Vision du mercredi
26 mars 1947
305> 584.1 – Le
temps s'est rétabli après les pluies des jours précédents, dans le ciel très
pur un soleil resplendissant. La terre, nettoyée par les pluies, est pure
comme l'atmosphère. Elle semble créée depuis quelques heures tant elle est
fraîche et pure. Tout resplendit et tout chante dans la sérénité du matin.
Jésus se promène lentement le long des sentiers les plus
écartés du jardin. Seul quelque serviteur jardinier observe cette promenade
solitaire dans les premières heures du matin, mais personne ne trouble le
Maître. Au contraire, ils se retirent silencieusement pour le laisser en
paix.
Du reste c'est le sabbat, jour de repos et les jardiniers ne sont pas au
travail. Mais par suite d'une accoutumance aussi longue que leur vie ils sont
dehors pour observer les plantes, les ruches, les fleurs pour lesquels il n'y
a pas de sabbat, et qui parfument, bruissent et bourdonnent au soleil et au
petit vent d'avril. Puis le jardin s'anime lentement, d'abord les serviteurs
de la maison et les servantes, puis les apôtres et les femmes disciples, en
dernier lieu Lazare. Jésus
les rejoint en leur adressant son salut.
"Depuis quand es-tu ici, Maître ?" demande Lazare en secouant des
gouttes de rosée des boucles des cheveux de Jésus.
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306>
"Depuis l'aurore. Tes oiseaux m'ont appelé pour louer Dieu et je suis
sorti ici. Contempler Dieu dans les beautés de la Création, c'est l'honorer
et prier avec l'émotion de l'esprit. Elle est belle la Terre. Et dans ces
premières heures du jour, d'un jour comme celui-là, elle nous apparaît
fraîche comme elle l'était dans les premières heures de sa vie."
"C'est vraiment un temps de Pâque. Il s'est arrangé et le beau temps durera car il s'est arrangé au début de
la lune avec un vent favorable" déclare Pierre.
"Cela me réjouit. La Pâque avec l'eau, c'est triste."
"Davantage encore : elle est nuisible aux moissons. Le grain demande du
soleil maintenant qu'il va vers la moisson" dit Barthélemy.
584.2 – "Je
suis heureux d'être ici en paix. Aujourd'hui c'est le sabbat et il ne viendra
personne, pas d'étranger parmi nous" dit André.
"Tu te trompes : il y a un hôte, un petit hôte.
Il dort encore, Maître. Le lit mœlleux et l'estomac
repu lui donnent un long sommeil. Je suis passé pour le voir. Noémi le veille" dit
Lazare.
"Mais qui est-ce ? Quand est-il venu ? Qui l'a amené ? Pourquoi en
parles-tu comme si c'était un enfant ?" demandent hommes et femmes.
"C'est un enfant, un pauvre enfant. C'est sa souffrance qui l'a amené
ici. Il était là, contre les barres de la grille, regardant vers la maison.
Et le Maître l'a accueilli."
"On ne savait rien... Pourquoi ?"
"Parce que l'enfant avait besoin de paix" répond Jésus, et son
visage s'absorbe en une pensée profonde alors qu'il termine :
"Et dans la maison de Lazare, on sait se taire."
Un serviteur vient dire quelque chose à Marthe et puis se retire
pour revenir avec les autres qui portent des plateaux garnis d'amphores de
lait et des bols, et du pain avec du beurre et du miel. Tous se servent en
s'assoyant çà et là sur les sièges disséminés.
584.3 – Mais
ensuite, ils décident de se grouper de nouveau autour du Maître et Lui
demandent une parabole, "une belle parabole" disent-ils
"sereine comme ce jour de nisan."
"Ce n'est pas une, mais deux que je vais vous
donner. Écoutez.
Un homme voulut un jour allumer deux lampes pour honorer le Seigneur dans
l'une de ses fêtes. Il prit donc deux vases d'égale largeur, y mit la même
quantité et la même qualité d'huile, une même mèche. Il les alluma à la même
heure afin qu'elles prient à sa place pendant que lui travaillerait comme il
lui était permis.
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Il revint après un moment et il vit que l'une des lampes avait une vive
flamme alors que l'autre avait une petite flamme tout à fait tranquille qui
mettait tout juste un point lumineux dans le coin où brûlaient les lampes.
L'homme pensa que sa mèche était mal faite. Il l'observa. Non, elle allait
bien. Mais elle ne voulait pas brûler aussi joyeusement que l'autre lampe.
Celle-ci faisait vibrer sa flamme comme une langue de feu et paraissait
vraiment murmurer des paroles, tant elle était joyeuse et tant, en s'agitant
pour éclairer, elle avait jusqu'à un léger murmure.
"Cette lampe chante vraiment les louanges du Seigneur Très-Haut !"
se dit-il. "Alors que celle-ci ! Regarde-la, mon âme ! Il semble qu'il
lui pèse d'honorer le Seigneur, tant elle le fait avec peu d'ardeur !"
et il retourna à son travail.
Il revint après un moment. Une flamme avait encore plus monté et l'autre
avait encore plus baissé et brûlait de plus en plus tranquille alors que
l'autre vibrait avec plus de splendeur. Il revint une seconde fois : c'était
la même chose. Une troisième fois : la même chose. Mais en venant la
quatrième fois, il trouva la pièce pleine d'une fumée nauséabonde et épaisse,
au travers de laquelle une seule petite flamme brillait. Il alla à l'étagère
où étaient les lampes et il vit que celle qui flamboyait d'abord avec tant
d'ardeur s'était totalement consumée et noircie et elle avait même souillé de
sa langue la blancheur du mur. L'autre, au contraire, continuait avec sa
lumière toujours égale d'honorer le Seigneur.
Il allait parer à l'incident quand une voix se fit entendre
près de lui :
"Ne change pas l'état des choses, mais médite sur elles qui sont un
symbole. Je suis le Seigneur".
L'homme se jeta le visage par terre en adorant, et avec une grande crainte,
il osa dire :
"Je suis sot. Explique-moi, ô Sagesse, le symbole des lampes dont celle
qui paraissait t'honorer le plus activement a fait des dégâts alors que
l'autre continue de donner sa lumière".
"Oui, Je vais
le faire. Il en est des cœurs des hommes comme de ces deux lampes. Il y en a
qui au début brûlent et resplendissent et sont admirées par les hommes tant
leur flamme semble parfaite et constante.
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Et il y en a qui ont un doux éclat qui n'attire pas l'attention et peut
paraître tiédeur pour honorer le Seigneur. Mais passée la première flambée,
ou la seconde ou la troisième, entre la troisième et la quatrième elles font
des dégâts, et puis s'éteignent non sans dommages; c'est qu'elles n'avaient
pas une lumière sûre. Elles ont voulu briller plutôt pour les hommes que pour
le Seigneur, et l'orgueil les a consumées en peu de temps dans une fumée
noire et lourde qui a même obscurci l'air. Les autres ont eu une volonté
unique et constante : honorer Dieu seul et, sans se soucier des louanges de
l'homme, elles se sont consumées elles-mêmes avec une flamme durable et pure,
sans fumée et sans mauvaise odeur. Sache imiter la lumière constante, car
elle seule est agréable au Seigneur".
L'homme releva la tête... L'air s'était purifié de la fumée et la fidèle
étoile de lumière brillait maintenant seule, pure, ferme, en l'honneur de
Dieu, en faisant briller le métal de la lampe comme si c'était de l'or pur.
Et il la regarda briller, toujours pareille, pendant des heures et des
heures, jusqu'au moment où doucement, sans fumée ni puanteur, sans salir son
vêtement, la flamme s'exhala en un dernier éclat : elle paraissait s'élever
au ciel pour se fixer parmi les étoiles, après avoir dignement honoré le
Seigneur jusqu'à la dernière goutte et le dernier instant de sa vie.
En vérité, en vérité je vous dis que nombreux sont ceux qui au début
produisent une grande flamme et s'attirent l'admiration du monde, qui ne voit
que l'extérieur des actions humaines, mais qui périssent ensuite en se
carbonisant et en répandant leurs acres fumées. Et en vérité je vous dis que
Dieu n'apporte pas d'attention à leur flamme, car Il voit qu'elle brûle
orgueilleusement pour une fin humaine.
Bienheureux ceux qui savent imiter la seconde lampe et ne
pas se carboniser, mais monter au Ciel par la dernière palpitation de leur
constant amour."
584.4 – "Quelle
parabole étrange ! Mais vraie ! Belle ! Elle me plaît ! Je voudrais savoir si
nous sommes les lumières qui montent vers le Ciel." Les apôtres
échangent leurs impressions.
Judas trouve moyen de
mordre. Il s'attaque à Marie de Magdala et à Jean de Zébédée
:
"Attention, Marie, et toi, Jean. Vous êtes parmi nous les lumières
flamboyantes... Qu'il ne vous arrive pas malheur !"
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Marie de Magdala est sur le point de répondre, mais elle se mord les lèvres
pour ne pas dire les paroles qui lui étaient montées du cœur. Elle regarde
Judas. Elle se borne à le regarder, mais ce regard est si ardent que Judas
cesse de rire et de la fixer.
Jean, au cœur doux, bien que brûlant de charité, répond doucement :
"Et à cause de mon manque de capacité, cela pourrait arriver. Mais je me
fie à l'aide du Seigneur et j'espère pouvoir me consumer jusqu'à la dernière
goutte et jusqu'au dernier instant pour honorer le Seigneur notre Dieu."
584.5 – "Et
l'autre parabole ? Tu en as promis deux" dit Jacques d'Alphée.
"Voilà ma seconde parabole. Elle ne va pas
tarder..." et il montre la porte de la maison fermée par le rideau que
le vent remue lentement et qui ensuite s'écarte, déplacée par la main d'un
serviteur, pour donner passage à la vieille Noémi qui se précipite aux pieds
de Jésus en disant :
"Mais l'enfant est sain ! Il n'est plus difforme ! Tu l'as guéri pendant
la nuit. Il s'était éveillé, et je préparais le bain pour le laver avant de
lui mettre la tunique et le vêtement que j'avais cousu pendant la nuit en
utilisant un vêtement que Lazare a mis de côté. Mais quand je lui ai dit :
"Viens, enfant" et que j'ai écarté les couvertures, j'ai vu que son
petit corps, si déformé hier, n'était plus pareil. Et j'ai crié. Sont
accourues Sara et Marcella qui ne savaient même
pas qu'un enfant dormait dans mon lit et je les ai quittées pour accourir te
le dire..."
La curiosité s'empare de tout le monde. Questions, angoisse de voir. Jésus
apaise le bruit d'un geste. Il ordonne à Noémi :
"Retourne près de l'enfant. Lave-le, passe-lui son vêtement et
amène-le-moi ici."
Puis il se tourne vers ses disciples :
"Voici la seconde parabole et elle peut être dite : "La vraie
justice n’agit ni par vengeance, ni avec partialité".
Un homme, ou
plutôt l'Homme, le Fils de l'homme, a des ennemis et des amis. Peu d'amis,
beaucoup d'ennemis et des ennemis dont il n'ignore pas la haine ni les
pensées, et dont il connaît la volonté et qui ne fléchira devant aucune
action, pour horrible qu'elle soit. En cela ils sont plus forts que ses amis
dont la peur ou la déception, ou une confiance excessive, font des béliers
qui dissipent inutilement leurs forces.
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Ce Fils de l'homme, aux ennemis nombreux, et auquel on reproche tant de
choses qui ne sont pas vraies, a rencontré hier un pauvre enfant, le plus
désolé des enfants, fils de quelqu'un qui est son ennemi. L'enfant était
difforme et estropié, et il demandait une grâce étrange : celle de mourir.
Tous demandent des honneurs et des joies au Fils de l'homme, demandent la
santé, demandent la vie. Ce pauvre enfant demandait de mourir pour ne plus
souffrir. Il a déjà connu toutes les souffrances de la chair et du cœur, car
celui qui l'a engendré et qui me hait sans raison, hait aussi l'innocent
malheureux qu'il a engendré. Je l'ai guéri pour qu'il ne souffre plus, pour
qu'au-delà de la santé physique, il puisse arriver à la santé spirituelle. Sa
petite âme aussi est malade. La haine du père et le mépris des hommes l'ont
blessée et privée d'amour. Il lui est resté seulement la foi dans le Ciel et
dans le Fils de l'homme auquel, ou plutôt auxquels, il demande de mourir. Le
voilà : vous allez l'entendre parler."
584.6 – L'enfant, peigné et lavé dans son petit vêtement de laine blanche
que Noémi lui a cousu rapidement pendant la nuit, s'avance tenu par la main
par la vieille nourrice. Il est petit, bien que n'étant plus courbé ni
bancal, il semble déjà plus grand qu'hier. Il a un petit visage irrégulier et
un peu fané d'un enfant que la souffrance a rendu précocement adulte. Mais il
n'est plus difforme. Ses petits pieds nus foulent le sol avec assurance d'un
pas qui n'a plus la claudication de ceux qui sont bancals; ses épaules amaigries
sont bien droites dans leur maigreur; le cou effilé les dépasse et semble
long quand on le compare à hier quand il s'enfonçait dans les clavicules
asymétriques.
"Mais... mais c'est le fils d'Hanne de
Nahum ! Quel miracle mal venu ! Tu crois
qu'avec cela tu te rendras amis son père et Nahum ? Tu les rendras
plus haineux ! Ils souhaitaient seulement la mort de cet enfant, fruit d'un
mariage malheureux" s'écrie Judas de Kériot.
"Je n'opère pas des miracles pour me faire des amis, mais par pitié pour
les créatures et pour donner honneur à mon Père. Je ne fais pas de
distinction ni de calcul, jamais, quand je me penche avec pitié sur une
misère humaine. Je ne me venge pas de celui qui me persécute..."
"Nahum prendra ton acte pour une vengeance."
"Je ne savais rien de cet enfant. J'ignore encore son nom."
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"On l'appelle par mépris Mathusala ou
Mathusalem."
"Maman m'appelait Chalem. Elle m'aimait, maman. Elle n'était pas
méchante comme toi et comme ceux qui me haïssent" dit l'enfant avec un éclair
dans les yeux, l'éclair de colère impuissante des hommes et des animaux trop
longtemps torturés.
584.7 – "Viens
ici, Chalem, ici avec Moi. Es-tu content d'être sain ?"
"Oui... mais je préférais mourir. De toute façon, je ne serai pas aimé.
S'il y avait encore maman, cela aurait été beau. Mais ainsi... Je serai
toujours malheureux."
"Il a raison. Hier, nous avons rencontré cet enfant. Il nous a demandé
si tu étais à Béthanie, chez Lazare. Nous voulions lui donner une obole car
nous croyions que c'était un mendiant, mais il n'en a pas voulu. Il était au
bord d'un champ" dit le Zélote.
"Toi non plus, tu ne le connaissais pas ? C'est étrange" dit Judas
de Kériot.
"Il est plus étrange que tu saches si bien ces choses. Oublies-tu que
j'ai été parmi les persécutés et ensuite parmi les lépreux, jusqu'au moment
où je suis venu avec le Maître ?"
"Et toi, oublies-tu que je suis ami de Nahum qui est l'homme de
confiance d'Anna ? Je ne vous l'ai jamais caché."
"Bien ! Bien ! Cela n'a pas d'importance. L'important est de savoir ce
que nous en faisons maintenant de cet enfant. Son père ne l'aime pas, c'est
vrai. Mais il a toujours des droits sur lui. Nous ne pouvons pas lui enlever
ainsi son fils sans le lui dire. Il faut être prudents et ne pas les heurter,
puisqu'ils semblent mieux disposés envers nous" dit Nathanaël.
584.8 – Judas
a un grand rire sarcastique, sans en donner la raison.
Jésus, qui a mis l'enfant entre ses genoux, dit lentement :
"J'affronterai Nahum... Je n'en serai pas haï davantage. Sa haine ne
peut grandir. C'est impossible : elle est déjà à son comble."
Annalia qui n'a jamais parlé, toute absorbée dans une de ses
pensée qui la rend heureuse, dit :
"Si j'étais restée, il m'aurait plu de le prendre avec moi. Je suis
jeune, mais j'ai un cœur de mère..."
"Tu t'en vas ? Quand ?" demandent les femmes.
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"Bientôt."
"Pour toujours ? Et où vas-tu ? Hors de la Judée ?"
"Oui. loin, très loin, pour toujours. Et j'en suis si
heureuse."
"Ce que tu ne peux faire, d'autres le pourront, si le père le
cède."
"J'en parlerai à Nahum, si vous y tenez. C'est lui qui compte, plus que
le vrai père. J'en parlerai demain" promet Judas de Kériot.
"Si ce n'était pas le sabbat... je serais allé trouver ce Josias qui
l'avait en garde" dit André.
"Pour voir s'ils sont affligés de l'avoir perdu ?" demande Matthieu.
"Je crois que si une de leurs abeilles s'égarait, ils en seraient plus
angoissés" bougonne entre ses dents Maximin qui s'est approché
depuis un moment.
584.9 – L'enfant
ne parle pas. Il reste serré près de Jésus, étudiant les visages qui
l'entourent, avec cette acuité de regard qu'ont souvent les enfants maladifs
et qui ont vécu dans la souffrance. Il semble scruter les âmes plutôt que les
visages et, quand Pierre lui demande :
"Que penses-tu de nous ?" l'enfant répond en mettant sa main dans le main de Pierre : "Tu es bon" puis il corrige
: "Tous bons. Mais... je voudrais ne pas avoir été reconnu. J'ai
peur..."
Et il regarde Judas de Kériot.
"De moi, n'est-ce pas ? Que je parle à ton père ? Mais certainement je
devrai le faire, si je dois lui demander s'il te laisse à nous. Mais il ne
t'enlèvera pas !"
"Je le sais. Mais il y a une autre chose... Je voudrais être loin, loin
où va cette femme... Dans le pays de ma mère, il y a une mer bleue, au milieu
de montagnes toutes vertes. On la voit tout en bas, avec tant de voiles
blanches qui volent sur elle, et de belles villes autour. Et sur les monts il
y a tant de grottes où les abeilles sauvages font leur miel, doux, si doux.
Je n'ai plus mangé de miel depuis que maman est morte et que j'ai été donné à
Josias. Philippe, Joseph, Élise et les autres enfants, eux s'en régalent,
mais moi, non. S'ils avaient gardé le vase de miel en bas, je l'aurais pris,
tant j'en avais envie. Mais ils le mettaient sur de hautes étagères et je ne
pouvais monter sur les tables comme le faisait Philippe. Moi, j'ai tant envie
de miel !"
"Oh ! pauvre fils ! Je vais t'en chercher autant que tu veux !" dit
Marthe émue.
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Et elle s'éloigne rapidement.
584.10 – "Mais
d'où était sa mère ?" demande Pierre.
"Elle avait des maisons et des propriétés près de Séphet. Fille unique, orpheline et héritière, déjà vieille, laide
et légèrement bancale. Mais très riche. Par l'intermédiaire du vieux Sadoq, le
fils du bien-aimé d'Anna l'obtint en mariage... Un contrat qui fut un
véritable marché indigne, tout calcul, sans amour. Il vendit l'avoir de la
femme qu'il disait trop éloigné d'ici, sauf une maisonnette qui appartenait
d'abord à l'intendant et que ce dernier avait eue en cadeau de l'ancien
maître pour toute sa vie et celle de ses héritiers jusqu'à la quatrième
génération. Il perdit tout en spéculations malheureuses. Pourtant... moi, je
n'y crois pas. Je sais en effet qu'il a, du côté de la rive, de belles
terres... qu'il n'avait pas avant... Puis, après quelques années de mariage,
alors que la femme était déjà au bord de son déclin, ce fils naquit... et ce
fut un prétexte pour renvoyer la femme et en prendre une autre de la plaine
de Saron, jeune, belle et riche... La divorcée se réfugia chez le vieil
intendant et y mourut. Je ne sais pas pourquoi ils n'ont pas gardé cet
enfant. Le père le considérait mort" explique l'Iscariote.
"Parce que Jean était mort et aussi Marie, et les enfants s'en allèrent
comme serviteurs autre part. Et qui devait me garder, n'étant pas fils et ne
pouvant pas travailler ? Ils étaient bons pourtant Michel et Isaac, et aussi Esther et Judith. Et ils sont bons. Quand ils
viennent pour les fêtes ils m'apportent des cadeaux, mais Josias me les prend
pour ses fils."
"Pourtant ils ne veulent pas de toi" lui réplique Judas.
"Maintenant que je suis droit et fort, ils voudront bien. Ce sont des
serviteurs, eux ! Ils ne pouvaient pas, je l'ai dit, dire au maître :
"prends cet estropié malade". Mais maintenant ils le peuvent."
584.11 – "Mais
comme tu t'es enfui de chez Josias, comment peuvent-ils te trouver ?"
lui dit Barthélemy pour le faire réfléchir.
L'enfant est frappé par la justesse de l'observation et il réfléchit, car
l'infirmité l'a rendu précocement réfléchi, comme elle a rendu précocement
adulte son visage, et il dit désespéré :
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"C'est vrai ! Je n'y avais pas pensé."
"Retourne là-bas. Ils vont venir ces jours-ci..."
"Là-bas ? Non. Je n'y retourne pas. Je ne veux pas y retourner. Plutôt
me tuer !"
Il entre dans une furie sauvage qui le bouleverse, mais ensuite il se
renverse en larmes sur les genoux de Jésus, en disant :
"Pourquoi ne m'as-tu pas fait mourir ?"
Marthe, qui revient avec un vase de miel, est étonné de cette désolation, et
Barthélemy est affligé de l'avoir provoquée et il s'en excuse :
"Je croyais donner un bon conseil, bon pour tous : pour l'enfant, pour
Toi, Maître, pour Lazare... Personne de vous ni de nous n'a besoin d'une
nouvelle haine..."
"C'est vrai ! Un véritable ennui !" s'écrie Pierre
et, méditant sur la situation, il en tire, à part lui, des conclusions qui
aboutissent au léger sifflement qui exprime son état d'âme en face de
problèmes ardus, difficiles à résoudre.
L'un propose une chose, un autre une autre chose. Aller trouver Nahum, aller
chez Josias et lui dire d'envoyer Michel et Isaac chez Lazare, ou dans un
autre endroit où sera l'enfant, car il est prudent de ne pas faire haïr
Lazare, plus qu'il ne l'est déjà à cause de son amitié avec Jésus. Ne rien
dire à personne, et faire disparaître l'enfant en le donnant à quelque
disciple sûr.
Judas de Kériot ne parle pas. Il semble même étranger au débat. Il joue avec
les houppes de son vêtement qu'il peigne et dépeigne avec les doigts.
Jésus aussi ne parle pas. Il caresse et calme l'enfant et il lui relève le
visage, en lui mettant dans les mains le petit vase de miel.
584.12 – Chalem
est un enfant, un pauvre enfant de dix ans qui a toujours souffert, mais
c'est toujours un enfant, même si la douleur l'a mûri, et devant un pareil
trésor de miel, les dernières larmes font place à une stupeur extatique.
Levant ses yeux, son unique beauté, ses yeux châtains, grands, intelligents,
et fixant alternativement Jésus et Marthe, il demande :
"Combien puis-je en prendre ? Une de ces cuillers ou deux ?"
Et il montre la cuiller ronde en argent qu'il enfonce lentement dans le miel
blond.
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315>
"Autant que tu veux, enfant. Autant qu'il te plaît. Le reste, tu le
prendras demain, ou plus tard. Il est tout pour toi !" dit Marthe en le
caressant.
"Tout pour moi !!! Oh ! moi, je n'ai jamais eu tant de miel !! Tout pour
moi ! Oh !"
Et il serre respectueusement le vase contre sa poitrine comme si c'était un
trésor.
Mais ensuite il sent que plus que le vase, est précieux l'amour qui le lui
donne et il met le petit vase sur les genoux de Jésus, il lève ensuite les
bras voulant enlacer le cou de Marthe penchée sur lui et la baiser. C'est
tout ce que peut sa reconnaissance, tout ce qu'il peut donner, lui, l'enfant
abandonné qui n'a rien à donner.
584.13 – Les
autres arrêtent de faire des plans pour observer la scène, et Pierre
constate :
"Il est encore plus malheureux que Marziam qui avait au moins
l'amour du grand-père et des autres paysans ! C'est bien vrai qu'il y a
toujours des douleurs plus grandes que celles que nous avons jugées immenses
!"
"Oui, l'abîme de la douleur humaine n'a pas encore découvert son fond.
Qui sait combien de secrets il cache encore... et qu'il cachera pour les
siècles futurs !" dit Barthélemy pensif.
"Tu n'as pas foi dans la Bonne Nouvelle, alors ? Tu ne
crois pas qu'elle changera le monde ? C'est dit par les prophètes, et le
Maître le répète. Tu es un incrédule, Barthélemy dit l'Iscariote avec une
légère ironie.
Le Zélote lui répond :
"Je ne vois pas ce qui fait l'incrédulité de Barthélemy. La doctrine du
Maître procurera du réconfort à tous les malheurs, modifiera aussi la
férocité des usages et des coutumes, mais elle n'éliminera pas la douleur.
Elle la rendra supportable par ses divines promesses des joies futures. Pour
que la douleur soit abolie, ou du moins une grande partie de la douleur, car
resteront toujours les maladies et les morts et les cataclysmes naturels il
faudrait que tous aient le cœur que possède le Christ, mais..."
L'Iscariote l'interrompt :
"En effet c'est ce qui devrait arriver. Autrement à quoi aurait servi la
venue du Messie sur la Terre ?"
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316> "C'est ce qui
devrait arriver, disons-nous. Mais, dis-moi, Judas : est-ce que cela
peut-être est arrivé parmi nous ? Nous sommes douze et depuis trois ans nous
vivons avec Lui, nous absorbons sa doctrine comme l'air que nous respirons.
Eh bien ? Sommes-nous tous saints, nous les douze ? Que faisons-nous de
différent de ce que fait Lazare, de ce que font Étienne, Nicolaï, Isaac, Manahen, et Joseph et Nicodème, et les
femmes, et les enfants ? Je parle des justes de cette Patrie qui est la
nôtre. Tous ceux-ci, sages et riches, ou pauvres et ignorants, font ce que
nous faisons : un peu bien, un peu mal, mais sans se renouveler complètement.
Je te dis même que beaucoup, beaucoup nous sont supérieurs. Oui, beaucoup de
ceux qui le suivent nous sont supérieurs, à nous, les apôtres... Et tu
prétendrais que le monde entier prenne le cœur que possède le Christ, alors
que nous, nous les apôtres, ne l'avons pas pris ? Nous sommes devenus plus ou
moins meilleurs... Espérons du moins qu'il en est ainsi, car l'homme a du mal
à se connaître et à connaître le frère qui vit à ses côtés. Il est trop
opaque et épais le voile de la chair, et la pensée de l'homme est trop
attentive à ne pas se laisser pénétrer, pour que l'homme comprenne l'homme.
Toujours, en s'observant ou bien en observant les autres, on reste à la
surface. Quand il s'agit de nous examiner car nous ne voulons pas nous
connaître pour ne pas souffrir dans notre orgueil ou de la nécessité de
changer. Quand il s'agit d'autrui, car notre orgueil d'examinateur fait de
nous des juges injustes et l'orgueil de celui que l'on examine se
serre, comme une huître le fait avec ses valves, sur ce qu'elle a en son
intérieur" dit le Zélote.
"Bien parlé ! Simon, tu as vraiment dit des paroles de sagesse !"
approuve Jude Thaddée
et les autres font chorus.
584.14 – "Et alors, pourquoi est-il venu s'il ne doit
rien changer ?" réplique l'Iscariote.
Jésus prend la parole :
"Beaucoup de choses changeront. Pas tout. Parce que contre ma doctrine,
il y aura dans l'avenir ce qui déjà agit : la haine de ceux qui n'aiment pas
la Lumière, car contre la force de ceux qui me suivent, il y aura celle de
ceux qui suivent Satan. Combien ! Sous combien d'aspects ! À ma doctrine
immuable, parce que parfaite, combien de doctrines hérétiques, toujours
nouvelles seront opposées ! Que de douleurs elles feront germer ! Vous ne
connaissez pas l'avenir. À vous il semble qu'elle est grande la douleur qui
se trouve maintenant dans le monde...
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317>
Mais Celui qui sait, voit des horreurs qui ne seraient même pas comprises si
je vous les expliquais... Malheur si je n'étais pas venu ! Venu pour donner
aux hommes à venir un code qui freine les instincts chez les meilleurs, et
une promesse de paix future ! Malheur si l'homme n'avait pas, à cause de ma
venue, des éléments spirituels capables de le garder "vivant" dans
la vie de l'esprit, de le garder sûr d'une récompense !... Si je n'étais pas
venu, avec la succession des siècles, la Terre serait devenue un vaste enfer
terrestre et la race humaine se serait déchirée, et aurait péri en maudissant
le Créateur..."
"Le Très-Haut a promis de ne plus envoyer de châtiments universels comme
le Déluge. La promesse de Dieu ne se trompe pas" dit Judas.
"Oui, Judas de Simon, c'est vrai. Et le Très-Haut n'enverra plus de
fléaux universels comme le Déluge, mais les hommes se créeront par eux-mêmes
des fléaux de plus en plus atroces, par rapport auxquels le déluge et la
pluie de feu qui détruisit Sodome et Gomorrhe paraîtraient des châtiments de
pitié. Oh !..."
Jésus se lève en faisant un geste de pitié angoissée pour les générations à
venir.
584.15 – "C'est
bien ! Tu sais... mais, en attendant, qu'allons-nous faire pour lui ?"
demande l'Iscariote en montrant l'enfant qui déguste son miel à petites doses
et est tout à fait heureux.
"À chaque jour sa peine . Demain le dira. Se préoccuper du lendemain est vain,
alors que l'on ne sait même pas
si demain on sera encore en vie."
"Moi, je ne pense pas comme Toi. Je dis qu'il faudrait savoir où nous
irons habiter, où nous consommerons la Cène. Tant de choses, Si nous
attendons, attendons, la ville se remplit. Et où irons-nous ? Au Gethsémani,
non. Chez Joseph de Sephoris,
non. Chez Jeanne, non. Chez Nikê, non. Chez Lazare, non. Et où, alors ?"
"Où le Père préparera un refuge pour son Verbe."
"Tu crois que je veux le savoir pour le rapporter ?"
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"C'est toi qui le dis. Moi, je n'ai rien dit. Viens, Chalem. Ma Mère sait que tu es là,
mais elle ne t'a pas encore vu. Viens que je te conduise à elle."
"Mais elle est malade, ta Mère ?" demande Thomas.
"Non. Elle prie. Elle a beaucoup besoin de prier."
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