Le mercredi 24 avril 1946.
461> 422.1 – La grève blanchit dans la nuit
sans lune, mais éclairée par des milliers d'étoiles, des étoiles larges,
invraisemblablement larges d'un ciel d'Orient. Ce n'est pas une lumière
intense comme celle de la lune, mais c'est déjà une douce phosphorescence qui
permet à celui, dont l’œil est fait à l'obscurité, de voir où il marche et ce
qui l'entoure. Ici, sur la droite des voyageurs qui remontent vers le nord en
côtoyant le fleuve, la douce luminosité stellaire découvre la frontière
végétale que forment les roseaux, les saules et les arbres de haute futaie
et, comme la lumière est très légère, ils semblent former une muraille
compacte, continue, sans interruption, sans possibilité de pénétration, à
peine rompue là où le lit d'un ruisseau ou d'un torrent, complètement à sec,
trace une ligne blanche qui s'en va vers l'orient et disparaît au premier
coude du minuscule affluent maintenant à sec. À leur gauche, par contre, les
voyageurs discernent le reflet des eaux qui descendent vers la Mer Morte en
murmurant, soupirant, bruissant, tranquilles et sereines. Et entre la ligne
brillante des eaux couleur d'indigo, dans la nuit, et la masse noire opaque
des herbes, des arbustes et des arbres, la bande claire de la grève, tantôt
plus large, tantôt plus étroite, est parfois interrompue par un minuscule étang,
reste d'une ancienne crue, avec encore un peu d'eau que le sol peu à peu
absorbe, et où il reste des touffes d'herbes encore vertes alors qu'ailleurs
elles se sont desséchées sur la grève certainement brûlante aux heures de
soleil.
Ces mares ou les touffes de joncs secs qui peuvent blesser les pieds nus dans
les sandales, obligent les apôtres à se séparer de temps à autre pour ensuite
se réunir en groupe autour du Maître qui avance de son pas allongé, toujours
majestueux, le plus souvent en silence, le regard levé vers les étoiles
plutôt que courbé vers le sol.
Les apôtres, non, ils ne se taisent pas. Ils parlent entre eux, récapitulant
les événements de la journée, en tirant des conclusions ou bien en prévoyant
les développements futurs. Quelque rare parole de Jésus, souvent dite pour répondre à une
question directe ou pour corriger quelque raisonnement défectueux ou peu
charitable, ponctue le bavardage des douze.
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462> Et la marche se poursuit dans la
nuit, en rythmant le silence nocturne d'un élément nouveau sur ces rives
désertes : les voix humaines et le bruit des pas. Et les rossignols se
taisent dans les feuillages, étonnés d'entendre des sons discordants et
désagréables qui se mêlent, en la troublant, à l'habituelle rumeur des eaux
et des brises, accompagnement habituel de leurs soli de virtuoses.
422.2 – Mais
une question directe, qui ne concerne pas le passé mais l'avenir, vient
rompre avec la violence d'une révolte, sans parler du ton plus aigu des voix
agitées par le dédain ou la colère, la paix non seulement de la nuit mais
celle plus intime des cœurs. Philippe demande s'ils seront à leurs maisons
et dans combien de jours. Un secret besoin de repos, un désir inexprimé mais
sous-entendu d'affections familiales, se trouve dans la simple question de
l'apôtre déjà âgé, qui est mari et père en plus qu'apôtre, et qui a des
intérêts dont il doit s'occuper...
Jésus se rend compte de tout cela et il se retourne pour regarder Philippe.
Il s'arrête pour l'attendre, car Philippe est un peu en arrière avec Matthieu et Nathanaël. Arrivé près de
Lui, il lui passe un bras autour des épaules en lui disant :
"Bientôt, mon ami. Cependant je demande à ta bonté un autre petit
sacrifice pourvu que tu ne veuilles pas te séparer auparavant de Moi…"
"Moi, me séparer ? Jamais !"
"Et alors... je vais t'éloigner encore quelque temps de Bethsaïde, Je
veux aller à Césarée Maritime, en passant par la Samarie. Au retour, nous irons à Nazareth et resteront avec Moi ceux qui n'ont pas de famille en
Galilée. Puis, après quelque temps, je vous rejoindrai à Capharnaüm... Et là je vous évangéliserai pour vous rendre encore
plus capables. Mais, si tu crois que ta présence à Bethsaïde est
nécessaire... vas-y, Philippe. Nous nous retrouverons là..."
"Non, Maître. Il est plus nécessaire de rester avec Toi ! Mais, tu
sais..., elle est douce la maison... et mes filles...
Je pense que dans l'avenir je ne les aurai pas beaucoup avec moi... et je voudrais
jouir un peu de leur chaste douceur. Mais si je dois choisir entre elles et
Toi, c'est Toi que je choisis... et pour plusieurs raisons..." conclut
Philippe en soupirant.
"Et tu fais bien, mon ami, car je te serai enlevé avant tes
filles…"
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463> "Oh ! Maître !..." dit l'apôtre
attristé.
"C'est ainsi, Philippe" termine Jésus en baisant l'apôtre sur les
tempes.
422.3 – Judas Iscariote, qui a bougonné entre ses dents depuis que Jésus a
parlé de Césarée élève la voix comme si d'avoir vu le baiser donné à Philippe
lui avait fait perdre le contrôle de ses actes. Et il dit :
"Que de choses inutiles ! Moi, je ne sais vraiment pas quelle
nécessité il y a d'aller à Césarée !"
Et il le dit avec une impétuosité débordante de fiel. Il semble vouloir
sous-entendre : "Toi qui y vas, tu es un sot."
"Ce n'est pas toi, mais le Maître qui doit juger de la nécessité des
choses que nous faisons" lui répond Barthélemy.
"Oui, hein ? Comme si Lui se rendait bien compte des nécessités
naturelles !"
"Ohé ! Tu es fou ou tu es sain ? Sais-tu de qui tu
parles ?" lui demande Pierre en le secouant par le bras.
"Je ne suis pas fou. Je suis le seul qui ait le cerveau sain, et je sais
ce que je dis."
"Les belles choses que tu dis !"
"Prie Dieu qu'Il ne te les compte pas !"
"La modestie n'est pas ton fort !"
"On dirait que tu as peur que l'on puisse te reconnaître pour ce que tu
es, en allant à Césarée" disent ensemble et respectivement Jacques de Zébédée,
Simon le Zélote, Thomas
et Jude d'Alphée.
L'Iscariote répond à ce dernier :
"Je n'ai rien à craindre et vous rien à savoir. Mais je suis las de voir
que l'on va d'erreur en erreur et que l'on se ruine. Des heurts avec les
sanhédristes, disputes avec les pharisiens, il ne manque plus que les
romains..."
"Comment ? Mais il n 'y a pas deux lunes tu étais fou de joie, tu
étais plein d'assurance, tu étais, tu étais, tu étais... tu étais tout car tu
avais pour amie Claudia !"
observe ironiquement Barthélemy
qui, tout en étant le plus... intransigeant, est le seul
qui uniquement pour obéir au Maître ne se refuse pas à des contacts avec les
romains.
Judas reste un moment silencieux, car la logique de la question ironique est
évidente et, à moins de paraître illogique, il ne peut démentir ce qu'il
avait dit auparavant, mais ensuite il se reprend :
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464> "Ce n'est pas pour les romains
que je dis cela. Je veux dire pour les romains comme ennemis. Elles, car au
fond elles ne sont que quatre dames romaines, cinq ou six au maximum, ont
promis de l'aide et seront fidèles à leurs promesses.
422.4 – Mais
c'est parce que cela augmentera la rancœur de ses ennemis et Lui ne le
comprend pas et..."
"Leur rancœur est complète, Judas. Et tu le sais comme Moi, et encore mieux que Moi" dit calmement
Jésus en appuyant sur le "mieux".
"Moi ? Moi? ? Que veux-tu dire? ? Qui sait les choses
mieux que Toi ?"
"Tu viens de dire que toi seul connais les nécessités
et la façon de s'y comporter..." lui réplique Jésus.
"Mais pour les choses naturelles, oui. Je dis que tu connais les choses
surnaturelles mieux que tous."
"C'est vrai, mais justement je te disais que tu connais mieux que Moi
les choses, laides si tu veux, avilissantes si tu veux, naturelles, comme la
rancœur de mes ennemis, comme leurs projets..."
"Moi, je ne sais rien ! Je ne sais rien. Je le jure sur mon âme,
sur ma mère, sur Jéhovah (Jeové)..."
"Assez ! Il est dit de ne pas jurer" lui intime Jésus avec une sévérité qui semble Lui durcir
jusqu'aux traits du visage qui s'immobilisent comme ceux d'une statue.
"Eh bien, je ne vais pas jurer. Mais il me sera permis de dire, car je
ne suis pas un esclave, qu'il n'est pas nécessaire, qu'il n'est pas utile,
qu'il est même dangereux d'aller à Césarée, de parler avec les
romaines..."
"Et qui te dit que cela arrivera ?" demande Jésus.
"Qui ? Mais tout ! Tu as besoin de t'assurer d'une chose. Tu
es sur les traces d'une..." il s'arrête, comprenant que la colère le
fait trop parler.
422.5 – Puis il reprend :
"Et moi, je te dis que tu devrais aussi penser à nos intérêts. Tu nous
as tout enlevé : maison, gain, affections, tranquillité. Nous sommes des
persécutés pour ta cause, et nous le serons aussi par la suite. Parce que Toi,
tu le dis sur tous les tons, un beau jour tu t'en iras. Mais nous, nous
restons, mais nous resterons ruinés, mais nous..."
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465> "Tu ne seras pas persécuté
lorsque je ne serai plus parmi vous. Je te le dis, Moi qui suis la Vérité. Et
je te dis que j'ai pris ce que vous m’avez donné spontanément, d'une manière
insistante. Tu ne peux donc pas m'accuser de vous avoir enlevé d'autorité un
seul de vos cheveux qui tombent quand vous les peignez, Pourquoi
m'accuses-tu ?"
Jésus est déjà moins sévère, il est maintenant d'une tristesse qui veut
ramener avec douceur à la raison, et je crois que la miséricorde qu'il
montre, si pleine, si divine, est un frein pour les autres qui ne l'auraient
pas, assurément, pour le coupable.
Judas
lui-même s'en rend compte et dans un de ces brusques revirements de son âme,
sollicitée par deux forces contraires, il se jette à terre, se frappant la
tête et la poitrine et criant :
"Parce que je suis un démon,
je suis un démon. Sauve-moi, Maître, comme tu sauves tant de possédés,
sauve-moi ! Sauve-moi !"
"Que ne soit pas inerte ta volonté d'être sauvé."
"Elle existe, tu le vois. Je veux être sauvé."
"Par Moi. Tu exiges que je fasse tout. Mais je suis
Dieu, et je respecte ton libre arbitre. Je te donnerai la force pour arriver
à "vouloir". Mais vouloir n'être pas esclave, cela doit venir de
toi."
"Je le veux ! Je le veux! ! Mais ne va pas à Césarée !
N'y va pas !
422.6 – Écoute-moi,
comme tu as écouté Jean
quand tu voulais aller à Acor .
Nous avons tous les mêmes droits. Nous te servons tous de la même manière. Tu
es obligé de nous satisfaire; à cause de ce que nous faisons... Traite-moi
comme Jean! Je le veux! ! Quelle différence y a-t-il entre lui et
moi ?"
"Il y a l'esprit ! Mon frère n'aurait jamais parlé comme tu parles.
Mon frère ne..."
"Silence, Jacques. C'est Moi qui parle et à tous. Et
toi, lève-toi et comporte-toi en homme, comme Moi je te traite, non comme un
esclave qui gémit aux pieds de son maître. Sois homme, puisque tu tiens tant
à être traité comme Jean qui, en vérité, est plus qu'un homme parce qu'il est
chaste et qu'il est saturé de Charité.
Allons, il est tard et je veux passer le fleuve à l'aube. C'est à cette heure
que les pêcheurs rentrent ayant retiré les nasses, et il est facile de
trouver une embarcation. La lune en ses derniers jours lève toujours plus
haut son fin croissant. Nous pouvons, grâce à sa plus grande lumière, aller
plus vite.
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466/467> 422.7 – Écoutez. En vérité je vous dis
que personne ne doit se vanter de faire son propre devoir et exiger pour cela, qui est un
devoir, des faveurs spéciales.
Judas a rappelé que vous m'avez tout donné; et il m'a dit qu'en retour j'ai
le devoir de vous satisfaire pour ce que vous faites.
Mais rendez-vous un peu compte. Parmi vous, il y a des
pêcheurs, des propriétaires terriens, plus d'un qui possède un atelier, et le
Zélote qui avait un serviteur. Eh bien, quand les garçons de la barque, ou
les hommes qui comme serviteurs vous aidaient à l'oliveraie, à la vigne ou
dans les champs, ou les apprentis de l'atelier, ou simplement le serviteur
fidèle qui s'occupait de la maison ou de la table, avaient fini leur travail,
vous mettiez-vous par hasard à les servir ?
Et n'en est-il pas ainsi dans toutes les maisons et toutes les
affaires ? Quel homme, ayant un serviteur
qui laboure ou qui fait paître, ou un ouvrier à l'atelier, lui dit quand il a
fini le travail : "Va tout de suite à table" ? Personne.
Mais soit qu'il revienne des champs, soit qu'il ait déposé ses outils, tout
patron dit : "Fais-moi à manger, mets-toi en tenue et, avec des
vêtements propres, sers-moi pendant que je mange et bois. Après, tu mangeras
et boiras". Et on ne peut pas dire que cela soit dureté de cœur. En effet le serviteur doit servir son maître et le maître ne
lui a pas d'obligation, parce que le serviteur a fait ce que son maître au
matin lui avait commandé. En effet, si le maître a le devoir d'être humain
avec son propre serviteur, le serviteur a aussi le devoir de ne pas être
paresseux et dissipateur, mais de coopérer au bien-être de celui qui
l'habille et le nourrit. Supporteriez-vous que vos mousses, vos ouvriers
agricoles ou autres, votre domestique, vous disent : "Sers-moi,
puisque j'ai travaillé" ? Je ne crois pas.
De même vous, en regardant ce que vous avez fait et ce que vous faites pour
Moi - et, dans l'avenir, en regardant ce que vous ferez pour continuer mon
œuvre et continuer à servir votre Maître - vous devez toujours dire, parce
que vous verrez aussi que vous avez toujours fait beaucoup moins que ce qu'il
était juste de faire pour être au pair avec tout ce que vous avez eu de
Dieu : "Nous sommes des serviteurs inutiles car nous n'avons fait
que notre devoir". Si vous raisonnez ainsi, vous ne sentirez plus de
prétentions ni de mécontentements s'élever en vous, et vous agirez avec
justice."
Jésus se tait. Tous réfléchissent.
422.8 – Pierre
donne un coup de coude à Jean qui réfléchit en tenant ses yeux bleu clair
fixés sur les eaux, qui de la couleur indigo passent à l'argent azuré sous
les rayons de la lune, et il lui dit :
"Demande-lui quand quelqu'un fait plus que son devoir. Moi, je voudrais
arriver à faire plus que mon devoir..."
"Moi aussi, Simon. Je pensais justement à cela" lui répond Jean
avec son beau sourire sur les lèvres, et il demande à haute voix :
"Maître, dis-moi : l'homme, ton serviteur, ne pourra-t-il jamais
faire plus que son devoir pour te dire avec ce plus, qu'il t'aime
complètement ?"
"Enfant,
Dieu t'a tant donné, qu'en toute justice, ton héroïsme serait toujours peu,
Mais le Seigneur est si bon qu’Il ne mesure pas ce que vous Lui donnez avec
sa mesure infinie, mais qu'Il le mesure avec la mesure limitée de la capacité
humaine. Et quand Il voit que vous avez donné sans
parcimonie, avec une mesure comble, débordante, généreuse, alors Il
dit : "Ce serviteur m'a donné plus que son devoir ne lui imposait;
Aussi Je lui donnerai la surabondance de mes récompenses".
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