Vision
du vendredi 24 août 1945
243> Dans une suite de collines
sur lesquelles se déroule le chemin qui va à Nazareth, en profitant de
l'ombre des oliveraies et des vergers qui recouvrent en grande partie cette
région fertile et cultivée, Jésus se dirige vers Nazareth.
Pourtant, arrivé à un carrefour où on croise la route pour Ptolémaïs, il
s'arrête et dit : "Arrêtons-nous près de cette maison où je me suis
arrêté d'autres fois, prenons notre repas et, pendant que le soleil poursuit
sa course, restons unis avant de nous séparer de nouveau. Nous, en allant
vers Tibériade, ma Mère et Marie à Nazareth,
et Jean avec Hermastée à Sicaminon."
Ils se dirigent à travers une oliveraie vers une maison de paysans large et basse,
ornée de l'inévitable figuier et enguirlandée par les festons d'une vigne qui
monte le long du petit escalier pour étendre ensuite ses branches sur la
terrasse.
"La paix soit avec vous. Me voici de nouveau."
"Viens, Maître, ta présence est toujours bienvenue. Que Dieu te rende la
paix, à Toi et aux tiens" répond un homme âgé qui traversait la cour
avec une brassée de branchages. Et puis il appelle : "Sara !
Sara ! C'est le Maître avec ses disciples. Ajoute de la farine à ton
pain !"
Il sort d'une pièce une femme toute blanche de farine qu'elle tamisait car
elle a encore à la main le tamis avec les repasses à l'intérieur, et elle
s'agenouille en souriant devant Jésus.
"Paix à toi, femme. Je t'ai amené la Mère comme je l'avais promis. La
voici. Et elle c'est sa belle-sœur, mère de Jacques et de Jude. Où sont Dina
et Philippe ?"
La femme, après avoir salué les deux Marie, répond : "Dina a eu
hier sa troisième petite fille. Nous sommes un peu tristes car il ne nous a
pas été donné d'avoir un petit-fils, mais contents tout de même, n'est-ce pas
Mathatias ?"
"Oui, parce que c'est une belle petite fille et c'est toujours notre
sang. Nous allons te la faire voir. Philippe est allé reprendre Anna et Noémi
chez ses parents, mais il sera bientôt de retour."
La femme retourne à son pain pendant que l'homme, après avoir mis les
branches, dans le four, s'occupe de ses hôtes en leur donnant des sièges et
du lait frais tiré pour ceux qui en veulent, des fruits et des olives pour
ceux qui les préfèrent.
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244> Le rez-de-chaussée est frais et ombragé, large comme il
est, ouvert sur le devant et l'arrière de la maison, avec les deux portes
ombragées l'une par un figuier puissant, l'autre par une grande haie de
fleurs étoilées, sortes de tournesols pour la forme mais moins grands qu'eux
pour les corolles. Une grande clarté, couleur d'émeraude, entre ainsi dans la
grande pièce, soulageant les yeux fatigués par une lumière solaire excessive.
Il y a des bancs et des tables dans la grande pièce qui est peut-être celle
où les femmes filent et tissent et où les hommes réparent les outils agricoles,
ou bien abritent les provisions de farine et de fruits, comme le font penser
des soliveaux hérissés de crochets et des tablettes disposées sur des
consoles en plus des longues caisses de bois le long des murs. Des étoupes
floconneuses de lin ou de chanvre semblent des tresses défaites le long du
mur blanchi à la chaux, et un tissu rouge feu, étendu sur un métier resté
découvert, semble égayer toute l'ambiance par sa couleur pompeuse et riante.
La maîtresse de maison revient, après en avoir fini de faire son pain, et
demande aux hôtes s'ils veulent voir la nouveau-née.
Jésus répond : "Certainement, je vais la bénir." Marie, de son
côté, se lève et dit : "Je vais saluer la mère." Toutes les
femmes sortent.
"On est bien ici" dit Barthélemy qui visiblement est très fatigué.
"Oui, il y a l'ombre et le silence. Nous allons finir par nous
endormir" confirme Pierre déjà à demi-assoupi.
"D'ici trois jours, nous serons pour longtemps dans nos maisons. Vous
vous reposerez, car vous irez évangéliser dans les environs immédiats de
Capharnaüm" dit Jésus.
"Et Toi ?"
"Moi, je resterai à Capharnaüm presque toujours avec des séjours à Bethsaïda. Et j'évangéliserai ceux qui me rejoignent là. Puis, au
début de la lune de Tisri, nous reprendrons nos voyages. Le soir, cependant, je
continuerai à vous perfectionner..."
Jésus se tait, voyant que le sommeil rend ses paroles inutiles. Il sourit en
secouant la tête, en regardant le groupe de personnes que la fatigue a
épuisées et qui, dans des poses plus ou moins commodes, se laissent aller au
sommeil. Le silence de la maison et de la campagne ensoleillée est complet.
On dirait un lieu enchanté. Jésus se met sur le seuil de la porte, près de la
haie fleurie, et il regarde à travers les branches les douces collines de
Galilée rendues toutes grises par les oliviers immobiles.
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245> Un léger bruit de pas qu'accompagne la plainte
incertaine de nouveau-né résonne au-dessus de sa tête. Jésus lève son visage
en souriant à sa Mère qui descend, portant dans ses bras un petit paquet tout
blanc d'où émergent trois petites choses rouges : une petite tête et
deux petits poings qui s'agitent.
"Regarde, Jésus, quelle belle enfant ! Elle te ressemble un peu
quand tu avais un jour. Tu étais blond comme cela, au point de paraître sans
cheveux s'ils ne s'étaient dès ce moment soulevés en légères boucles, comme
un flocon de nuage, et tu étais ainsi comme une rose pour le teint. Et
regarde, regarde, maintenant qu'elle ouvre ses petits yeux dans cette ombre
et qu'elle cherche le sein, elle a tes yeux bleu foncé...Oh !
chérie ! Mais moi, je n'ai pas le lait, petite, petite rose, ma petite
tourterelle !" et la Madone berce la petite qui apaise son
vagissement en un vrai gargouillis de petite tourterelle, et s'endort.
"Maman, c'est ainsi que tu faisais avec Moi ?" demande Jésus
qui regarde sa Mère bercer la petite, en appuyant sa joue sur la petite tête
blonde.
"Oui, Fils. Mais à Toi Je disais : "Mon petit agneau".
Elle est belle, n'est-ce pas ?"
"Elle est belle et robuste. La mère peut en être heureuse" approuve
Jésus, penché Lui aussi pour regarder le sommeil de l'innocente.
"Par contre, elle ne l'est pas... Le mari est fâché parce que tous ses
enfants sont des filles. C'est vrai qu'avec les champs que nous avons, il
vaut mieux des garçons, mais ce n'est pas la faute de notre fille..."
dit en soupirant la maîtresse de maison, qui vient d'arriver.
"Ils sont jeunes. Ils s'aiment et auront aussi des garçons" dit
avec assurance le Seigneur.
"Voici Philippe... maintenant il va faire sombre…" dit la femme,
troublée. Et elle dit plus fort : "Philippe, il y a le Rabbi de
Nazareth."
"Très heureux de le voir. Paix à Toi, Maître."
"Et à toi, Philippe. J'ai vu ta belle petite. Je suis même encore en
train de la regarder car elle mérite des compliments. Dieu te bénit en te
donnant de beaux enfants, sains et bons. Tu dois Lui en être reconnaissant...
Tu ne réponds pas ? Tu sembles fâché..."
"J'espérais avoir un garçon, moi !"
"Tu ne voudras pourtant pas me dire que tu es injuste en accusant
l'innocente d'être une fille, et encore moins en te montrant dur envers ton
épouse ?" demande Jésus avec sévérité.
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246> "Moi, je voulais un garçon ! Pour le Seigneur
et pour moi !" s'écrie Philippe, fâché.
"Et c'est par l'injustice et la révolte que tu crois l'obtenir ? Tu
as lu peut-être la pensée de Dieu ? Es-tu plus que Lui pour Lui
dire : "Fais ainsi, car c'est juste" ? Cette femme qui
est ma disciple n'a pas d'enfants et elle est arrivée à me dire :
"Je bénis ma stérilité qui me donne des ailes pour te suivre". Et
elle, mère de quatre garçons, aspire au moment où tous les quatre ne lui
appartiendront plus. Est-ce v:rai, Suzanne et Marie ? Tu les entends ?
Et toi, marié depuis peu d'années à une femme féconde, béni par trois boutons
de rose qui demandent ton amour, tu es fâché ? Avec qui ? Pourquoi
? Tu ne veux pas le dire ? Moi, je te le dis : parce que tu es un
égoïste. Quitte tout de suite ta rancœur, ouvre les bras à cette enfant qui
est née de toi et aime-la. Allons ! Prends-la !" et Jésus
prend le paquet de lin et le met dans les bras du jeune père. Jésus
reprend : "Va auprès de ta femme qui pleure, et dis-lui que tu
l'aimes. Ou bien Dieu vraiment ne te donnera jamais à l'avenir de garçon. Je
te le dis. Va !..."
L'homme monte dans la chambre où se trouve son épouse. "Merci,
Maître !" dit tout bas la belle-mère. "Lui, depuis hier, était
très cruel..."
L'homme redescend après quelques minutes et dit : "Je l'ai fait,
Seigneur. La femme te remercie et elle dit de te demander le nom de la petite
car... car je lui avais destiné un nom trop déplaisant dans ma haine
injuste..."
"Appelle-la Marie. Elle a bu des larmes amères avec la première goutte
de lait, amères aussi à cause de ta dureté. Elle peut s'appeler Marie, et
Marie l'aimera. N'est-ce pas, Mère ?"
"Oui, pauvre petite. Elle est si gracieuse et sûrement elle sera bonne
en devenant une petite étoile du Cie !"
Ils reviennent dans la pièce où les apôtres fatigués dorment d'un lourd
sommeil, sauf l'Iscariote qui semble sur les épines.
"Tu voulais me voir, Judas ?" demande Jésus.
"Non Maître, mais je n'arrive pas à dormir et je voudrais sortir un
peu."
"Qui t'en empêche ? Moi aussi je sors. Je monte sur ce petit
coteau. Il est tout ombragé... Je me reposerai en priant. Veux-tu venir avec
Moi ?"
"Non, Maître. Je te troublerais car je ne suis pas en état de prier.
Peut-être... peut-être je ne me sens pas bien et cela me trouble..."
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247> "Reste, alors. Je ne force personne. Adieu. Adieu,
femmes. Mère, quand Jean d'Endor se réveillera, envoie-le-moi, tout
seul"
"Oui, Fils. La paix soit avec Toi."
Jésus sort. Marie et Suzanne se penchent pour regarder l'étoffe sur le
métier. Marie s'assied, les mains sur les genoux. Peut-être prie-t-elle, elle
aussi.
Marie d'Alphée se lasse vite
de regarder le travail. Elle s'assoit dans le coin le plus sombre et s'endort
rapidement. Suzanne
pense bien à l'imiter. Restent éveillés
Marie et Judas. L'une toute recueillie en elle-même, l'autre qui la regarde,
les yeux bien ouverts sans jamais la perdre de vue.
Enfin il se lève et s'approche d'elle lentement, sans faire de bruit. Je ne
sais pourquoi, mais malgré son indéniable beauté, il me fait penser à un
félin ou un serpent qui s'approche de sa proie. Peut-être est-ce l'antipathie
que j'ai pour lui qui me fait voir sournois et cruel même son pas... Il
appelle à voix basse : "Marie !"
"Que veux-tu de moi, Judas ?" demande doucement Marie et elle
le regarde de son œil très doux.
"Je voudrais te parler…"
"Parle. Je t'écoute."
"Pas ici... Je ne voudrais pas qu'on m'entende... Ne pourrais-tu sortir
un peu, là dehors ? Là aussi il y a de l'ombre..."
"Allons-y donc. Mais, tu vois... Tout le monde dort... Tu pouvais parler
aussi ici" dit la Vierge. Pourtant elle se lève et sort la première en
s'appuyant à la haute haie fleurie.
"Que veux-tu de moi, Judas ?" demande-t-elle de nouveau en fixant d'un regard
pénétrant l’apôtre qui se trouble un peu et semble avoir du mal à trouver les
mots. "Tu te sens mal ? Ou bien tu as fait du mal et tu ne sais
comment le dire ? Ou encore tu te sens sur le point de mal agir et il
t'est pénible d'avouer que tu es tenté ? Parle, fils. Comme j'ai soigné
ta chair, je soignerai ton âme. Dis-moi ce qui te trouble, et si je peux, je
te rendrai la sérénité. Si je ne pour- rai toute seule, je le dirai à Jésus.
Même si tu avais beaucoup péché, Lui te pardonnera si je Lui demande pardon
pour toi. Vrai- ment Jésus aussi te pardonnerait tout de suite... Mais
peut-être, à Lui, le Maître, tu as honte de t'adresser. Je suis une mère...
Tu n'as pas honte de t'adresser à moi..."
"Oui. Je n'éprouve pas de honte parce que tu es mère et tellement bonne.
Tu es vraiment la paix parmi nous. Moi... moi, je me sens très troublé. j'ai
un très mauvais caractère, Marie. Je ne sais ce que j'ai dans le sang et dans
le cœur... De temps en temps je ne sais plus leur commander... et alors je
ferais les choses les plus étranges... et les plus mauvaises."
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248> "Même avec Jésus tout près, tu ne réussis plus à
résister à celui qui te tente ?"
"Même alors. Et j'en souffre, crois-le. Mais c'est ainsi. Je suis un
malheureux."
"Je prierai pour toi, Judas."
"Cela ne suffit pas."
"Je ferai prier sans dire pour qui est la prière que je demande aux justes."
"Ce n'est pas suffisant."
"Je ferai prier les enfants. Il y en a tant qui viennent chez moi, dans
mon jardin, comme des oiseaux qui cherchent du grain. Et le grain, ce sont
les caresses et les paroles que je leur donne. Je parle de Dieu... Et eux,
innocents, préfèrent cela aux jeux et aux histoires. La prière des enfants
est agréable au Seigneur."
"Jamais autant que la tienne, mais cela ne suffit pas encore."
"Je dirai à Jésus de prier le Père pour toi."
"Cela ne suffit pas encore."
"Mais il n'y a rien de plus que cela ! La prière de Jésus triomphe
même des démons..."
"Oui, mais Jésus ne prierait pas toujours et j'en reviendrais à être
moi... Jésus ne cesse de le dire, il s’en ira un jour. Je dois penser au
moment où je serai sans Lui. Jésus, maintenant, veut nous envoyer
évangéliser. J'ai peur de m'en aller avec cet ennemi qui est le mien, que je
suis moi-même, pour répandre la parole de Dieu. Je voudrais être formé pour
cette heure."
"Mais, mon fils, si Jésus Lui-même ne réussit pas, qui veux-tu qui le
puisse ?"
"Toi, Mère ! Permets-moi de rester un peu de temps avec toi. Les
païens et les courtisanes y sont restés. Je peux y rester moi aussi. Si tu ne
veux pas que je reste pendant la nuit là où tu vis, j'irai dormir chez Alphée
et chez Marie de Cléophas, mais la journée, je la passerai avec toi, avec les
enfants. Les autres fois j'ai cherché à agir par moi-même et cela a été pire.
Si je vais à Jérusalem, j'ai trop d'amis mauvais, et dans les conditions où
je me trouve, quand cela me prend, je deviens leur jouet. ..Si je vais dans
une autre ville, c'est la même chose. La tentation de la route m'enflamme en
même temps que celle que j'ai déjà. Si je vais à Kériot, près de ma mère, l'orgueil me rend esclave. Si je vais
dans la solitude, le silence me déchire par les voix de Satan. Mais, chez
toi... Oh ! chez toi, je sens que ce sera différent !...
Permets-moi de venir !
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249> Dis à Jésus qu'il me l'accorde ! Veux-tu que je me
perde ? As-tu peur de moi ? Tu me regardes avec le regard d'une
gazelle blessée qui n'a plus la force de fuir devant ceux qui l'assaillent.
Mais je ne t'offenserai pas. j'ai une mère, moi aussi... et je t'aime plus
que ma mère. Aie pitié d'un pécheur, Marie ! Regarde : je pleure à
tes pieds... Si tu me repousses, ce peut être ma mort spirituelle..." et
Judas pleure réellement aux pieds de Marie qui le regarde d'un regard de
pitié et d'angoisse mêlées de peur. Elle est très pâle.
Mais pourtant elle fait un pas en avant car elle s'était presque enfoncée
dans la haie pour fuir Judas qui s'approchait trop, et elle met la main sur
les cheveux bruns de l'Iscariote. "Tais-toi! Qu'on ne t'entende pas. Je
parlerai à Jésus et si Lui le veut... tu viendras
dans ma maison. Je ne me soucie pas du jugement du monde. Il ne blesse pas
mon âme et ce serait seulement d'être coupable moi envers Dieu que
j'aurais horreur. La calomnie me laisse indifférente. Mais je ne serai pas
calomniée parce que Nazareth sait que sa fille n'est pas un scandale pour sa
ville. Et puis, advienne que pourra, je tiens à ce que tu te sauves en ton
esprit. Je vais trouver Jésus. Reste en paix." Elle s'enveloppe dans son
voile, blanc comme son vêtement, elle s'en va rapidement par le sentier qui
mène à un petit coteau couvert d'oliviers.
Elle cherche son Jésus et le trouve absorbé dans une méditation profonde.
"Fils, c'est moi... Ecoute-moi !"
"Oh ! Maman ! Tu viens prier avec Moi ? Quelle joie, quel
soulagement tu me donnes !"
"Quoi, mon Fils ? Tu es fatigué en ton esprit ? Triste ?
Dis-le à ta Mère !"
"Fatigué, tu l'as dit, et affligé. Non pas tant par la fatigue et les
misères que je vois dans les cœurs, que de voir que ne changent pas ceux qui
sont mes amis. Mais je ne veux pas être injuste envers eux. Un seul me
fatigue et c'est Judas de Simon..."
"Fils, je venais t'en parler..."
"Il a fait du mal ? Il t'a causé de la douleur ?"
"Non. Mais il m'a fait la peine que j'aurais en voyant quelqu'un très
infecté... Pauvre fils ! Comme son esprit est malade !"
"Et tu en as pitié ? Tu n'en as plus peur ? Autrefois tu en
avais peur..."
"Mon Fils, ma pitié est encore plus grande que ma peur. Et je voudrais
t'aider, Toi et lui, à sauver son esprit. Tu peux tout, et tu n'as pas besoin
de moi. Mais tu dis que tous doivent coopérer avec le Christ au rachat... et
ce fils a tellement besoin de rédemption !"
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250> "Que dois-je
faire de plus que ce que je fais pour lui ?"
"Tu ne peux pas faire plus, mais tu pourrais me laisser faire. Il m'a
prié de lui permettre de rester dans notre maison, car il lui semble que là
il pourra se délivrer de son monstre... Tu secoues la tête ? Tu ne veux
pas ? Je le lui dirai..."
"Non, Maman. Ce n'est pas que je ne
veuille pas. Je secoue la tête parce que je sais que c'est inutile. Judas est
comme quelqu'un qui se noie et qui, bien qu'il sente qu'il se noie, repousse
par orgueil la corde qu'on lui envoie pour le ramener à la rive. Parfois,
pris par la terreur de se noyer, il cherche et appelle à l'aide, il s'y
cramponne... et puis, repris par l'orgueil, il lâche la corde, la repousse,
veut se tirer d'affaire tout seul... et il s'enfonce toujours plus dans l'eau
fangeuse qui l'engloutit. Mais pour qu'on ne dise pas que j'ai laissé un
remède sans l'essayer, qu'on fasse encore cet essai, pauvre Maman... Oui,
pauvre Maman qui te soumets, pour l'amour d'une âme, à la souffrance d'avoir
tout près... quelqu'un qui te fait peur"
"Non, Jésus. Ne dis pas cela. Je suis une pauvre femme car je suis
encore sujette aux antipathies. Reproche-le-moi. Je le mérite. Je ne devrais
avoir de répulsion pour personne, par amour pour Toi. Mais je ne suis pas
pauvre pour autre chose. Oh ! si je pouvais te rendre Judas
spirituellement guéri ! Te donner une âme, c'est te donner un
trésor, et qui donne des trésors n'est pas pauvre. Fils !... Je vais
dire à Judas que oui, tu le permets ? Tu l'as dit : "Il
viendra un temps où tu diras : 'Comme il est difficile d'être la Mère du
Rédempteur' ". Je l'ai déjà dit une fois... pour Aglaé...
Mais qu'est- ce jamais qu'une fois ? L'humanité est si nombreuse !
Et tu es le Rédempteur de tous. Fils !... Fils !... Comme j'ai tenu
dans mes bras le bébé pour que tu lui donnes ta bénédiction, laisse-moi
prendre Judas dans mes bras pour l'amener à ta bénédiction..."
"Maman... Maman il ne te mérite pas..."
"Mon Jésus, quand tu hésitais à donner Margziam à Pierre, je t'ai dit que cela l'aurait épanoui.
Tu ne peux pas dire que Pierre n'est pas devenu un autre homme, depuis ce
moment... Laisse-moi faire avec Judas."
"Qu'il en soit comme tu veux ! Et que tu sois bénie pour ton
intention d'amour envers Moi et envers Judas ! Maintenant prions
ensemble, Maman. C'est si doux de prier avec toi !..."
...Le crépuscule est à peine commencé quand je vois le départ de la maison
qui les a reçus.
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251> Jean d'Endor et Hermastée font leurs adieux à Jésus tout de suite après
avoir rejoint la route. Marie, de son côté, avec les femmes poursuit sa route
avec le Fils à travers les oliviers des collines. Ils parlent, et
naturellement des événements du jour. Pierre dit : "Un beau fou, ce
Philippe ! Il allait presque renier sa femme et sa fille si tu ne lui
avais pas fait entendre raison."
"Espérons pourtant qu'il garde son
actuel repentir et qu'il ne soit pas repris tout de suite par la manie de
déprécier les femmes. Au fond... c'est grâce aux femmes que le monde
progresse" dit Thomas et plusieurs rient de la sortie.
"Bien sûr, c'est vrai. Mais elles sont plus impures que nous et..."
répond Barthélemy.
"Allons ! Quant à l'impureté !... Nous aussi nous ne sommes
pas des anges. Voilà, je voudrais savoir si, après la Rédemption, ce sera
toujours la même chose pour la femme. Nous apprenons à honorer la mère, à
avoir le plus grand respect pour les sœurs, les filles, les tantes, les
belles-filles, les belles-sœurs, et puis... Anathème par-ci, anathème
par-là ! Au Temple, pas question. Les fréquenter souvent, non... C'est
Ève qui a péché ? D'accord. Mais Adam aussi. Dieu a donné à Eve sa
punition, n'est-ce pas assez ?"
"Mais, Thomas ! Même Moïse regarde la femme comme
impure."
"Et lui, sans les femmes, serait mort noyé... Pourtant, écoute
Barthélemy, je te rappelle, bien que je ne sois pas instruit comme toi mais seulement
un orfèvre, que Moïse parle des impuretés charnelles de la femme, pour qu'on
la respecte, non pas pour jeter sur elle l'anathème."
La discussion s'enflamme. Jésus, qui était en avant justement avec les femmes
et avec Jean et Judas Iscariote, s'arrête, se retourne et intervient :
"Dieu avait devant Lui un peuple moralement et spirituellement informe,
contaminé par les contacts avec les idolâtres. Il voulait en faire un peuple
fort, physiquement et spirituellement. Il donna comme préceptes des normes
salutaires à la robustesse physique, salutaires aussi à l'honnêteté des
mœurs, Il ne pouvait faire autrement pour freiner les passions masculines,
afin que les péchés, pour lesquels la terre fut submergée et Sodome et
Gomorrhe brûlées, ne se répètent pas, Mais, dans l'avenir, la femme rachetée
ne sera pas aussi opprimée qu'elle l'est maintenant. Il restera les
interdictions concernant la prudence physique, mais seront supprimés les
obstacles qui l'empêchent de venir au Seigneur. Moi, je les enlève déjà pour
préparer les premières prêtresses de l'avenir."
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252> "Oh ! il y aura des prêtresses ?!"
demande Philippe stupéfait.
"Ne vous méprenez pas. Elles n'auront pas le sacerdoce des hommes, elles
ne consacreront pas et n'administreront pas les dons de Dieu, ces dons que
vous ne pouvez maintenant connaître. Mais elles appartiendront quand même à
la classe sacerdotale en coopérant avec le prêtre au bien des âmes, de
multiples façons."
"Prêcheront-elles ?" demande Barthélemy incrédule.
"Comme déjà prêche ma Mère."
"Feront-elles, des pèlerinages apostoliques ?" demande Mathieu.
"Oui, en portant au loin la Foi et, je dois le dire, avec encore plus
d'héroïsme que les hommes."
"Feront-elles des miracles ?" demande en riant l'Iscariote.
"Quelques-unes feront aussi des miracles. Mais ne vous basez pas sur le
miracle comme sur la chose essentielle. Elles, les femmes saintes, feront
aussi beaucoup de miracles de conversions par la prière."
"Hum ! les femmes, prier au point de faire des
miracles !" bougonne Nathanaël.
"Ne sois pas borné comme un scribe,
Barthélemy. Selon toi, qu'est-ce que c'est que la prière ?"
"S'adresser à Dieu avec les formules que nous savons."
"Cela et davantage encore. La prière, c'est la conversation du cœur avec
Dieu et elle devrait être l'état habituel de l'homme. La femme, à cause de sa
vie plus retirée que la nôtre et par ses facultés affectives plus fortes que
les nôtres, est portée plus que nous à cette conversation avec Dieu. En elle,
elle trouve le réconfort pour ses douleurs, le soulagement pour ses fatigues,
qui ne sont pas seulement celles du ménage et des enfantements, mais aussi
celles de nous supporter, nous les hommes, , elle
trouve ce qui essuie les pleurs et ramène un sourire au cœur. Car elle sait
parler avec Dieu, et le saura plus encore dans l'avenir. Les hommes
seront les géants de l'enseignement, les femmes seront toujours celles qui, par
leurs prières, soutiennent les géants et même le monde, car beaucoup de
malheurs seront évités grâce à leurs prières et beaucoup de châtiments
évités. Elles feront donc le miracle, invisible la plupart du temps et connu
de Dieu seul, mais non irréel pour autant."
"Toi aussi, aujourd'hui, tu as fait un miracle invisible et pourtant
réel, n'est-ce pas, Maître ?" demande le Thaddée.
"Oui, frère."
"Il était préférable de le faire visible" observe Philippe.
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253> "Voulais-tu que je change la petite en
garçon ? Le miracle, en réalité, est une altération
des choses qui sont fixées, un désordre bénéfique par conséquent, que Dieu
accorde pour consentir à la prière de l'homme, pour lui montrer qu'Il l'aime
ou le persuader qu'Il est Celui qui est. Mais étant donné que Dieu est ordre,
Il ne viole pas l'ordre exagérément. La fillette est née femme et elle reste
femme."
"J'étais tellement affligée ce matin !" soupire la Vierge.
"Pourquoi ? La fillette mal vue n'était pas la tienne" dit
Suzanne et elle ajoute : "Moi, quand je vois quelque malheur chez
un enfant, je dis : "Heureusement pour moi que je n'en ai
pas !"
"Ne le dis pas, Suzanne ! Ce n'est pas de la charité. Moi aussi, je
pourrais le dire car mon unique Maternité dépassait les lois naturelles. Mais
je ne le dis pas, car je pense toujours: "Si Dieu ne m'avait pas voulue
vierge, peut-être cette semence serait tombée en moi, et je serais la mère de
ce malheureux" et ainsi j'ai pitié de tous... car je dis : "Il
aurait pu être mon fils" et, comme mère je les voudrais tous bons,
sains, aimés et aimables, car c'est le désir des mères pour leurs
enfants" répond doucement Marie. Et Jésus paraît la revêtir de lumière,
tant il est radieux quand il la regarde.
"C'est pour cela que tu as pitié de moi..." dit l'Iscariote à voix
basse.
"De tous. Même s'il s'agissait de l'assassin de mon Fils, car je pense
qu'il aurait le plus besoin de pardon... et d'amour. Car tout le monde le
haïrait certainement."
"Femme, tu devrais te donner beaucoup de mal à le défendre pour lui
donner le temps de se convertir... Moi, je commencerais par m'en débarrasser
tout de suite..." dit Pierre.
"Nous voici au lieu où nous nous séparons, Mère. Dieu soit avec toi. Et
avec toi, Marie. Et aussi avec toi, Judas."
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