Le jeudi 1er
novembre 1945
135/136> 316.1 – C'est
par la même route, la seule du reste de ce pays qui paraît un nid d'aigle sur
le sommet d'un pic solitaire, qu'ils repartent le lendemain, poursuivis par
un temps pluvieux et froid qui gêne la marche.
Même Jean d'En-Dor doit
descendre du char, car le chemin effectué en descente est encore plus
dangereux qu'à la montée, et si l'âne par lui-même ne serait pas en danger,
le poids du char que la pente de la route pousse en avant, fait que la pauvre
bête se trouve très mal. Et se trouvent mal aussi ses conducteurs qui
doivent, aujourd'hui, non plus suer pour pousser mais plutôt pour retenir le
véhicule qui pourrait s'emballer en provoquant des malheurs ou, au moins, la
perte du chargement. La route est ainsi horrible jusqu'à un tiers environ de
sa longueur, le dernier vers la vallée, puis elle bifurque et une de ses
branches se dirige vers l'ouest et devient plus praticable et plane.
Ils s'arrêtent pour se reposer et essuyer la sueur, et Pierre récompense le
bourricot qui halète en frémissant et qui secoue ses oreilles en s'ébrouant,
certainement absorbé dans une méditation profonde sur la douloureuse
condition des ânes et sur les caprices des hommes qui choisissent certaines
routes. Du moins Simon de Jonas attribue à ces considérations l'expression pensive de la
bête et, pour améliorer son humeur, lui met au cou un sac rempli de féveroles
et pendant que le baudet broie son dur repas avec un plaisir plein d'avidité,
les hommes aussi mangent du pain et du fromage et boivent le lait dont ils
ont rempli les cruches.
Le repas est fini, mais Pierre veut abreuver "son Antoine qui mérite des honneurs plus que César" dit-il, et
il va avec un seau qu'il a sur le char prendre de l'eau à un torrent qui se
dirige vers la mer.
316.2 – "Maintenant nous pouvons marcher... Et nous
marcherons même au trot, car je pense qu'au-delà de ces coteaux il n'y a plus
que la plaine... Mais nous, nous ne pouvons pas trotter. Pourtant nous irons
vite. Allons, Jean et toi, femme, montez et partons."
"Je monte, Moi aussi, Simon, et je conduis. Vous tous suivez-nous…"
dit Jésus après que les deux
sont montés.
"Pourquoi ? Tu te sens mal ? Tu es tellement
pâle !..."
"Non, Simon. Je veux parler en particulier avec eux..." et il
indique les deux qui eux aussi sont devenus tout pâles, devinant qu'est venu
le moment de l'adieu.
"Ah ! Très bien. Monte donc et nous te suivrons."
Jésus s'assoit sur la table qui sert de banc au conducteur et il dit :
"Viens ici à côté de Moi, Jean. Et toi, Syntica, viens tout près..."
Jean s'assoit à la gauche du Seigneur et Syntica à ses pieds, presque sur le
bord du char, tournant le dos à la route et tenant son visage levé vers
Jésus. Dans cette position, assise sur les talons, détendue comme si elle
était chargée d'un poids qui l'épuise, les mains abandonnées sur ses genoux
et jointes à cause du tremblement qui les agite, le visage fatigué, ses yeux
très beaux d'un noir violet comme embués par tant de pleurs qu'elle a versés,
sous l'ombre de son manteau et de son voile qui descendent très bas, elle
semble une Pietà désolée. Et puis Jean !... Je crois que s'il avait son
gibet au bout de la route, il serait moins bouleversé.
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137> L'âne se met au pas si obéissant et
bien avisé qu'il n'oblige pas Jésus à une stricte surveillance. Jésus en
profite pour laisser aller les rênes et prendre la main de Jean et poser
l'autre sur la tête de Syntica.
316.3 – "Mes enfants, je vous remercie de toute la joie que
vous m'avez donnée. Cette année a été pour Moi parsemée de fleurs de joie
parce que j'ai pu cueillir vos âmes et les garder en ma présence pour me
cacher les brutalités du monde, pour parfumer l'air corrompu par le péché du
monde, pour verser en Moi la douceur, pour me confirmer dans l'espoir que ma
mission n'est pas inutile. Marziam, toi, mon Jean, Hermastée, toi, Syntica, et Marie
de Lazare, et Alexandre Misace, et d'autres encore... Les fleurs triomphales du
Sauveur, que seulement les cœurs droits savent apprécier comme tels...
Pourquoi hoches-tu la tête, Jean ?"
"Parce que tu es bon de me mettre parmi les cœurs droits, mais mon péché
est toujours présent à ma pensée..."
"Ton péché est le fruit d'une chair excitée par deux méchants. La
rectitude de ton cœur, c'est le fond de ton moi honnête, qui désire
des choses honnêtes, malheureux parce qu'elles t'ont été enlevées par la mort
ou par la méchanceté, mais non moins vif pour cela sous l'épaisseur d'une si
grande douleur.
Il a suffi que la voix du Sauveur s'infiltre dans les profondeurs où
languissait ton moi pour que tu bondisses debout, secouant tout poids, pour
venir à Moi. N'est-ce pas ainsi ? Tu es donc un cœur droit. Beaucoup,
beaucoup plus droit que d'autres qui n'ont pas ton péché, mais en ont
de beaucoup plus graves parce que réfléchis et obstinément conservés
vivants...
Vous, donc, vous mes fleurs de mon triomphe de Sauveur, soyez bénis. Dans ce
monde fermé et hostile, qui abreuve d'amertume et de dégoût le Sauveur, vous
avez représenté l'amour. Merci ! Dans les heures les plus pénibles que
j'ai eues cette année, je vous a gardés présents à
mon esprit pour en avoir consolation et soutien. Dans celles encore plus
pénibles que j'aurai, je vous garderai encore plus présents à mon esprit.
Jusqu'à la mort. Et vous serez avec Moi, pour l'éternité. Je vous le promets.
316.4 – Je vous confie mes intérêts les plus chers, c'est-à-dire
la préparation de mon Église en Asie mineure, là où Moi je ne puis aller parc
que c'est ici, en Palestine, le terrain de ma mission, et parce que la
mentalité rétrograde des grands d'Israël emploierait tous le moyens pour me
nuire si j'allais ailleurs. C'est ainsi que je ferais si j'avais d'autres
Jean et d'autres Syntica pour d'autres pays. De cette façon mes apôtres
trouveraient le terrain labouré pour répandre la semence à l'heure qui
viendra !
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138> Soyez doux et patients, et en même
temps forts, pour pénétrer et supporter. Vous trouverez des esprits obtus et
railleurs. Ne vous désolez pas pour cela, Pensez ainsi : "Nous
mangeons le même pain et nous buvons le même calice que notre Jésus".
Vous n'êtes pas plus que votre Maître et vous ne pouvez pas prétendre avoir
un meilleur sort. Voici le meilleur sort : partager ce qu'a le Maître.
Je ne vous donne qu'un ordre : celui de ne pas vous avilir, de ne pas
vouloir vous donner une réponse à cet éloignement qui n'es pas un exil, comme
Jean veut le penser, mais une approche du seuil de la Patrie avant tous les
autres, comme des serviteurs formé comme aucun autre ne l'est. Le Ciel s'est
abaissé sur vous comme un voile maternel et le Roi des Cieux vous accueille
déjà sur son sein, vous protège sous ses ailes de lumière et d'amour comme
les premiers-nés de la nichée sans bornes des serviteurs de Dieu, du Verbe de
Dieu qui, au nom du Père et de l'Éternel Esprit, vous bénit pour cette heure
et pour toujours.
Et priez pour Moi,
Fils de l'Homme qui va à la rencontre de toutes ses tortures de Rédempteur.
Oh ! en vérité mon Humanité va être écrasée par les plus amères
expériences !... Priez pour Moi. J'aurai besoin de vos prières...
Elles seront des caresses... Elles seront des aveux d'amour... Elles seront
une aide pour ne pas arriver à dire : "L'Humanité n'est faite que
de satans"...
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139/140> 316.5 – Adieu,
Jean ! Donnons-nous le baiser d'adieu... Ne pleure pas ainsi... Au prix
de vouloir m'arracher des lambeaux de chair, je t'aurais gardé si je n'avais
pas vu tout le bien qui vient de cette séparation, pour toi et pour Moi.
Éternel bien...
Adieu, Syntica. Oui, baise aussi mes mains, mais pense que si la différence
de sexe m'interdit de t'embrasser comme une sœur , Moi, je donne à ton âme le fraternel baiser...
Et attendez-moi, avec votre esprit . Je viendrai. Vous m'aurez près de vos fatigues et près
de vos âmes. Oui, car si l'amour pour l'homme a renfermé ma Nature divine
dans une chair mortelle, il n'a pas cependant pu imposer des limites à ma
liberté. Et je suis libre d'aller comme Dieu auprès de ceux qui méritent
d'avoir Dieu avec eux.
Adieu, mes enfants. Le Seigneur est avec vous..."
Jésus s'arrache à l'étreinte convulsive de Jean qui se serre à ses épaules,
de Syntica qui s'est agrippée à ses genoux, et il saute vivement du char. Il
fait un signe d'adieu à ses apôtres et s'éloigne en courant par le chemin
déjà parcouru comme un cerf que l'on poursuit...
316.6 – L'âne s'est arrêté en sentant tomber tout à fait les
rênes qui étaient avant sur les genoux de Jésus. Et ils s'arrêtent, étonnés,
les huit apôtres, regardant le Maître qui s'éloigne toujours plus.
"Il pleurait..." murmure Jean.
"Et il était pâle comme un mort..." murmure Jacques d'Alphée.
"Il n'a pas même pris son sac... Le voilà sur le char..." observe
l'autre Jacques.
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