Le lundi 2 décembre 1946.
319> 535.1 – Je ne vois pas Jésus, ni Pierre, ni Jude d'Alphée,
ni Thomas,
mais je vois les neuf autres qui marchent dans la direction du faubourg
d'Ophel.
Les gens qui sont sur les routes ne sont pas la grande foule de Pâque, de la
Pentecôte et des Tabernacles. Ce sont plus ou moins les gens de la ville.
Peut-être que les Encénies
n'étaient pas très importantes et n'exigeaient pas la présence des hébreux à
Jérusalem. Il n'y avait que ceux qui par hasard se trouvaient dans la ville,
ou ceux des villages voisins de Jérusalem, qui venaient dans la ville pour
monter au Temple. Les autres, à cause de la saison ou du caractère spécial de
la fête, restaient dans leurs villes et dans leurs maisons.
Pourtant beaucoup de disciples qui par amour du Seigneur ont quitté maisons
et parents, intérêts et travaux, sont à Jérusalem et ils se sont unis aux
apôtres. Je ne vois cependant pas Isaac,
ni Abel,
ni Philippe
ni non plus Nicolaï,
qui est allé accompagner Sabéa
à Aéra. Ils parlent entre eux
familièrement, racontant et écoutant tous les faits qui se sont produits
pendant le temps où ils ont été séparés.
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320> On dirait pourtant qu'ils ont déjà
vu le Maître, peut-être au Temple, car ils ne s'étonnent pas de son absence.
Ils marchent lentement, et de temps à autre, ils s'arrêtent, comme pour
attendre, regardant en avant et en arrière, regardant par les chemins qui
descendent de Sion sur cette route qui conduit vers les portes méridionales
de la ville.
535.2 – L'Iscariote
est presque en arrière de tous les autres et il fait l'orateur dans un groupe
de disciples pleins de bonne volonté plutôt que de science. Par deux fois il
est appelé nommément par certains juifs qui suivent le groupe, sans pourtant
s'y mêler. Je ne sais quelles sont leurs intentions ou de quoi ils sont
chargés. Et par deux fois l'Iscariote hausse les épaules sans même se
retourner, mais la troisième fois il est obligé de le faire car un juif
quitte son groupe, traverse d'autorité celui des disciples, prend Judas par
la manche et l'oblige à s'arrêter en lui disant :
"Viens ici un moment car nous devons te parler."
"Je n'ai pas le temps et je ne peux pas" répond l'Iscariote d'un
air tranchant.
"Va, va. Nous t'attendons. Car tant que nous ne voyons pas Thomas, nous
ne pouvons sortir de la ville" lui dit André qui est le plus près de lui.
"C'est bon, allez en avant, je viendrai bientôt" dit Judas sans
aucune bonne volonté visible de faire ce qu'il doit faire.
Resté seul, il dit à celui qui l'importune :
"Eh bien ? Que veux-tu ? Que voulez-vous ? Vous n'avez pas encore fini
de m'ennuyer ?"
"Oh ! Oh ! Quels airs tu te donnes ! Pourtant quand nous t'appelions
pour te donner de l'argent, tu ne trouvais pas que nous t'ennuyions ! Tu es
orgueilleux, homme ! Mais il y a quelqu'un qui peut te rendre humble...
Souviens-t-en."
"Je suis un homme libre et..."
"Non, tu n'es pas libre. Libre est celui que d'aucune manière nous ne
pouvons rendre esclave, et tu en connais le nom. Toi !... Tu es esclave de
tout et de tous, et tout d'abord de ton orgueil. Bref. Fais attention que si
tu ne viens pas avant sexte
dans la maison de Caïphe,
malheur à toi !"
Un "malheur" vraiment menaçant.
"C'est bien ! Je viendrai, mais vous feriez mieux de me laisser
tranquille, si vous voulez..."
"Quoi ? Quoi, marchand de promesses, bon à rien..."
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321> Judas se libère en poussant
violemment celui qui le tient et il se sauve en disant :
"Je parlerai quand j'y serai."
535.3 – Il rejoint les autres de son
groupe. Il est songeur et un peu embarrassé. André lui demande avec
empressement :
"Mauvaises nouvelles ? Non, hein ! Peut-être ta mère..."
Judas, qui au début l'avait regardé de travers tout prêt à lui faire une
réponse âcre, se fait plus humain et dit : "Oui. Des nouvelles pas bien
bonnes... Tu sais... la saison... Maintenant... car il me vient maintenant à
l'esprit un ordre du Maître. Si cet homme ne m'avait pas arrêté, j'allais
l'oublier, cela aussi... Mais il m'a nommé le lieu où il habite et, à la
suite de ce nom, je me suis rappelé l'ordre qui m'a été donné. Eh bien
maintenant, quand j'irai pour cela, j'irai aussi chez cet homme et j'en
saurai davantage..."
André, simple et honnête comme il l'est, est bien loin de soupçonner que son
compagnon puisse mentir, et il dit avec empressement :
"Mais va, va tout de suite. Moi je le dirai aux autres. Va, va !
Enlève-toi ce souci..."
"Non, non. Je dois attendre Thomas à cause de l'argent. Un moment de
plus ou de moins..."
Les autres, qui s'étaient arrêtés pour l'attendre, les regardent venir.
"Judas a eu de tristes nouvelles" dit André prévenant.
"Oui... en quelques mots. Mais j'en saurai davantage quand j'irai faire
ce que je dois..."
"Quoi ?" demande Barthélemy.
535.4 – "Voici Thomas
qui vient en courant" dit Jean
au même instant.
Judas en profite pour ne pas répondre.
"Je vous ai fait attendre ? Beaucoup ? C'est que je
voulais faire une bonne affaire... et j'ai réussi. Regardez cette belle
bourse. C'est bon pour les pauvres. Le Maître sera content"
"Il le fallait. Nous n'avions pas la moindre piécette pour les
mendiants" dit Jacques d'Alphée.
"Donne-la-moi" dit l'Iscariote, en tendant la main vers la lourde
bourse que Thomas balance dans ses mains.
"Mais vraiment... Jésus m'a chargé de la vente, et je dois remettre
entre ses mains ce que j'ai reçu."
"Tu Lui en diras le montant. Donne-moi maintenant car je suis pressé de
partir."
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322> "Non, je ne te la donne pas !
Jésus m'a dit pendant que nous traversions le Sixte
: 'Ensuite, tu me donneras la somme'. Et moi je le fais."
"De quoi as-tu peur ? Que je l'allège ou que je t'enlève le mérite de la
vente ? À Jéricho, moi aussi, j'ai vendu et avantageusement. Depuis des
années, c'est moi qui suis chargé de l'argent. C'est mon droit."
"Oh ! Écoute : si tu veux faire une histoire pour cela, tiens. Je me
suis acquitté de ma charge, et je ne me soucie pas du reste. Tiens, tiens. Il
y a tant de choses plus belles que cela !..."
Et Thomas passe la bourse à Judas.
"Vraiment, si le Maître a dit..." dit Philippe.
"Mais, pas de sophismes ! Allons plutôt, maintenant que nous sommes tous
ensemble. Le Maître a dit d'être à Béthanie avant sexte. Nous avons à peine
le temps" dit Jacques de
Zébédée.
"Alors moi je vous quitte. Vous, allez en avant. Moi, je vais et je
reviens."
"Mais, non ! Il a dit bien clairement : Soyez tous unis" dit Matthieu.
"Tous unis, vous. Mais moi, je dois partir. Maintenant surtout que j'ai
des nouvelles de la mère !..."
"La chose peut aussi s'interpréter ainsi. Si lui a eu des ordres que
nous ne connaissons pas..." dit Jean, conciliant.
Les autres, sauf André et Thomas, semblent peu portés à le laisser aller mais
ils finissent par dire :
"Eh bien, va. Mais fais vite et sois prudent..."
Et Judas s'enfuit par une ruelle qui mène sur la colline de Sion, pendant que
les autres reprennent leur marche.
535.5 – "Cependant, ce n'est pas
juste" dit Simon
le Zélote, après quelque temps. "Nous
n'avons pas bien agi. Le Maître avait dit : 'Restez toujours ensemble et
soyez bons'. Nous avons désobéi au Maître. J'en suis tourmenté."
"Je le pensais, moi aussi..." lui répond Matthieu.
Les apôtres sont tous en groupe depuis qu'ils ont dû décider de ce qu'ils
devaient faire. J'ai remarqué que les disciples s'écartent toujours avec
respect quand les apôtres se réunissent pour discuter.
Barthélemy dit :
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323> "Faisons ainsi. Congédions
ceux qui nous suivent, dès maintenant, sans attendre d'être sur la route de
Béthanie. Et puis divisons-nous en deux groupes et restons à attendre Judas,
les uns sur la voie basse, les autres sur la voie haute. Les plus agiles sur
la voie basse, les autres sur la voie haute.
Même si le Maître nous précède il nous verra arriver ensemble car un groupe
attendra l'autre hors de Béthanie."
La chose est décidée. Ils congédient les disciples et puis ils vont tous
ensemble jusqu'à l'endroit d'où on peut tourner vers le Gethsémani et prendre
la voie haute sur le Mont des Oliviers, et d'autre part, en côtoyant le
Cédron, on prend la voie basse pour Béthanie et Jéricho...
535.6 – Pendant ce temps Judas s'enfuit
en courant comme si on le poursuivait. Il continue pendant quelque temps à
monter la rue étroite qui mène vers le sommet de Sion en direction du
couchant, puis il tourne par une petite rue encore plus étroite, presque une
ruelle qui, au lieu de monter, descend vers le midi. Il est soupçonneux, il
court et, de temps en temps, il se retourne, comme effrayé. Il craint
visiblement d'être suivi. La ruelle tortueuse qui suit les détours des
maisons placées en désordre s'ouvre maintenant sur une campagne étendue. Il y
a une colline au-delà de la vallée qui est au-delà des murs, une colline
basse couverte d'oliviers au-delà de l'aride pierraille de la vallée de
Hinnom. Judas court maintenant rapidement, en traversant les haies qui
bornent les jardins des dernières maisons contre les murs, les pauvres
maisons des pauvres de Jérusalem, et pour sortir de la ville, il ne prend pas
la Porte de Sion qui est tout près, mais il monte en courant, vers une autre
porte un peu à l'ouest. Il est hors de la ville. Il trotte comme un poulain
pour faire vite. Il passe comme le vent près d'un aqueduc, puis, sourd à
leurs lamentations, près des tristes grottes des lépreux de Hinnom. Il est clair qu'il cherche les endroits que fuient les autres.
Il va directement vers la colline couverte d'oliviers, solitaire au sud de la
ville. Il pousse un soupir de soulagement quand il est sur ses pentes et il
ralentit sa marche. Il rajuste son couvre-chef, sa ceinture, son vêtement
qu'il avait relevé, regarde en se protégeant du soleil car il l'a dans les
yeux, vers l'orient, vers l'endroit où se trouve la route basse qui conduit à
Béthanie et Jéricho, mais il ne voit rien qui le trouble.
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324> Au contraire, un coin de la colline
le sépare de cette route. Il sourit. Il se met à monter lentement, pour faire
passer son essoufflement, sur la colline. Entre-temps il réfléchit. Plus il
réfléchit, plus il devient sombre. Certainement il monologue en lui-même,
mais en silence. À un certain point, il s'arrête, enlève la bourse de son
sein, la regarde, puis la remet dans son sein, après en avoir divisé le
contenu, en en mettant une partie dans sa bourse peut-être pour que soit
moins visible le volume qu'il a caché dans son sein.
535.7 – Il
y a une maison au milieu des oliviers, une belle maison, la plus belle de la
colline, car les autres maisons qui sont éparses sur les pentes, dépendances
de la belle maison ou séparées, sont bien humbles. Il y arrive par une sorte
de chemin ensablé qui traverse les oliviers bien alignés. Il frappe à la
porte, se fait reconnaître, il entre. Il va avec assurance au-delà de
l'atrium, dans une cour carrée qui a de nombreuses portes sur ses côtés.
Il ouvre l'une d'elles. Il entre dans une vaste pièce où se trouvent diverses
personnes dont je reconnais le visage sournois et haineux de Caïphe, celui ultra-pharisien d'Elchias,
celui de fouine du sanhédriste Félix, avec le visage de vipère de Simon.
Plus loin se trouve Doras,
fils de Doras, dont les traits rappellent de plus en plus ceux de son père,
et avec lui Cornélius
et Tolmaï.
Et il y a les autres scribes, Sadoq
et Chanania,
âgé, parcheminé, mais jeune en méchanceté, et Collascebona
l'Ancien, et Nathanaël
ben Faba et puis un certain Doro, un Simon,
un Joseph,
un Joachim
que je ne connais pas. Caïphe dit les noms, moi je les écris. Lui termine :
"... rassemblés ici pour te juger."
Judas a un visage curieux : à la fois peureux, dépité, violent, mais il se
tait. Il n'a plus rien d’arrogant. Les autres l'entourent moqueurs, et chacun
y va de sa question :
"Eh bien ! Qu'en as-tu fait de notre argent ? Que nous dis-tu, homme
sage, homme qui fait tout et vite et bien ? Où est ton travail ? Tu es un
menteur, un bavard bon à rien. Où est la femme
? Tu ne l'as même plus ? Et ainsi, au lieu de nous servir, tu le sers Lui,
hein ? Est-ce ainsi que tu nous aides ?"
C'est un assaut criant et braillant, menaçant, et duquel beaucoup de paroles
m'échappent.
535.8 – Judas les laisse crier à leur
aise. Quand ils sont fatigués et essoufflés, c'est lui qui parle :
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325> "J'ai fait ce que j'ai pu. Est-ce
ma faute si c'est un homme que personne ne peut faire pécher ? Vous vouliez
éprouver sa vertu, avez-vous dit. Moi je vous ai donné la preuve que Lui ne
pèche pas. J'ai donc servi votre dessein. Avez-vous réussi peut-être, vous
tous, à le mettre dans la situation d'un accusé ? Non. De toutes vos
tentatives de le faire apparaître comme un pécheur, de l'attirer dans un
piège, il est sorti plus grand qu'auparavant. Et alors, si vous n'avez pas
réussi, vous, avec votre rancœur, devais-je réussir, moi qui ne le hais pas,
qui suis seulement déçu d'avoir suivi un pauvre innocent, trop saint pour
pouvoir être un roi, et un roi qui écrase ses ennemis ? Quel mal m'a-t-il
fait, Lui, pour que je Lui fasse du mal ? Je parle ainsi car je pense que
vous le haïssez au point de vouloir sa mort. Je ne peux plus croire que vous
voulez seulement persuader le peuple que c'est un fou, et nous persuader, me
persuader, pour notre bien, et Lui-même par pitié pour Lui. Vous êtes trop
généreux avec moi, et trop furieux de le voir au-dessus du mal, pour que je
puisse le croire. Vous m'avez demandé ce que j'ai fait de votre argent. J'en
ai fait l'usage que vous savez. Pour convaincre la femme, j'ai dû beaucoup
dépenser... Et je n'ai pas réussi à le faire avec la première et..."
535.9 – "Mais tais-toi ! Rien
n'est vrai. Elle était folle de Lui, et certainement elle est venue tout de
suite. Du reste tu l'as garanti car tu disais qu'elle te l'avait avoué. Tu es
un voleur. Qui sait à quoi t'a servi notre argent !"
"À ruiner mon âme, assassins d'une âme ! À faire de moi un sournois,
quelqu'un qui n'a plus de paix, quelqu'un qui devient suspect de Lui et de
ses compagnons. Car, sachez-le, Lui m'a découvert... Oh ! s'il m'avait chassé
! Mais il ne me chasse pas. Non. Il ne me chasse pas. Il me défend, il me
protège, il m'aime !... Votre argent !... Mais pourquoi en ai-je accepté la
première piécette ?"
"Parce que tu es un malheureux. En attendant, tu as joui de notre argent
et maintenant tu pleures de l'avoir dépensé. Menteur ! En attendant, rien n'a
réussi et les foules autour de Lui deviennent plus nombreuses et sont de plus
en plus fascinées. Notre ruine approche, et par ta faute !"
"La mienne ? Pourquoi alors n'avez-vous pas osé le prendre et l'accuser
de vouloir se faire roi ? Vous m'avez pourtant dit que vous avez voulu le
tenter, bien que je vous ai dit que c'était inutile,
que Lui n'a pas faim de pouvoir. Pourquoi ne l'avez-vous pas amené à pécher
contre sa mission si vous êtes si braves ?"
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326> "Parce qu'il s'est échappé de
nos mains. C'est un démon qui disparaît, quand il le veut, comme de la fumée.
Il est comme un serpent : il fascine, on ne peut plus rien faire quand il vous regarde."
"Quand il regarde ses ennemis : vous. Car moi je vois que quand il
regarde ceux qui ne le haïssent pas de tout eux-mêmes, comme vous faites,
alors son regard fait bouger, fait agir. Oh ! son regard ! Pourquoi il me
regarde ainsi et il me rend bon, moi qui suis un monstre pour moi-même, et
pour vous qui me rendez monstre dix fois plus ?!"
"Que de paroles ! Tu nous avais assuré que pour le bien d'Israël tu nous
aurais aidé. Mais tu ne comprends pas, ô malheureux, que cet homme est notre
ruine ?"
"Notre ? De qui ?"
"Mais de tout le peuple ! Les romains..."
"Non. C'est seulement votre ruine. C'est pour vous que vous
craignez. Vous savez que Rome ne sévira pas contre nous à cause de Lui. Vous
le savez cela, comme moi je le sais, comme le peuple le sait. Mais vous
tremblez parce que vous savez, parce que vous craignez que Lui vous jette
hors du Temple, du Royaume d'Israël. Et il ferait bien. Il ferait bien de
débarrasser son aire de vous, hyènes immondes, ordures, aspics !..."
Il est furieux.
535.10 – Ils le saisissent, le secouent,
rendus furieux à leur tour, c'est tout juste s'ils ne le jettent pas par
terre... Caïphe lui crie en plein visage :
"C'est bien. C'est ainsi, mais si c'est ainsi, nous avons le droit de
défendre ce qui est à nous. Et puisque les petits moyens ne suffisent plus
pour Lui persuader de fuir, de laisser le champ libre, voilà que maintenant
nous allons agir par nous-mêmes, te laissant de côté, lâche serviteur,
marchand de paroles. Et après Lui, nous te servirons toi aussi, n'en doute
pas et..."
Elchias ferme la bouche à Caïphe et lui dit avec son flegme glacial de
serpent venimeux :
"Non. Pas ainsi. Tu exagères, Caïphe. Judas a fait ce qu'il a pu. Tu ne
dois pas le menacer. Au fond, n'a-t-il pas les mêmes intérêts que nous
?"
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327> "Mais es-tu sot, Elchias ?
Moi, les intérêts de celui-ci ? Mais moi, je veux que Lui soit écrasé ! Et
Judas veut qu'il triomphe, pour triompher avec Lui. Et tu dis..." crie
Simon.
"Paix, paix ! Vous dites toujours que je suis sévère. Mais voilà
qu'aujourd'hui je suis le seul qui soit bon. Il faut comprendre Judas et
l'excuser. Il nous aide comme il peut. C'est pour nous un
bon ami, mais c'est aussi, naturellement, un ami du Maître. Son cœur est
angoissé... Il voudrait sauver le Maître, lui-même, et Israël... Comment
concilier des choses si opposées ? Laissons-le parler."
La meute se calme. Judas peut enfin parler, et il dit :
"Elchias a raison. Moi... Que voulez-vous de moi ? Je ne le sais pas
encore exactement. J'ai fait ce que j'ai pu. Moi, je ne puis faire davantage.
Lui est par trop plus grand que moi. Il lit dans mon cœur... et il ne me
traite jamais comme je le mérite. Moi, je suis un pécheur, et Lui le sait et
il m'absout. Si j'étais moins lâche, je devrais... Je devrais me tuer pour me
mettre dans l'impossibilité de Lui faire du mal".
Judas s'assoit, accablé, le visage dans les mains, les yeux écarquillés et
perdus dans le vide, il souffre visiblement dans la lutte entre ses instincts
opposés...
"Fariboles ! Que veux-tu qu'il sache ? Tu agis ainsi parce que tu t'es
repenti de t'être mis en avant !" s'écrie le dénommé Cornélius.
"Et s'il en était ainsi ? Oh, s'il en était ainsi ! Si je m'étais
réellement repenti et devenu capable de rester dans ce sentiment !..."
"Mais vous le voyez ? Mais vous l'entendez ? Nos pauvres deniers !"
croasse Chanania.
"Nous avons que faire avec quelqu'un qui ne sait pas ce qu'il veut.
C'est pire qu'un hébété que nous avons choisi !" renchérit Félix.
"Un hébété ? Une marionnette, dois-tu dire ! Le Galiléen le tire avec
une ficelle, il va au Galiléen. Nous le tirons, nous, et il vient à
nous" s'écrie Sadoq.
"Eh bien, si vous êtes tellement plus habiles que moi, agissez par
vous-mêmes. Moi, à partir d'aujourd'hui, je m'en désintéresse. Ne vous
attendez plus un renseignement ni un mot. D'ailleurs je ne pourrai plus vous
les donner car Lui, désormais, est sur ses gardes et il me surveille..."
"Mais, si tu as dit qu'il t'absout ?"
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328> "Oui. Il m'absout, mais c'est
justement parce qu'il sait tout. Il sait tout ! Il sait tout ! Oh !"
Judas met son visage dans ses mains.
"Et va-t'en, alors, femme en vêtements d'homme, avorton, mal bâti !
Va-t'en ! Nous agirons par nous-mêmes. Et prends garde, prends garde de ne
pas Lui parler de cela, car autrement nous te le ferons payer."
535.11 – "Je m'en vais ! Je m'en
vais ! Si seulement je n'étais jamais venu ! Pourtant rappelez-vous ce que je
vous ai déjà dit. Lui a rencontré ton père, Simon, ton beau-frère,
Elchias. Je ne crois pas que Daniel
ait parlé. J'étais présent et je ne l'ai jamais vu parler à part. Mais ton
père ! Il n'a pas parlé, d'après ce que disent mes condisciples. Il n'a même
pas révélé ton nom. Il s'est borné à dire que son fils l'a chassé parce qu'il
aimait le Maître et qu'il n'approuvait pas ta conduite. Mais il a déjà dit
que nous nous voyons, que je viens chez toi... Et il pourrait dire le reste,
aussi. Tecua
n'est pas au bout du monde... Ne dites pas ensuite que moi j'ai parlé quand
il y en a trop déjà qui connaissent vos projets."
"Mon père ne parlera plus jamais. Il est mort" dit lentement Simon.
"Mort ? Tu l'as tué ? Horreur ! Pourquoi t'ai-je dit où il était !..."
"Moi, je n'ai tué personne. Je n'ai pas bougé de Jérusalem. Il y a tant
de manières de mourir. Tu es étonné qu'un vieillard, et un vieillard qui s'en
va exiger de l'argent soit tué ? Du reste... c'est sa faute. S'il était resté
tranquille, s'il n'avait pas eu des yeux et des oreilles et une langue pour
voir, écouter, et faire des reproches, il serait encore honoré et servi dans
la maison de son fils..." dit Simon avec une lenteur exaspérante.
"En somme... tu l'as fait tuer ? Parricide !"
"Tu es fou : le vieux a été frappé, il est tombé, sa tête a heurté, il
est mort. Un accident, un simple accident. Cela a été mauvais pour lui
d'exiger de l'argent d'un malandrin..."
"Je te connais, Simon. Et je ne puis croire... Tu es un
assassin..."
Judas en est tout interdit.
L'autre lui rit au nez en répétant :
"Et toi, tu délires. Tu vois un crime où il n'y a qu'un malheur. Je l'ai
appris seulement avant-hier et j'ai pris des mesures, pour tirer vengeance et
lui rendre honneur.
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329> Mais, si j'ai pu honorer le
cadavre, je n'ai pas pu prendre l'assassin. Quelque voleur certainement,
descendu de l'Hadomim
pour étaler sur les marchés le produit de ses vols... Qui peut maintenant le
prendre ?"
"Je ne crois pas... Je ne crois pas... Je pars ! Je pars ! Laissez-moi
aller !... Vous êtes... pires que des chacals... Je pars ! Je pars !"
Et il ramasse son manteau qui était tombé et il va sortir.
535.12 – Mais Chanania le saisit de sa
main de rapace :
"Et la femme ? Où est la femme Qu'a-t-elle dit ? Qu'a-t-elle fait ? Tu
le sais ?"
"Je ne sais rien... Laissez-moi partir..."
"Tu mens ! Tu es un menteur !" crie Chanania.
"Je ne le sais pas. Je le jure. Elle est venue, cela est certain, mais
personne ne l'a vue. Ni moi qui ai dû partir de suite avec le Rabbi. Ni mes compagnons. Je les ai habilement interrogés... J'ai vu les
bijoux brisés qu'Élise
a apportés dans la cuisine... et je ne sais rien d'autre. Je le jure par
l'Autel et le Tabernacle !"
"Et qui peut te croire ? Tu es un lâche. Comme tu trahis ton Maître, tu
peux nous trahir nous aussi. Mais attention à toi !"
"Je ne trahis pas. Je le jure par le Temple de Dieu !"
"Tu es un parjure. Ton visage le dit. C'est Lui [Jésus] que tu sers et
pas nous..."
"Non. Je le jure sur le Nom de Dieu."
"Dis-le, si tu l'oses pour confirmer ton serment !"
"Je le jure sur Jéhovah !" et il prend un teint
terreux en prononçant ainsi le nom de Dieu, Il tremble, il balbutie, il ne
sait même plus le dire comme on le prononce d'ordinaire. Il semble dire un j,
une h, un v très traîné, je dirais terminé en aspiration.
Je le reconstituerais ainsi : Jeocvèh, En somme sa
prononciation est étrange.
Un silence, effrayant dirais-je, règne dans la pièce. Ils se sont même
écartés de Judas... Mais ensuite Doras et un autre disent
:
"Répète le même serment pour confirmer que tu ne serviras que
nous..."
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330> "Ah, non ! Maudits ! Cela non
! Je vous jure que je ne vous ai pas trahis et que je ne vous dénoncerai pas
au Maître, et déjà je fais un péché. Mais mon avenir, je ne le lie pas à
vous, à vous qui demain, au nom de mon serment, pourriez m'imposer...
n'importe quoi, même un crime. Non ! Dénoncez-moi au Sanhédrin comme
sacrilège, dénoncez-moi comme assassin aux romains. Je ne me défendrai pas.
Je me ferai tuer... Et ce sera une bonne chose pour moi. Mais moi, je ne jure
plus... je ne jure plus..."
Et il se dégage par des efforts violents de celui qui le tient et il s'enfuit
en criant :
"Sachez pourtant que Rome vous surveille, que Rome aime le
Maître..."
Une sortie retentissante qui fait résonner la maison indique que Judas est
sorti de ce repaire de loups.
535.13 – Ils se regardent en face... La
rage, et peut-être la peur, les rend livides... Et ne pouvant passer leur
colère et leur peur sur personne, ils se disputent entre eux. Chacun cherche
à faire endosser à l'autre la responsabilité des démarches qui ont été faites
et des conséquences qu'elles peuvent avoir. Les uns reprochent une chose, les
autres une autre. Les uns pour le passé, les autres pour l'avenir. Certains
crient : "Tu as voulu séduire Judas";
d'autres : "Vous avez mal fait de le maltraiter, vous vous êtes
découverts !"; certains proposent; "Courons-lui après avec de
l'argent, avec des excuses..."
"Ah ! cela non !" crie Elchias qui reçoit le plus de reproches.
"Laissez-moi faire et vous devrez me dire que je suis sage. Judas, quand
il n'aura plus d'argent, se fera doux. Oh ! doux comme un agneau !" et
il rit comme un serpent. "Il tiendra bon aujourd'hui, demain, peut-être
un mois... Mais ensuite... Il est trop vicieux pour pouvoir vivre dans la
pauvreté que lui donne le Rabbi.... et il viendra à
nous... Ha ! Ha ! Laissez-moi faire ! Laissez-moi faire ! Moi, je
sais..."
"Oui. Mais, en attendant... Tu as entendu ? Les romains nous épient !
Les romains l'aiment ! Et c'est vrai. Ce matin même, et hier et avant-hier,
il y en avait pour l'attendre dans l'Atrium des Païens. Les femmes de
l'Antonia y sont toujours... Elles viennent jusque de Césarée pour
l'entendre..."
"Des caprices de femmes ! Je ne m'en préoccupe pas. L'homme est beau et
il parle bien. Elles sont folles des bavards démagogues et des philosophes.
Pour elles, le Galiléen est l'un d'eux, rien de plus.
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331> Et il leur sert pour se distraire dans
leurs loisirs. Il faut de la patience pour réussir ! De la patience et de la
ruse, et du courage aussi. Mais vous n'en avez pas, et vous voulez agir mais
sans paraître. Moi, je vous l'ai dit ce que je ferais. Mais vous ne voulez
pas..."
"Moi, je crains le peuple. Il l'aime trop. Amour par ci, amour par là...
Qui le touche ? Si nous le chassons Lui, nous serons chassés nous... Il
faut..." dit Caïphe.
"Il faut ne plus laisser échapper l'occasion. Combien nous en avons
perdu ! À la première qui se présente, il faut faire pression sur ceux qui
sont incertains parmi nous, et puis agir aussi avec les romains."
"C'est vite dit ! Mais quand, où avons-nous eu l'occasion de le faire ?
Lui ne pèche pas, ne cherche pas le pouvoir, ne..."
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