Le lundi 24 février 1947.
161> 568.1 – "Permets-nous
de te suivre, Maître. Nous ne te donnerons pas d'ennuis" disent
suppliants beaucoup d'habitants d'Éphraïm rassemblés devant la maison de Marie de Jacob qui
pleure toutes ses larmes, appuyée au chambranle de la porte grande ouverte.
Jésus est au milieu de ses douze apôtres. Plus loin, en groupe autour de sa Mère, se trouvent Jeanne, Nikê, Suzanne,
Élise,
Marthe
et Marie,
Salomé
et Marie d'Alphée.
Tous, aussi bien les hommes que les femmes, sont en tenue de voyage, avec les
vêtements ceints et un peu retroussés à la taille pour laisser
les pieds plus libres, avec des sandales neuves bien attachées, non seulement
à la cheville, mais aussi au bas de la jambe, avec des lanières de cuir
entrelacées, comme on fait quand on doit suivre des routes plutôt malaisées.
Les hommes se sont chargés aussi des sacs des femmes.
Les gens supplient pour obtenir de Jésus la permission de le suivre alors que
les petits crient, le visage redressé et les bras levés :
"Un baiser ! Prends-moi dans tes bras ! Reviens, Jésus ! Reviens vite
pour nous dire tant de belles paraboles ! Je te garderai les roses de mon
jardin ! Je ne mangerai pas de fruits afin de les garder pour Toi ! Reviens,
Jésus ! Ma brebis va avoir un petit et je veux t'offrir l'agneau, tu te feras
avec sa laine un vêtement comme le mien... Si tu reviens bientôt, je te
donnerai les fouaces que maman fait avec les premiers blés..."
Ils piaillent comme autant d'oiseaux autour de leur grand Ami et tirent ses
vêtements, se pendent à sa ceinture pour essayer de grimper dans ses bras,
affectueusement tyranniques, si bien qu'ils empêchent Jésus de répondre aux
adultes car il y a toujours une nouvelle petite figure à embrasser.
Haut de page.
162> "Mais allez-vous-en ! Cela
suffit ! Laissez le Maître tranquille ! Femmes, reprenez vos enfants !" crient
les apôtres qui ont hâte de commencer la route dans ces premières heures du
jour.
Et ils allongent aussi quelques bonnes calottes aux enfants les plus
envahissants.
"Non. Laissez-les. C'est pour Moi une douceur plus fraîche que celle de
l'aurore. Laissez-les faire, et laissez-moi faire. Laissez-moi me réconforter
dans cet amour, pur de calculs et de troubles" dit Jésus, en défendant
ses tout petits amis sur lesquels, quand il ouvre les bras comme il le fait,
tombe l'ample manteau de Jésus et il les accueille à l'abri de ses ailes
bleues. Les petits se serrent dans cette tiédeur et cette pénombre d'azur,
silencieux et heureux comme des poussins sous les ailes maternelles.
568.2 – Jésus peut finalement parler
aux adultes :
"Venez donc, si vous croyez pouvoir le faire."
"Et qui nous en empêche, Maître ? Nous sommes dans notre région !"
"Les grains, les vignes, les vergers exigent tout votre travail, et les
brebis sont en période de tonte et d'accouplement, et celles déjà accouplées
à une autre époque vont avoir des petits, et c'est le temps des
foins..."
"Peu importe, Maître. Pour la tonte et la monte des brebis les vieux
suffisent, les enfants et les femmes pour leur mise bas, et de même pour les foins. Les vergers et les champs peuvent attendre
! Si le grain durcit déjà dans l'épi, il faut encore du temps avant de le
faucher, et désormais les vignes, les oliviers et les vergers n'ont qu'à
gonfler au soleil les fruits de leurs nombreuses noces. Nous ne pouvons rien
pour eux jusqu'au temps de la cueillette, c'est comme pour la mère de famille
qui ne peut rien faire pour le pain tant que le levain n'a pas fait lever la
pâte. Le soleil est le levain des fruits. C'est lui qui agit maintenant,
comme auparavant le vent a agi pour le mariage des fleurs le long des
branches. Et puis !... S'il se perdait quelque grappillon ou quelque fruit,
ou si les liserons et l'ivraie étouffaient quelque épi, ce serait toujours
une petite perte en comparaison de celle de ta parole !" dit un
vieillard que j'ai toujours vu très honoré dans le village.
"Tu as bien parlé. Alors, partons.
568.3 – Marie de Jacob, je te remercie
et te bénis, car tu as été pour Moi une bonne mère. Ne pleure pas ! On ne doit
pas pleurer quand on a fait des œuvres bonnes."
Haut de page.
163> "Ah ! je te perds et je ne te
verrai plus !"
"Nous nous verrons certainement encore."
"Tu reviens ici, Seigneur ?" demande la femme avec un sourire au
milieu de ses larmes. "Quand ?"
"Ici je n'y reviendrai pas, comme maintenant... "
"Et alors, où nous verrons-nous donc, si moi, pauvre vieille, je ne puis
venir par les chemins du monde pour te chercher ?"
"Au Ciel, Marie. Dans la Maison de notre Père, où il y a de la place
pour les juifs comme pour les samaritains, où il y a une place pour ceux qui
m'aimeront en esprit et en vérité. Tu le fais déjà puisque tu me crois le
Fils du vrai Dieu..."
"Oh ! si je le crois ! Mais pour nous il n'y a pas d'espoir, car Toi
seul, tu nous aimes sans différence."
"Quand je m'en serai allé, eux (il montre les apôtres) viendront à ma
place. Et en souvenir de Moi, ils ne demanderont pas quel est celui qui
demande à entrer dans le troupeau du véritable et unique Pasteur."
"Je suis vieille, Seigneur. Je ne vivrai pas assez pour voir cela. Tu es
jeune et fort, et pendant longtemps elle t'aura ta Mère, et ils te
posséderont ceux qui t'aiment et qui sont de ton peuple...
568.4 – Pourquoi pleures-tu, ô Mère du Béni
?" demande-t-elle, étonnée de voir tomber des larmes des yeux de la
Vierge Mère.
"Je n'ai rien que ma douleur... Adieu, Marie. Que Dieu te bénisse à
cause de tout ce que tu as fait pour mon Fils. Et souviens-toi que si ta
douleur est grande, il n'y a pas de douleur plus grande que la mienne ,
et il n'y en aura pas sur la Terre. Jamais ! Souviens-toi de la
douloureuse Marie de Nazareth... Adieu !" Et Marie s'en détache en
pleurant après avoir embrassé la petite vieille à l'entrée de la maison pour
se mettre en route parmi les femmes et avec Jean
à son côté.
Jean qui lui dit, un peu courbé selon son habitude et le visage levé pour
regarder Celle à laquelle il parle :
Haut de page.
164> "Ne pleure pas ainsi, Marie.
Si beaucoup le haïssent, beaucoup l'aiment ton Jésus. Soulage ton esprit, ô
Mère, en regardant ceux qui maintenant et au cours des siècles aimeront ton
Fils avec tout eux-mêmes"
Et il termine doucement, presque en murmurant pour Marie seule, qu'il guide
et soutient en la tenant près du coude, pour qu'elle ne bute pas dans les
pierres du petit chemin, aveuglée comme elle l'est par les larmes :
"Ce ne seront pas toutes les mères qui pourront voir leur enfant aimé...
Il s'en trouvera certaines qui crieront angoissées : "Pourquoi l'ai-je
conçu ?"
568.5 – Jésus les rejoint, car Marie
et Jean sont restés seuls, un peu en arrière des femmes disciples. Jacques d'Alphée
est avec Jésus. Les autres sont en arrière, en groupe, pensifs et tristes
comme le sont les femmes qui sont tout en avant. En dernier, en tas, beaucoup
d'hommes d'Éphraïm qui bavardent entre eux.
"Les adieux sont toujours tristes, Maman. Surtout quand on ne sait pas
que quelque chose qui finit est le commencement d'une chose plus parfaite.
C'est la triste conséquence du péché, et cela restera même au-delà du pardon.
Mais les hommes la supporteront avec plus de courage car ils auront Dieu pour
ami."
"Tu as raison, Jésus. Mais il y a une douleur que Dieu laisse goûter
tout en étant l'Ami le plus paternel qui puisse exister. Pour moi, Il est
tel. Oh ! Dieu est bon ! Tellement bon. Je ne voudrais pas que Jacques et
Jean ni aucun autre fussent scandalisés par mes pleurs. Dieu est bon, Il a
toujours été bon avec la pauvre Marie. Je me le suis dit chaque jour depuis
que je sais penser. Et maintenant... maintenant je le dis à chaque heure, à
chaque instant. Je le dis toujours plus à mesure que la douleur m'accable...
Dieu est bon. Il t'a donné à moi : Fils affectueux et saint et capable, même
seulement comme enfant, de compenser toute douleur de femme... Il t'a donné à
moi, pauvre jeune fille élevée au rang de Mère de son Verbe incarné... Et
cette joie de pouvoir t'appeler "Fils", ô mon Seigneur adoré, est
si grande que les larmes ne devraient pas tomber de mes cils pour n'importe
quel martyre, si j'étais parfaite comme tu l'enseignes. Mais je suis une
pauvre femme, mon Fils ! Et tu es mon
Enfant... Et... quelle est la mère qui puisse ne pas pleurer quand elle sait
que son enfant est haï, et elle le sait ?...
Haut de page.
165> Mon Fils, secours ta servante...
Certainement il y avait encore en moi de l'orgueil quand je pensais être
forte... Mais alors... le temps était encore éloigné... Maintenant il est
ici... Je le sens... Secours-moi, Jésus, mon Dieu ! Certainement si Dieu me
laisse souffrir ainsi, il y a un but de bonté pour moi. Car s'il le voulait,
Il pourrait me faire souffrir seulement de ce qui arrive... Lui t'a pourtant
formé ainsi dans mon sein !... Comme... Il n'est pas de comparaison pour dire
comment tu as été fait... Mais Il veut que je souffre... et qu'il en soit
béni... toujours. Mais Toi, Jésus, aide-moi. Aidez-moi tous... tous... car
c'est une mer tellement amère, celle où je me désaltère..."
"Disons la prière, nous quatre. Nous
qui t'aimons de tout notre cœur, Maman. Ici, ton Fils, et Jean et Jacques qui
t'aiment comme si tu étais leur mère... "Notre Père qui es aux
Cieux..." et
Jésus, conduisant le petit chœur des trois voix qui le suivent en sourdine,
dit toute entière l'oraison dominicale en appuyant beaucoup sur certaines
phrases telles quel "que ta volonté soit faite"... "ne
nous induis pas en tentation."
Puis il dit :
"Voilà, le Père nous aidera pour faire sa volonté, même si elle est
telle que notre faiblesse d'humains pense ne pouvoir l'accomplir, et Il ne
nous induira pas dans la tentation de penser qu'il est moins bon, car pendant
que nous boirons le calice très amer, Il nous donnera son ange pour essuyer
par un réconfort céleste nos lèvres abreuvées d'amertume."
Jésus tient par la main sa Mère qui a lutté courageusement avec ses larmes
pour les refouler au fond de son cœur. À leurs côtés, près de Marie : Jean;
près de Jésus : Jacques d'Alphée; les deux apôtres les regardent émus.
568.6 – Les femmes disciples se sont
retournées parfois en entendant Marie pleurer et les quatre qui priaient,
mais elles se sont abstenues de les rejoindre.
En arrière, les apôtres se sont demandés : "Mais pourquoi
pleure-t-elle ainsi Marie ?" J'ai dit les apôtres, mais je veux dire
tous sauf Judas
de Kérioth qui avance un peu isolé et très
préoccupé, presque sombre, si bien que Thomas le remarque et dit aux
autres :
"Mais qu'a Judas pour être ainsi ? On dirait quelqu'un qui va à la mort
!"
"Il a peut-être peur de retourner en Judée" lui répond Matthieu.
Haut de page.
166> "Moi... Que t'a dit le Maître
pour l'argent ?" demande le Zélote.
"Rien de spécial. Il m'a dit : "Maintenant nous revenons à la
première situation. Judas le trésorier et vous distributeurs des aumônes. Pour les dépenses, les disciples veulent y subvenir". Cela ne
m'a pas semblé vrai ! J'en ai tant manié de l'argent que je l'ai pris en
haine."
"Et elles s'occupent bien de nous les femmes disciples. Ces sandales si
bien faites. On ne dirait même pas que l'on marche en montagne. Qui sait
combien elles coûtent !" dit Pierre en regardant son pied chaussé de
ces sandales neuves qui protègent le talon et la pointe des pieds et
soutiennent la cheville avec les fines lanières de cuir.
"C'est Marthe
qui y a pensé. On voit sa main riche et prévoyante. Les autres fois on les
liait aussi de cette façon, mais ces ficelles étaient un supplice. On ne
perdait pas la semelle, mais on perdait la peau de la jambe..." dit André.
"Et on se blessait les doigts et les talons... Voilà pourquoi celui qui
nous suit les portait toujours ainsi !" dit Pierre en montrant Judas de
Kérioth.
568.7 – La route monte, monte vers la
cime du mont. Quand on regarde en arrière on voit Éphraïm toute blanche dans
le soleil, et elle paraît déjà en contrebas par rapport à ceux qui
avancent...
Puis les apôtres se fondent avec les femmes disciples pour les aider à
franchir le sentier très rapide à cet endroit, et même Barthélemy,
resté en arrière, dit à ceux d'Éphraïm :
"Vous nous avez montré un sentier malaisé, amis."
"Oui. Mais une fois passé ce bois, il y a une route commode qui en peu
de temps mène à Silo.
Vous pourrez alors vous y reposer plusieurs heures au lieu d'arriver à la
nuit par un autre chemin" répond quelqu'un.
"Tu as raison. Plus le chemin est fatigant et plus vite il mène au
but."
"Ton Maître le sait, aussi il ne s'épargne pas. Ah ! nous ne pourrons
oublier !... Surtout qu'il nous a comblés de bienfaits en ces derniers
jours, après avoir entendu certains de notre région qui l'ont insulté si
injustement. Lui seul est bon et aussi il comble de bienfaits même ceux qui
le haïssent."
Haut de page.
167> "Vous ne l'avez pas haï."
"Nous, non. Mais il y en a tant d'autres aussi que nous ne haïssons pas
et pourtant nous sommes haïs sans raison."
"Agissez, vous aussi, comme Lui agit, sans peur, et vous verrez
que..."
"Et vous, pourquoi ne le faites-vous pas, alors ? C'est la même chose.
Nous d'ici, vous de là, au milieu une montagne : celle élevée par une
commune erreur. En haut, notre commun Dieu. Mais pourquoi alors ni vous, ni
nous, ne montons-nous pas la pente pour nous trouver là-haut, aux pieds de
Dieu, et proches les uns des autres ?"
Barthélemy comprend le reproche qui est juste, car lui, dans sa vertu
indéniable, a la hantise bien forte d'être Israélite et il est inexorable
pour tout ce qui n'est pas Israël. Il détourne la conversation sans répondre
directement. Il dit :
"Pas besoin de monter. Dieu est descendu parmi nous. Il suffit de le
suivre."
"Le suivre, oui. Nous voudrions bien, mais si nous entrions en Judée
avec Lui, ne Lui ferions-nous pas du mal sans doute ? Tu le sais toi aussi de
quoi on l'accuse et de quoi on nous accuse : d'être des samaritains, ce qui
revient à dire : des démons."
Barthélemy soupire et puis il les laisse en plan en disant :
"On me fait signe d'aller..."
Et il allonge le pas.
Ceux d'Éphraïm le regardent aller et l'un d'eux murmure :
"Ah ! Il n'est pas comme Lui ! Ce que nous perdons en le perdant !"
et il fait un geste de découragement.
568.8 – "Tu sais, Élie,
que Lui hier soir a porté une grosse somme au chef de la
synagogue pour qu'il la passe à Marie de
Jacob pour qu'elle ne souffre plus de la faim ?"
"Moi, non. Et pourquoi ne l'a-t-il pas donnée à elle ?"
"Pour que la petite vieille ne le remercie pas. Elle ne le sait pas
encore. Moi, je le sais parce qu'il me l'a dit pour demander conseil s'il ne
serait pas bien de lui acheter la propriété de Jean
que son frère veut vendre, ou de lui donner l'argent peu à peu. J'ai
conseillé d'acheter la propriété. Elle lui donnera du grain, de l'huile et du
vin suffisamment pour vivre sans avoir faim. Tandis que l'argent...
Ce..."
Haut de page.
168> "Mais alors, c'est vraiment
une grosse somme ?!" dit un troisième.
"Oui. Le chef de notre synagogue a eu beaucoup, même pour les autres
pauvres de la ville et des campagnes. Pour que "eux aussi puissent faire
fête à la Pâque des Azymes, pour saluer le temps nouveau" a dit le
Maître."
"Il a dû dire : "l'an nouveau"."
"Non. Il a dit : "le temps nouveau". Si bien que le chef de la
synagogue ne se servira pas de cet argent avant la Fête des Azymes."
"Oh ! qu'aura-t-il voulu dire ?" demandent plusieurs.
"Que voudra-t-il dire ? Je ne sais pas. Personne ne le sait, pas même
Jean, son aimé, ni Simon de Jonas qui est le chef des disciples. Je le leur
ai demandé, et le premier a blêmi, le second est resté absorbé comme
quelqu'un qui cherche à deviner."
"Et Judas de Kérioth ? C'est quelqu'un d'important parmi eux, peut-être
plus que les deux autres. Lui sait tout, dit-il, il saura cela aussi. Allons
l'interroger. Il lui plaît de dire ce qu'il sait."
568.9 – Ils se mettent à rejoindre
Judas qui est encore isolé comme au début, seul désormais sur le sentier, car
les autres ont pris un détour et il semble qu'ils aient été engloutis dans la
verdure épaisse de la pente.
"Judas, écoute-nous. Le Maître dit qu'il veut une grande fête pour la
Pâque des Azymes, pour saluer le temps nouveau. Que voudra-t-il dire ?"
"Moi, je ne sais pas. Suis-je peut-être dans la pensée du Maître, moi ?
Demandez-le à Lui qui vous aime tant" et il hâte le pas, les laissant
déçus.
"Lui aussi n'est pas le Maître. Il n'y a personne qui ait sa
pitié..." disent-ils en secouant la tête.
"Eh bien, est-ce que nous suivons eux ? C'est Lui que nous suivons ! Et
nous faisons bien de faire ainsi. Allons. Qui sait si de ses lèvres, avant
qu'il aille en Judée, on ne pourra pas savoir ce que cela veut dire."
|