Le jeudi 24 octobre 1946.
152> 517.1 - Le
vent humide et froid peigne les arbres des collines et pousse dans le ciel
des amas de nuages grisâtres. Tout emmitouflés dans leurs lourds
manteaux, Jésus
avec les douze et Étienne
descendent de Gabaon par le chemin qui mène à la plaine. Ils parlent entre
eux pendant que Jésus, absorbé dans un de ses silences, est loin de ce qui
l'entoure. Et il y reste jusqu'à ce que, arrivés à un croisement à mi-côte,
et même presque au bas de la colline, il dit :
"Prenons de ce côté et allons à Nobé."
"Comment ? Tu ne reviens pas à Jérusalem ?" dit l'Iscariote.
"Nobé et Jérusalem, c'est presque tout un, pour celui qui est habitué à
beaucoup marcher. Mais je préfère être à Nobé. Cela te déplaît ?"
"Oh ! Maître ! Pour moi, ici ou là... Il me déplaît plutôt que Toi, dans
un endroit qui t'était si favorable, tu aies figuré si peu. Tu as parlé
davantage à Bétéron
qui ne t'était certainement pas amie. Tu devrais faire le contraire, il me
semble. Chercher à t'attirer toujours plus les villes que tu sens favorables,
en faire des... défenses contre les villes dominées par ceux qui te sont
hostiles. Tu sais quelle importance il y a d'avoir de ton côté les villes
voisines de Jérusalem ? Enfin, Jérusalem n'est pas tout. Même les autres
endroits peuvent avoir de l'importance, et par leur importance faire pression
sur les volontés de Jérusalem. Les rois, généralement, sont proclamés dans
des villes les plus fidèles, et les autres se résignent une fois faite la
proclamation..."
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153> "Quand elles ne se révoltent
pas, et alors ce sont des luttes fratricides. Je ne crois pas que le Messie
veuille commencer son Règne par une guerre intestine" dit Philippe.
"Je voudrais une seule chose : qu'il commence en vous par une juste
vision des choses. Mais vous n'avez pas encore cette vision... Quand donc
comprendrez-vous ?"
517.2 - Se rendant compte que peut-être
c'est un reproche qui va venir, l'Iscariote demande de nouveau :
"Pourquoi donc, ici à Gabaon, as-tu si peu parlé ?"
"J'ai préféré écouter et me reposer. Vous ne comprenez pas que Moi aussi
j'ai besoin de repos ?"
"Nous pouvions nous y arrêter et leur faire plaisir. Si tu es si
fatigué, pourquoi t'es-tu remis en route ?" dit Barthélemy
affligé.
"Ce ne sont pas mes membres qui sont
fatigués. Je n'ai pas besoin de m'arrêter pour leur donner du repos.
C'est mon cœur qui est las, qui a besoin de repos et j'ai du repos où je trouve
de l'amour. Croyez-vous peut-être que je sois insensible à tant de rancœur ?
Que les refus ne m'affligent pas ? Croyez-vous que les conjurations contre
Moi me laissent insensibles ? Que les trahisons de celui qui
simule l'amitié et qui est un espion de mes ennemis, placé à côté de Moi
pour..."
"Que cela ne soit jamais, Seigneur ! Et tu ne dois même pas le supposer.
En parlant ainsi, tu nous offenses !" proteste l'Iscariote avec
une indignation affligée qui dépasse celle de tous les autres, bien que tous
protestent en disant :
"Maître, tu nous affliges par ces paroles, tu doutes de nous !"
Et Jacques de
Zébédée, impulsif, s'écrie :
"Moi, je te salue, Maître, et je retourne à Capharnaüm. Le cœur brisé.
Mais je m'en vais. Et si Capharnaüm ne suffit pas, j'irai avec les pêcheurs
de Tyr et de Sidon,
j'irai à Cintium, j'irai je ne sais où, mais si loin
qu'il est impossible que tu puisses penser que moi je te trahis. Donne-moi ta
bénédiction pour le viatique !"
Jésus l'embrasse en disant :
"Paix, mon apôtre. Ils sont si nombreux ceux qui se disent mes amis,
vous n'êtes pas les seuls. Elles t'affligent, elles vous affligent mes
paroles. Mais dans quels cœurs dois-je verser mes angoisses et chercher du
réconfort sinon dans ceux de mes apôtres bien-aimés et de mes disciples
éprouvés ? Je cherche en vous une partie de l'union que j'ai quittée pour
unir les hommes : l'union avec mon Père dans le Ciel.
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154> Et une goutte de l'amour que j'ai
quitté pour l'amour des hommes : l'amour de ma Mère. Je le cherche pour me
soutenir. Oh ! l'onde amère, le poids inhumain envahissent et font pression
sur mon cœur, sur le Fils de l'homme !... Ma Passion, mon Heure, se fait
toujours plus pleine... Aidez-moi à la supporter, à l'accomplir... car elle
est si douloureuse !"
Les apôtres se regardent touchés par la douleur profonde qui vibre dans les
paroles du Maître et ils ne savent faire rien d'autre que de se serrer contre
Lui, le caresser, l'embrasser... et c'est en même temps le baiser de Judas à
droite, celui de Jean
à gauche, sur le visage de Jésus qui baisse les paupières pour cacher ses
yeux pendant que l'embrassent Judas Iscariote et Jean...
517.3 - Ils reprennent la marche et Jésus
peut terminer sa pensée interrompue :
"Dans une si grande angoisse, mon cœur cherche des endroits où il trouve
amour et repos. Où, au lieu de parler à des pierres arides et à des serpents
sournois ou à des papillons distraits, il peut écouter les paroles d'autres
cœurs et se consoler, parce qu'il les sent sincères, affectueux, justes.
Gabaon est l'un de ces endroits. Je n'y étais jamais venu. Mais j'y ai trouvé
un champ labouré et ensemencé par d'excellents ouvriers de Dieu. Ce chef
de la synagogue ! Il est venu vers la Lumière, mais
son esprit était déjà lumineux. Que peut faire un bon serviteur de Dieu !
Gabaon n'est certainement pas à l'abri des menées de ceux
qui me haïssent. Même là, on essaiera insinuation et corruption, mais elle a
un chef de synagogue qui est un juste et les poisons du Mal y perdent leur
toxicité. Croyez-vous qu'il me soit agréable de toujours corriger, censurer,
réprouver même. Il m'est beaucoup plus doux de pouvoir dire : "Tu as
compris la Sagesse. Avance sur ta route et sois saint", comme je l'ai
dit au chef de Gabaon."
"Alors, nous y retournerons ?"
"Quand le Père me fait trouver un lieu de paix, j'en jouis et j'en bénis
mon Père, mais ce n'est pas pour cela que je suis venu. Je suis venu pour
convertir au Seigneur les lieux coupables et éloignés de Lui.
517.4 - Vous voyez que je pourrais rester à Béthanie et je n'y reste
pas."
"C'est aussi pour ne pas nuire à Lazare."
"Non, Judas de Simon.
Même les pierres savent que Lazare est mon ami. Aussi, à cause de cela, il
serait inutile que je freine mon désir de réconfort. Mais c'est pour..."
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155> "Pour les sœurs de Lazare,
pour Marie
spécialement."
"Non plus, Judas de Simon. Même les pierres savent que la luxure de la
chair ne me trouble pas. Remarque que parmi les nombreuses accusations que
l'on m'a faites, la première qui est tombée a été celle-là, car même mes
adversaires les plus acharnés ont compris que de la soutenir c'était
démasquer leur habitude du mensonge. Personne parmi les gens honnêtes
n'aurait cru que j'étais un sensuel. La sensualité
ne peut avoir d'attirance que pour ceux qui ne se nourrissent pas de
surnaturel et qui abhorrent le sacrifice. Maïs pour celui qui s'est voué au sacrifice,
pour celui qui est victime, quelle attirance veux-tu que possède le plaisir
d'une heure ? La jouissance des âmes victimes est toute entière dans
l'esprit, et si elles revêtent une chair, elle n'est pas plus qu'un vêtement.
Penses-tu que les habits que nous revêtons aient des sentiments ? Il en est
de même de la chair pour ceux qui vivent de l'esprit : un vêtement, rien de
plus. L'homme spirituel est le véritable surhomme parce qu'il n'est pas
esclave des sens, alors que l'homme matériel est une non-valeur, par rapport
à la vraie dignité de l'homme, car il a trop d'appétits qui lui sont communs
avec la brute et il lui est même inférieur tout en la surpassant, en faisant
de l'instinct naturel à l'animal un vice dégradant."
Judas, perplexe, se mord les lèvres puis il dit :
"Oui. Et puis, du reste, tu ne pourrais plus nuire à Lazare. D'ici peu
la mort le soustraira à tout danger de vengeance... Et alors pourquoi ne
vas-tu pas à Béthanie plus souvent ?"
"Parce que je ne suis pas venu pour jouir, mais pour convertir. Je te
l'ai déjà dit."
"Pourtant... tu jouis d'avoir tes frères avec Toi ?"
"Oui. Mais il est vrai aussi que je n'ai pas de préférences pour eux.
Quand on doit se séparer pour trouver une place dans les maisons, eux ne
restent pas généralement avec Moi, mais c'est vous qui restez. Et cela pour
vous montrer qu'aux yeux et à l'esprit de celui qui s'est voué à la
rédemption, la chair et le sang n'ont pas de valeur, mais la seule chose qui
a de la valeur, c'est la formation des cœurs et leur rédemption.
517.5 - Maintenant nous allons nous rendre à
Nobé et nous nous séparerons de nouveau pour le sommeil et je vais encore te
garder avec Moi et je garderai Matthieu, Philippe
et Barthélemy."
"Nous sommes peut-être les moins formés ? Moi, spécialement, que tu
gardes toujours près de Toi ?"
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156/157> "Tu l'as dit,
Judas de Simon."
"Merci, Maître. Je l'avais compris" dit l'Iscariote avec une colère
mal contenue.
"Et si tu l'as compris, pourquoi ne t'efforces-tu pas à te former ?
Crois-tu peut-être que pour ne pas te mortifier, je pourrais mentir ? Nous
sommes entre frères, d'ailleurs, et les défauts de l'un ne doivent pas être
un objet de raillerie et ne doivent pas être un objet d'abattement les
avertissements donnés en présence des autres, qui savent déjà réciproquement
en quoi manquent chacun des frères. Personne n'est parfait, c'est Moi qui
vous le dis. Mais même les imperfections de chacun, si pénibles à voir et à
supporter, doivent causer une amélioration de soi-même pour ne pas accroître
les ennuis réciproques. Et crois-moi, Judas, même si je te vois pour ce que
tu es, personne, pas même ta mère, ne t'aime comme je t'aime et personne ne
s'efforce de te rendre bon comme ton Jésus."
"Mais, en attendant, tu me fais des reproches et tu m'humilies, même en
présence d'un disciple."
"Est-ce la première fois que je te rappelle à la justice ?" Judas
se tait, "Réponds, te dis-je !" dit Jésus impérieusement.
"Non."
"Et combien de fois l'ai-je fait publiquement ? Peux-tu dire que je t'ai
couvert de honte ? Ou bien dois-tu dire que je t'ai couvert et défendu ?
Parle !"
"Tu m'as défendu, c'est vrai. Mais maintenant..."
"Mais maintenant c'est pour ton bien. Celui qui caresse un fils coupable, dit le proverbe, devra ensuite
bander ses plaies. Et un autre proverbe dit encore qu'un cheval indompté
devient intraitable, et le fils abandonné à lui-même un casse-cou."
"Mais suis-je peut-être ton fils ?" demande Judas alors que son
visage adoucit son air courroucé pour marquer son regret.
"Si je t'avais engendré tu ne pourrais l'être davantage, et je me ferais
arracher les entrailles pour te donner mon cœur et te rendre tel que je
voudrais..."
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