qui nous
fait souvent vaciller et sangloter devant les douleurs évidentes ou secrètes
que chaque âme rencontre sur son chemin.
Dans ce cri est l'amour et la nostalgie de la lointaine caresse maternelle
désirée en vain à l'heure suprême, il y a la vision du toit natal, des
frères, des jours paisibles, il y a l'amertume de la trahison et de
l'abandon, et la pitié pour les bourreaux et les oublieux. Et ce cri qui
n'est pas le désespoir, qui n'est pas la rébellion, nous enseigne et nous
avertit pour les heures les plus profondes de la vie.
174> Ceci nous
dit la vanité des récompenses humaines, la fugacité des honneurs humains, la
souffrance de ceux qu'une volonté divine entraîne à l'action qui n'est pas,
n'est pas, croyez-le, semée d'honneurs et de roses mais semée d'une amertume
épineuse.
Ce cri que personne, sauf la flamme, ne voit et ne sèche, nous dit comment à
l'heure où l'âme se tord sur un bûcher parfois plus atroce que celui du bois
brûlant pour ne pas désespérer, pour ne pas se rebeller, pour ne pas renier
sa mission ou comme vierge ou comme épouse ou comme mère ou comme apôtre, il
faut se réfugier dans le Christ, dans le Christ l'ami, dans le Christ
consolation, dans le Christ la force, dans le Christ amour, en Christ paix et
béatitude de l'âme héroïquement fidèle.
18-12-1932
La
dernière, celle où la crise d'angine de poitrine m'a coupée aux premiers
mots. Celle qui marque mon cloître.
C'est le dernier jour où j'ai quitté la maison.
Alors moi aussi je suis allé au bûcher de la douleur.
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