| Vision du vendredi 16 mars 1945. 14/15>  602.1 – La
  route est entièrement silencieuse. Seule l'eau d'une fontaine qui retombe
  dans un bassin de pierre rompt le profond silence. Le long des murs des
  maisons, du côté de l'orient, il y a encore de l'obscurité, alors que de
  l'autre côté la lune commence à blanchir le sommet des maisons et là où la
  route s'élargit pour former une petite place voilà que la clarté laiteuse et
  argentée de la lune descend pour embellir aussi
  les cailloux et la terre de la route. 
 Mais sous les nombreux archivoltes qui vont d'une
  maison à l'autre, semblables à des pont-levis ou à des étais pour ces
  vieilles maisons aux ouvertures peu nombreuses sur les rues, et qui à cette
  heure sont toutes closes et sombres comme si c'étaient des maisons
  abandonnées, c'est l'obscurité complète, et la torche rougeâtre portée par
  Simon acquiert une singulière vivacité et une utilité encore plus grande. Les
  visages, dans cette lumière rouge et mobile, se montrent avec un relief net
  et tous, tant qu'ils sont, révèlent autant d'état d'âme différents.
 
 Le plus solennel et le plus calme, c'est celui de Jésus. Pourtant la fatigue
  le vieillit en y faisant paraître des lignes inhabituelles qui font déjà
  apparaître la future effigie de son visage recomposé dans la mort.
 
 Jean, qui est à côté de Lui, tourne un regard étonné, dolent sur tout ce
  qu'il voit. On dirait un enfant terrorisé par quelque récit qu'il a entendu
  ou quelque promesse effrayante et qui demande de l'aide à qui il sait être
  plus que lui. Mais qui peut l'aider ?
 
 Simon, qui est de l'autre côté de Jésus, a le visage fermé, sombre, de
  quelqu'un qui rumine des pensées atroces, et c'est encore le seul qui après
  Jésus montre un aspect plein de dignité.
 
 
  602.2 – Les
  autres marchent en deux groupes qui ne cessent de se recomposer. Ils sont
  tous en ébullition. De temps à autre la voix rauque de Pierre ou celle de
  baryton de Thomas s'élèvent avec une résonance étrange. Puis ils baissent la
  voix comme effrayés de ce qu'ils disent. Ils discutent sur ce qu'il faut
  faire, et l'un propose une chose et l'autre une autre. Mais toutes les
  propositions tombent car réellement va commencer "l'heure des
  ténèbres" et les jugements humains restent obscurs et confus. 
 "Il fallait me le dire plus tôt" dit Pierre fâché.
 
 "Mais personne n'a parlé. Pas le Maître..."
 
 "Oui ! Justement Lui te le disait. Mais, frère ! Il semble que tu ne le
  connaisses pas !..."
 
 "Moi je ressentais quelque trouble et j'ai dit : "Allons mourir
  avec Lui". Vous vous le rappelez ? Mais, par notre Très Saint Dieu, si
  j'avais su que c'était Judas de Simon !..." tonne Thomas d'une voix
  menaçante.
 
 "Et que voulais-tu faire ?" demande Barthélemy.
 
 "Moi ? Je le ferais encore maintenant si vous m'aidiez !"
 
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 16> "Quoi ? Tu partirais pour le
  tuer ? Et où ?"
 
 "Non. J'éloignerais le Maître. C'est plus simple."
 
 "Il ne viendrait pas !"
 
 "Je ne Lui demanderais pas de venir. Je l'enlèverais comme on enlève une
  femme."
 
 "Ce ne serait pas une mauvaise idée !" dit Pierre. Et, impulsif, il
  revient en arrière, se met dans le groupe des deux fils d'Alphée
  qui avec Matthieu et Jacques parlent doucement comme des conjurés.
 
 "Écoutez : Thomas dit d'éloigner Jésus. Tous ensembles. On pourrait...
  du Get-Samni par Bethphagé à Béthanie et de là...
  en route pour quelque endroit. Le faisons-nous ? Une fois Lui mis en lieu
  sûr, on revient et on extermine Judas."
 
 "C'est inutile. Israël n'est qu'une trappe" dit Jacques d'Alphée.
 
 "Et maintenant elle est tout près de se fermer. On le comprenait. Trop
  de haine !"
 
 "Mais, Matthieu ! Tu me fais enrager ! Tu avais plus de courage quand tu
  étais pécheur ! Philippe, parle."
 
 Philippe, qui vient tout à fait seul et paraît se faire un monologue, lève le
  visage et s'arrête. Pierre le rejoint et ils parlent entre eux. Puis ils
  rejoignent le groupe de tout à l'heure.
 
 "Moi, je dirais que le meilleur endroit, c'est dans le Temple" dit
  Philippe.
 
 "Es-tu fou ?" crient les cousins, Matthieu et Jacques. "Mais
  si là on veut sa mort !"
 
 "Chut ! Quel vacarme ! Je sais ce que je dis. Ils le chercheront
  partout, mais pas là. Toi et Jean avez de bonnes amitiés parmi les serviteurs
  d'Anna. On donne une bonne poignée d'or... et tout est fait. Croyez-le ! Le
  meilleur endroit pour cacher quelqu'un que l'on recherche, c'est la maison du
  geôlier."
 
 "Moi, je ne le fais pas" dit Jacques de Zébédée. "Mais écoute
  aussi les autres, Jean pour commencer. Et si ensuite ils l'arrêtent ? Je ne
  veux pas qu'on dise que c'est moi le traître..."
 
 "Je n'y avais pas pensé. Et alors ?" Pierre est anéanti.
 
 "Et alors je dirais qu'il faut faire une chose par pitié. La seule que
  nous puissions : éloigner la Mère" dit Jude d'Alphée.
 
 "Bon !... Mais... qui y va ? Qu'est-ce qu'on lui dit ? Vas-y toi, son
  parent."
 
 "Moi, je reste avec Jésus. C'est mon droit. Vas-y toi."
 
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 17> "Moi ?! Je me suis armé d'une épée pour mourir
  comme Eléazar de Saura . Je traverserai
  des légions pour défendre mon Jésus et je frapperai sans retenue. Si la force
  de ceux qui sont plus nombreux me tue, n'importe. Je l'aurai défendu"
  proclame Pierre.
 
 "Mais es-tu vraiment sûr que c'est l'Iscariote ?" demande Philippe
  au Thaddée.
 
 "J'en suis sûr. Aucun de nous n'a un cœur  de serpent. Il n'y a que lui... Va,
  Matthieu, trouver Marie et dis-lui..."
 
 "Moi ? La tromper ? La voir, ignorante, à côté de moi, et puis ?... Ah !
  non. Je suis prêt à mourir, mais pas à trahir cette colombe..."
 
 Les voix se confondent en un murmure.
 
 
  602.3 – "Tu entends ? Maître,
  nous t'aimons" dit Simon. 
 "Je le sais. Je n'ai pas besoin de ces paroles pour le savoir. Et si
  elles donnent la paix au cœur du Christ, elles blessent son âme."
 
 "Pourquoi, mon Seigneur ? Ce sont des paroles d'amour."
 
 "D'un amour tout humain. En vérité, en ces trois ans, je n'ai
  rien fait, car vous êtes encore plus humains qu'à la première heure. Il
  fermente en vous tous les ferments les plus fangeux, ce soir. Mais ce n'est
  pas votre faute..."
 
 "Sauve-toi, Jésus !" dit Jean en gémissant.
 
 "Je me sauve."
 
 "Oui ? Oh ! mon Dieu, merci !" Jean paraît une fleur qui plie en se
  desséchant et qui redevient fraîche sur sa tige. "Je le dis aux autres.
  Où allons-nous ?"
 
 "Moi à la mort. Vous à la Foi."
 
 "Mais n'avais-tu pas dit maintenant que tu te sauves ?" Le préféré
  est de nouveau accablé.
 
 "Je me sauve, en fait, je me sauve. Si je n'obéissais pas au Père, je me
  perdrais. J'obéis, donc je me sauve. Mais ne pleure pas ainsi ! Tu es moins
  brave que les disciples de ce philosophe grec dont je t'ai parlé un jour. Eux
  restèrent près de leur maître que faisait mourir la ciguë, pour le
  réconforter par leur virile douleur. Toi... tu sembles un enfant qui a perdu
  son père."
 
 "Et n'en est-il pas ainsi ? C'est plus que si je perdais mon père ! Je
  te perds Toi..."
 
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 18> "Tu ne me perds pas puisque tu
  continues de m'aimer. Est perdu quelqu'un qui est séparé de nous par l'oubli sur
  la Terre et par le jugement de Dieu dans l'au-delà. Mais nous ne serons pas
  séparés. Jamais. Ni par celui-ci, ni par celui-là."
 
 Mais Jean n'entend pas raison.
 
 
  602.4 – Simon s'approche encore plus près
  de Jésus et Lui confie à voix basse : 
 "Maître... moi... Simon Pierre et moi, nous espérions faire quelque
  chose de bon... Mais... Toi qui sais tout, dis-moi : dans combien d'heures
  penses-tu être capturé ?"
 
 "Avant que la lune ne soit au sommet de son arc."
 
 Simon fait un geste de douleur et d'impatience, pour ne pas dire de dépit.
 
 "Alors tout a été inutile... Maître, je vais t'expliquer. Tu as presque reproché à Simon Pierre et à moi de t'avoir laissé seul dans
  ces derniers jours... Mais nous nous éloignions pour Toi... Par amour pour
  Toi. Pierre, dans la nuit de lundi, impressionné par tes paroles, est venu me
  trouver pendant mon sommeil et il m'a dit : "Toi et Moi, je me fie à
  toi, nous devons faire quelque chose pour Jésus. Même Judas a dit vouloir
  s'en occuper" Oh ! pourquoi n'avons-nous pas compris alors ? Pourquoi ne
  nous as-tu rien dit, Toi ? Mais dis-moi : tu ne l'as dit à personne ? Vraiment
  à personne ? Peut-être l'as-tu compris seulement il y a quelques heures
  ?"
 
 
  "Je l'ai toujours su. Avant même qu'il
  fût au nombre des disciples. Et pour que son crime ne fût pas parfait, du
  côté divin et du côté humain, j'ai cherché de toutes les manières de
  l'éloigner de Moi. Ceux qui veulent que je meure sont les bourreaux de Dieu.
  Lui, mon disciple et ami, est aussi le Traître, le bourreau de l'homme. Mon
  premier bourreau car il m'a déjà fait mourir par l'effort de l'avoir à côté
  de Moi, à ma table, et de devoir le protéger de Moi-même contre vous." 
 "Et personne ne le sait ?"
 
 "Jean. Je le lui ai dit à la fin de la Cène. Mais qu'avez-vous fait
  ?"
 
 "Et Lazare ? Il ne sait vraiment rien Lazare ? Aujourd'hui nous sommes
  allés chez lui. En effet, il est venu de grand matin, a sacrifié et est
  reparti, sans même s'arrêter à son palais et sans aller au Prétoire, car lui
  y va toujours par suite d'une habitude prise par son père. Et Pilate, tu le
  sais, est dans la ville, ces jours-ci..."
 
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 19> "Oui. Ils y sont tous. Il y a
  Rome, la nouvelle Sion, avec Pilate. Il y a Israël avec Caïphe et Hérode. Il
  y a tout Israël, car la Pâque a rassemblé les enfants de ce peuple au pied de
  l'autel de Dieu...
 
  602.5 – As-tu
  vu Gamaliel ?" 
 "Oui. Pourquoi me le demandes-tu ? Je dois le revoir aussi,
  demain..."
 
 "Gamaliel, ce soir est à Bethphagé. Je le sais. Quand nous serons
  arrivés au Gethsémani tu iras trouver Gamaliel et tu lui diras : "Sous
  peu tu auras le signe que tu attends depuis vingt et un ans". Rien
  d'autre. Et puis tu reviendras avec tes compagnons."
 
 "Mais comment le sais-tu ? Oh ! Maître, mon pauvre Maître qui n'as même
  pas le réconfort d'ignorer les œuvres d'autrui !"
 
 "Tu dis bien ! Le réconfort d'ignorer ! Pauvre Maître ! Car il y
  a plus d'œuvres mauvaises que de bonnes. Mais je vois aussi celles qui sont
  bonnes et je m'en réjouis."
 
 "Alors tu sais que..."
 
 
  "Simon, c'est l'heure de ma passion.
  Pour la rendre plus complète, le Père me retire la
  lumière à mesure qu'on approche. D'ici peu, je n'aurai que ténèbres et la
  contemplation de ce que sont les ténèbres : c'est-à-dire tous les péchés des
  hommes. Tu ne peux, vous ne pouvez pas comprendre. Personne, à moins d'y être
  appelé par Dieu pour une mission spéciale, ne comprendra cette passion dans
  la grande Passion. Puisque l'homme est matériel, même dans l'amour et
  dans la méditation, il y en aura qui pleureront et souffriront à cause des
  coups que j'ai reçus, et de mes tortures de Rédempteur, mais on ne mesurera
  pas cette torture spirituelle qui, croyez-le vous qui m'écoutez, sera la plus
  atroce... Parle-moi donc, Simon. Guide-moi sur les sentiers où ton amitié est
  allée pour Moi, car je suis un pauvre qui perd la vue et qui voit des
  fantômes, et non des choses réelles..." 
 Jean le serre contre lui et demande :
 
 "Quoi ? Tu ne vois plus ton Jean ?"
 
 
  "Je te vois, mais les fantômes
  surgissent du brouillard de Satan, visions de cauchemar et de douleur. Nous
  sommes tous enveloppés dans ce miasme d'enfer, ce soir. En Moi, il cherche à
  créer la lâcheté, la désobéissance et la douleur. En vous, il créera la
  déception et la peur. En d'autres, qui pourtant ne sont ni peureux ni
  criminels, il amènera le crime et l'effroi. En d'autres, qui déjà
  appartiennent à Satan, il donnera la perversion surnaturelle. Je parle ainsi
  car leur perfection dans le mal sera telle qu'elle dépassera les possibilités
  humaines et atteindra la perfection qui est toujours dans le surhumain. 
  602.6 – Parle,
  Simon." 
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 20> "Oui. Depuis mardi, nous ne
  faisons que nous déplacer pour savoir, pour prévenir, pour chercher de
  l'aide."
 
 "Et qu'avez-vous pu faire ?"
 
 "Rien, ou bien peu."
 
 "Et le peu sera "rien" quand la peur paralysera les
  cœurs."
 
 "Je me suis heurté aussi à Lazare... La première fois que cela
  m'arrive... Heurté car il me paraît inerte... Lui pourrait agir. C'est un ami
  du Gouverneur. C'est toujours le fils de Théophile ! Mais Lazare a repoussé
  toutes mes propositions. Je l'ai quitté en criant : "Je pense que l'ami
  dont parle le Maître, c'est toi ! Tu me fais horreur !" et je ne voulais
  plus retourner chez lui. Mais, ce matin, il m'a appelé et m'a dit :
  "Peux-tu encore penser que je suis le traître ?" J'avais déjà vu
  Gamaliel, et Joseph et Kouza, et Nicodème et Manahen, et enfin ton frère
  Joseph... et je ne pouvais plus croire cela. Je lui ai dit :
  "Pardonne-moi, Lazare. Mais je sens ma pensée bouleversée plus que quand
  j'étais moi-même un condamné". Et c'est ainsi,
  Maître... Je ne suis plus moi... Mais pourquoi souris-tu ?"
 
 "Parce que cela confirme ce que je t'ai dit auparavant. Le brouillard de
  Satan t'enveloppe et te trouble. Qu'a répondu Lazare ?"
 
 "Il a dit : "Je te comprends. Viens aujourd'hui avec Nicodème. J'ai
  besoin de te voir". Et j'y suis allé pendant que Simon Pierre allait
  chez les galiléens, car ton frère qui vient de si loin sait plus de nouvelles
  que nous. Il dit qu'il a été informé par hasard en parlant avec un vieux
  galiléen, ami d'Alphée et de Joseph, qui habite près des marchés."
 
 "Ah !... oui... Un grand ami de la maison..."
 
 "Il est ici avec Simon et les femmes. Il y a aussi la famille de
  Cana."
 
 "J'ai vu Simon."
 
 "Eh bien, Joseph, par son ami, qui est ami aussi de quelqu'un du Temple
  qui est devenu son parent par les femmes, a su qu'est décidée ta capture, et
  il a dit à Pierre : "Je l'ai toujours combattu, mais par amour et tant
  qu'il était encore fort. Mais maintenant qu'il devient comme un enfant à la
  merci de ses ennemis, moi, son parent qui l'ai toujours aimé, je suis avec
  Lui. C'est un devoir de sang et de cœur"
 
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 21> Jésus sourit en reprenant pour un
  instant le visage serein des heures de joie.
 
 "Et Joseph a dit à Pierre : "Les pharisiens de Galilée sont des
  aspics comme tous les pharisiens. Mais la Galilée n'est pas toute
  pharisienne. Et il y a ici beaucoup de galiléens qui l'aiment. Allons leur
  dire de se rassembler pour le défendre. Nous n'avons que des couteaux, mais
  les bâtons aussi sont des armes quand on les manie bien. Et, si les milices
  romaines n'interviennent pas, nous aurons, vite raison de cette lâche
  canaille que sont les sbires du Temple". Et Pierre est allé avec lui.
 
  602.7 – Moi,
  pendant ce temps, j'allais chez Lazare, avec Nicodème. Nous avions décidé de
  le persuader de venir avec nous et d'ouvrir la maison pour rester avec Toi.
  Il nous a dit : "Je dois obéir à Jésus et rester ici. Pour souffrir le
  double..." Est-ce vrai ?" 
 "C'est vrai, Je lui ai donné cet ordre."
 
 "Pourtant il m'a donné les épées, elles sont à lui : une pour moi, une
  pour Pierre. Kouza aussi voulait me donner des épées. Mais... que sont deux
  lames de fer contre tout un monde ? Kouza ne peut croire que soit vrai ce que
  tu dis. Il jure que lui ne sait rien et qu'à la cour on ne pense qu'à jouir
  de la fête... Une ripaille comme à l'ordinaire.
 
 Si bien qu'il a dit à Jeanne de se retirer dans une de leurs maisons en
  Judée. Mais Jeanne veut rester ici, renfermée dans son palais comme si elle
  n'y était pas. Mais elle ne s'éloigne pas. Elle a avec elle Plautina, Anne et
  Nique, et deux dames romaines de la maison de Claudia. Elles pleurent, prient
  et font prier les innocents. Mais ce n'est pas un temps de prière. C'est un
  temps de sang. Je sens renaître en moi le "zélote" et je brûle de
  tuer pour faire vengeance !..."
 
 "Simon, si j'avais voulu te faire mourir maudit, je ne t'aurais pas
  enlevé à la désolation !..."
 
 Jésus est très sévère.
 
 "Oh ! pardon, Maître... pardon. Je suis comme ivre, je délire."
 
 "Et Manahen, que dit-il ?"
 
 "Manahen dit que cela ne peut être vrai, et que si c'était vrai, lui te
  suivra même au supplice."
 
 "Comme tous vous avez confiance en vous !... Que d'orgueil il y a dans
  l'homme ! Et Nicodème et Joseph ? Que savent-ils ?"
 
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 22> "Rien de plus que moi. Il y a
  quelque temps, dans une assemblée. Joseph s'en est pris au Sanhédrin. Il les
  traita d'assassins parce qu'ils voulaient tuer un innocent, et il dit :
  "Tout est illégal là-dedans. Lui le dit bien :
  c'est l'abomination dans la maison du Seigneur. Cet autel sera détruit car il
  est profané". Ils ne le lapidèrent pas parce que c'est lui. Mais depuis
  lors ils l'ont tenu dans l'ignorance totale. Seuls Gamaliel et Nicodème sont
  restés ses amis. Mais le premier ne parle pas et le second... Ni lui ni
  Joseph n'ont plus été convoqués au Sanhédrin pour les décisions les plus
  vraies. Il se réunit illégalement ici et là, à des heures différentes, car
  ils ont peur d'eux et de Rome. Ah ! j'oubliais !... Les bergers. Eux aussi
  sont avec les galiléens. Mais nous sommes peu nombreux ! Si Lazare avait
  voulu nous écouter et aller trouver le Préteur ! Mais il ne nous a pas
  écoutés... Voilà ce que nous avons fait... Beaucoup... et rien... et je suis
  tellement accablé que je voudrais aller à travers la campagne en criant comme
  un chacal, en m'abrutissant dans une orgie, en tuant comme un brigand, pour
  m'enlever cette pensée que "tout est inutile" comme l'a dit Lazare,
  comme l'ont dit Joseph et Kouza, et Manahen et Gamaliel..."
 
 Le Zélote ne semble plus lui-même.
 
 "Qu'a dit le rabbi ?"
 
 "Il a dit : "Je ne connais pas exactement les intentions de Caïphe,
  mais je vous dis que seulement pour le Christ est prophétisé ce que vous
  dites. Et comme je ne reconnais pas le Christ en ce prophète, je ne
  trouve pas qu'il y ait lieu de s'agiter.
 
 Un homme sera tué, bon, ami de Dieu. Mais de combien de ses
  semblables, Sion a bu le sang ? !" Et comme nous insistions sur ta
  Nature divine, il a répété avec entêtement : "Quand je verrai le signe,
  je croirai". Il a promis de s'abstenir de voter ta mort et même, si
  possible, de persuader les autres de ne pas te condamner. Cela, rien de plus.
  Il ne croit pas ! Il ne croit pas ! Si on pouvait arriver à demain... Mais tu
  dis que non.
 
  602.8 – Ah
  ! qu'allons-nous faire, nous ?!" 
 "Tu iras chez Lazare et tu chercheras à y amener autant que tu peux. Non
  seulement des apôtres, mais aussi des disciples que tu trouveras errants sur
  les chemins de la campagne. Tu essaieras de voir les bergers et de leur
  donner cet ordre. La maison de Béthanie est plus que jamais la maison de
  Béthanie, la maison de la bonne hospitalité. Que ceux qui n'ont pas le
  courage d'affronter la haine de tout un peuple se réfugient là, pour
  attendre..."
 
 "Mais nous ne te laisserons pas."
 
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 23> "Ne vous séparez pas...
  Divisés vous ne seriez rien. Unis, vous serez encore une force. Simon,
  promets-moi cela. Tu es paisible, fidèle, tu sais parler et commander, même
  Pierre. Et tu as une grande obligation envers Moi. Je te le rappelle pour la première
  fois pour t'imposer l'obéissance. Regarde : nous sommes au Cédron. De là tu
  es monté vers Moi lépreux et d'ici tu es parti purifié. Pour ce que je t'ai
  donné, donne-moi. Donne à l'Homme ce que Moi j'ai donné à l'homme. Maintenant
  le lépreux c'est Moi..."
 
 "Non ! Ne le dis pas !" disent ensemble en gémissant les deux
  disciples.
 
 "Il en est ainsi ! Pierre, mes frères seront les plus accablés. Mon
  honnête Pierre se sentira comme un criminel et n'aura pas de paix. Et mes
  frères.., Ils n'auront pas le courage de regarder leur mère et la mienne...
  Je te les recommande..."
 
 "Et moi, Seigneur, de qui serai-je ? Tu ne penses pas à moi ?"
 
 "O mon petit enfant ! Tu es confié à ton amour. Il est si fort qu'il te
  guidera comme une mère. Je ne te donne pas d'ordre ni de direction. Je te
  laisse sur les eaux de l'amour. Elles sont en toi un fleuve si calme et si
  profond que je ne me mets pas en peine pour ton lendemain. Simon, tu as
  entendu ? Promets, promets-moi !" Il est pénible de voir Jésus tellement
  angoissé... Il reprend : "Avant que viennent les autres ! Oh ! merci !
  Sois béni !"
 
 
  602.9 – Tout le groupe se réunit. 
 "Maintenant, séparons-nous. Moi, je monte
  là-haut pour prier. Je veux avec Moi Pierre, Jean et Jacques. Vous, restez
  ici. Et si vous êtes accablés, appelez. Et ne craignez pas.
 
 On ne touchera pas à un cheveu de votre tête. Priez pour Moi. Déposez
  la haine et la peur. Ce ne sera qu'un instant... et ensuite la joie sera
  pleine. Souriez. Que j'ai dans le cœur vos sourires. Et encore, merci de
  tout, amis. Adieu. Que le Seigneur ne vous abandonne pas..."
 
 Jésus se sépare des apôtres et va en avant pendant que Pierre se fait donner
  par Simon la torche. Celui-ci auparavant a allumé avec elle des rameaux
  résineux qui brûlent en crépitant au bord de l'oliveraie et répandent une
  odeur de genièvre.
 
 Je souffre de voir le Thaddée qui regarde Jésus d'un regard tellement intense
  et douloureux que ce dernier se retourne et cherche qui l'a regardé. Mais le
  Thaddée se cache derrière Barthélemy et se mord les lèvres pour se calmer.
 
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 24> Jésus fait de la main un geste qui
  est bénédiction et adieu, puis il continue son chemin. La lune, maintenant
  très haute, entoure de sa lumière sa haute figure et paraît la faire plus
  grande, en la spiritualisant, en rendant plus clair son vêtement rouge et
  plus pâle l'or de ses cheveux. Derrière Lui, hâtent le pas Pierre avec la
  torche et les deux fils de Zébédée.
 
 
  602.10 – Ils continuent jusqu'à ce
  qu'ils rejoignent le bord du premier escarpement du rustique amphithéâtre de
  l'oliveraie, auquel sert d'entrée la petite place irrégulière et de gradins
  les différents escarpements qui montent par échelons des oliviers sur le
  mont. Puis Jésus leur dit : 
 "Arrêtez-vous, attendez-moi ici pendant que je prie. Mais ne dormez pas.
  Je pourrais avoir besoin de vous. Et, je vous le demande par charité :
  priez ! Votre Maître est très accablé."
 
 Et en effet il est déjà profondément accablé. Il paraît chargé d'un fardeau.
  Où est désormais le viril Jésus qui parlait aux foules, beau, fort, l'œil
  dominateur, souriant paisiblement, avec sa voix retentissante et pleine de
  charme ? Il paraît déjà pris par l'angoisse. Il est comme quelqu'un qui a
  couru ou qui a pleuré. Sa voix est lasse et angoissée. Triste, triste,
  triste...
 
 Pierre répond au nom de tous :
 
 "Sois tranquille, Maître. Nous veillerons et nous prierons. Tu n'as qu'à
  nous appeler et nous viendrons."
 
 Et Jésus les quitte alors que les trois se penchent pour ramasser des
  feuilles et des branches pour faire un feu qui serve à les tenir éveillés et
  aussi pour combattre la rosée qui commence à descendre abondamment.
 
 
  602.11 – Il marche, en leur tournant le
  dos, de l'occident vers l'orient, ayant donc en face la lumière de la lune.
  Je vois qu'une grande douleur dilate encore davantage son œil; c'est
  peut-être un bistre de lassitude qui l'élargit, peut-être est-ce
  l'ombre de l'arcade sourcilière. 
 Je ne sais pas. Je sais qu'il a l'œil 
  plus ouvert et plus enfoncé. Il monte, la tête penchée, seulement de
  temps en temps il la lève en soupirant comme s'il se fatiguait et haletait,
  et alors il tourne son œil si triste sur l'oliveraie paisible. Il fait
  quelques mètres en montée, puis il tourne autour d'un escarpement qui se
  trouve ainsi entre Lui et les trois qu'il a laissés plus bas.
  Maria Valtorta fait suivre ces mots de l’esquisse que
  nous reproduisons. On y voit le Cédron (à gauche, verticalement) et les
  numéros 1, 2 et 3 (au centre, presque horizontalement) qui signale les
  explications mises en bas du dessin : n°1 : lieu de la
  capture ; n°2 : endroit où s’arrêtent les apôtres Pierre, Jacques
  et Jean ; n°3 : le rocher de l’agonie.
 Haut de page.        
 25> L'escarpement, qui au début ne
  monte que de quelques décimètres, ne cesse de monter, et il a bientôt atteint deux mètres, de sorte qu'il met
  complètement Jésus à l'abri de tout regard indiscret ou ami. Jésus continue
  jusqu'à un gros rocher qui à un certain point barre
  le petit sentier, peut-être mis pour soutenir la côte qui descend avec plus
  de rapidité et nue jusqu'à un espace désolé qui précède les murs au-delà
  desquels est située Jérusalem, et qui vers le haut continue à monter avec
  d'autres escarpements et d'autres oliviers. Justement au-dessus du gros
  rocher se penche un olivier tout noueux et tordu. Il semble un bizarre point
  d'interrogation mis par la nature pour poser quelque question.
 
 Haut de page.
 
 26> Les branches touffues au sommet
  donnent une réponse à la question du tronc, en disant tantôt oui quand elles
  se penchent vers la terre, tantôt non en se déplaçant de droite à gauche,
  sous un vent léger qui passe par vagues successives à travers les feuillages
  et qui parfois exhale seulement l'odeur de la terre, parfois l'odeur
  légèrement amère de l'olivier, parfois un parfum mêlé de roses et de muguets
  dont on se demande d'où il peut bien venir. Au-delà du petit sentier, vers le
  bas, il y a d'autres oliviers et l'un, justement au-dessous du rocher, frappé
  par la foudre et ayant pourtant survécu, ou découpé je ne sais comment, a, du
  tronc primitif, fait deux troncs qui se dressent comme les deux branches d'un
  grand V moulé et les deux feuillages se présentent d'un côté et de l'autre du
  rocher comme si en même temps ils voulaient voir et cacher, ou lui faire une
  base d'un gris argenté tout paisible.
 
 
  602.12 – Jésus s'arrête à cet endroit.
  Il ne regarde pas la ville qui se fait voir tout en bas, toute blanche dans
  le clair de lune. Au contraire il lui tourne le dos et il prie, les bras
  ouverts en croix, le visage levé vers le ciel. Je ne vois pas son visage car
  il est dans l'ombre, la lune étant pour ainsi dire perpendiculaire au-dessus
  de sa tête, c'est vrai, mais ayant aussi le feuillage épais de l'olivier
  entre Lui et la lune dont les rayons filtrent à peine entre les feuilles en
  produisant des taches lumineuses en perpétuel mouvement. Une longue, ardente
  prière. De temps en temps il pousse un soupir et fait entendre quelque parole plus nette. Ce n'est pas un psaume, ni le
  Pater. C'est une prière faite du jaillissement de son amour et de son besoin.
  Un vrai discours fait à son Père. 
 Je le comprends par les quelques paroles que je saisis :
 
 "Tu le sais... Je suis ton Fils... Tout, mais aide-moi... L'heure est
  venue... Je ne suis plus de la Terre. Cesse tout besoin d'aide à ton Verbe...
  Fais que l'Homme te satisfasse comme Rédempteur, comme la Parole t'a été
  obéissante... Ce que Tu veux... C'est pour eux que je te demande pitié... Les
  sauverai-je ? C'est cela que je te demande. Je les veux ainsi : sauvés du
  monde, de la chair, du démon... Puis-je te demander encore ? C'est une juste
  demande, mon Père. Pas pour Moi. Pour l'homme qui est ta création, et qui
  voulut rendre fange jusqu'à son âme. Je jette dans ma douleur et dans mon
  Sang cette boue pour qu'elle redevienne l'incorruptible essence de l'esprit
  qui t'est agréable... Il est partout. C'est lui le roi ce soir : au palais
  royal et dans les maisons, parmi les troupes et au Temple... La ville en est
  pleine, et demain ce sera un enfer..."
 
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 27> Jésus se tourne, appuie son dos au
  rocher et croise ses bras. Il regarde Jérusalem. Le visage de Jésus devient
  de plus en plus triste. Il murmure :
 
 "Elle paraît de neige... et elle n'est que péché. Même dans elle,
  combien j'en ai guéris ! Combien j'ai parlé !... Où sont ceux qui me
  paraissaient fidèles ?"...
 
 Jésus penche la tête et regarde fixement le terrain couvert d'une herbe
  courte et que la rosée rend brillante. Mais bien qu'il ait la tête penchée je
  comprends qu'il pleure car des gouttes brillent en tombant de son visage sur
  le sol. Puis il lève la tête, desserre ses bras, les joint en les tenant
  au-dessus de sa tête et en les agitant ainsi unis.
 
 
  602.13 – Puis il se met en route. Il
  revient vers les trois apôtres assis autour de leur feu de branchages. Il les
  trouve à moitié endormis. Pierre appuie ses épaules à un tronc, et les bras
  croisés sur la poitrine il balance sa tête, dans le premier brouillard d'un
  sommeil profond. Jacques est assis, avec son frère, sur une grosse racine qui
  affleure et sur laquelle ils ont mis leurs manteaux pour moins sentir les
  aspérités, mais malgré cela, bien qu'ils soient moins à l'aise que Pierre,
  eux aussi somnolent. Jacques a abandonné sa tête sur l'épaule de Jean qui a
  penché la tête sur celle de son frère comme si le demi-sommeil les avait
  immobilisés dans cette pose. 
 
  "Vous dormez ? Vous n'avez pas su
  veiller une seule heure ? Et Moi j'ai tant besoin de votre réconfort et de
  vos prières !" 
 Les trois sursautent confus. Ils se frottent les yeux, ils murmurent une excuse, accusant la digestion pénible d'être la première cause de
  leur sommeil :
 
 "C'est le vin... la nourriture... Mais maintenant cela passe. Cela n'a
  été qu'un moment. Nous ne désirions pas parler et cela nous a endormis. Mais
  maintenant nous allons prier à haute voix et cela ne nous arrivera
  plus."
 
 "Oui. Priez et veillez. Pour vous aussi, vous en avez besoin."
 
 "Oui, Maître. Nous allons t'obéir."
 
 
  602.14 – Jésus
  s'en retourne. La lune Lui frappe le visage si fort que sa clarté d'argent
  fait pâlir de plus en plus son vêtement rouge comme si elle le couvrait d'une
  poussière blanche et lumineuse. Je vois dans cette clarté son visage
  découragé, affligé, vieilli. Le regard est toujours dilaté mais paraît embué
  de larmes. La bouche a un pli de lassitude. 
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 28> Il revient à son rocher plus
  lentement et tout penché. Il s'y agenouille en appuyant ses bras au rocher
  qui n'est pas lisse, mais à mi-hauteur il a une sorte de sein, comme si on
  l'avait travaillé exprès. Sur ce sein de dimension réduite, il a poussé une
  petite plante qui me semble de ces fleurettes semblables à de petits lys que
  j'ai vues aussi en Italie. Les petites feuilles sont rondes mais dentelées
  sur les bords et charnues avec des fleurettes sur les tiges très grêles. On
  dirait des petits flocons de neige qui saupoudrent la grisaille du rocher et
  les feuilles d'un vert foncé. Jésus appuie ses mains près d'elles et les
  fleurettes Lui frôlent la joue car il pose sa tête sur ses mains jointes et
  il prie. Après un moment il sent la fraîcheur des petites corolles et il lève
  la tête. Il les regarde, les caresse, leur parle :
 
 "Vous êtes pures !... Vous me réconfortez ! Dans la petite grotte de
  Maman, il y avait aussi de ces fleurettes... et elle les aimait car elle
  disait : "Quand j'étais petite, mon père me disait : "Tu es un lys
  si petit et tout plein de la rosée céleste' "... Maman ! Oh ! Maman
  !"
 
 Il éclate en sanglots. La tête sur ses mains jointes, retombé un peu sur ses
  talons, je le vois et l'entends pleurer, alors que ses mains serrent ses
  doigts et se tourmentent l'une l'autre. Je l'entends qui dit :
 
 "À Bethléem aussi... et je te les ai apportées, Maman. Mais celles-ci,
  qui te les apportera désormais ?..."
 
 
  602.15 – Puis
  il recommence à prier et à méditer. Elle doit être bien triste sa méditation,
  angoissée plutôt que triste car, pour y échapper, il se lève, va en avant et
  en arrière en murmurant des paroles que je ne saisis pas, levant son visage,
  le rabaissant, faisant des gestes, passant sur ses yeux, sur ses joues, sur
  ses cheveux, ses mains avec des mouvements machinaux et agités, comme ceux de
  quelqu'un qui est dans une grande angoisse. Ce n'est rien de le dire. Le décrire est impossible. Le voir, c'est partager son angoisse. 
 Il fait des gestes vers Jérusalem. Puis il recommence à élever les bras vers
  le ciel comme pour demander de l'aide. Il enlève son manteau comme s'il avait
  chaud. Il le regarde... Mais que voit-il ? Ses yeux ne regardent pas autre
  chose que sa torture et tout sert à cette torture pour l'augmenter, même le
  manteau tissé par sa Mère. Il le baise et dit :
 
 "Pardon, Maman ! Pardon !"
 
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 29> Il semble le demander à l'étoffe
  filée et tissée par l'amour de sa Mère... Il le reprend. Il est pris par un
  tourment. Il veut prier pour le surmonter, mais avec la prière reviennent les
  souvenirs, les appréhensions, les doutes, les regrets... C'est toute une
  avalanche de noms... de villes... de personnes... de faits... Je ne puis le
  suivre car il est rapide et irrégulier. C'est sa vie évangélique qui défile
  devant Lui... et Lui ramène Judas le traître.
 
 
  602.16 – Son angoisse est si grande,
  que pour la vaincre il crie le nom de Pierre et de Jean. Et il dit : 
 "Maintenant ils vont venir. Ils sont bien fidèles, eux !"
 
 Mais "eux" ne viennent pas. Il appelle de nouveau. Il paraît
  terrorisé comme s'il voyait je ne sais quoi. Il s'enfuit rapidement vers
  l'endroit où se trouve Pierre et les deux frères. Et il les trouve plus
  commodément et plus pesamment endormis autour de quelques braises qui vont
  mourir et produisent seulement des éclairs rouges dans la cendre grise.
 
 
  "Pierre ! Je vous ai appelés trois fois
  ! Mais que faites-vous ? Vous dormez encore ? Mais vous ne sentez pas à quel
  point je souffre ? Priez. Que la chair n'ait pas le dessus, ne vous vainque
  pas. En aucun de vous. Si l'esprit est prompt, la chair est faible.
  Aidez-moi..." 
 Les trois, s'éveillent plus lentement, mais finalement ils y arrivent et
  s'excusent, les yeux ébahis. Ils se lèvent, en commençant par s'asseoir, puis
  ils se mettent vraiment debout.
 
 "Mais vois un peu !" murmure Pierre. "Ceci ne nous est jamais
  arrivé ! Ce doit être vraiment ce vin. Il était fort. Et aussi ce froid. On
  s'est couvert pour ne pas le sentir (en effet ils s'étaient couverts avec
  leurs manteaux, même la tête) et on n'a plus vu le feu, on n'a plus eu froid
  et voilà que le sommeil est venu. Tu dis que tu nous as appelés ? Et pourtant
  il ne me semblait pas que je dormais si profondément... Allons, Jean,
  cherchons des branches, remuons-nous. Cela va passer. Sois tranquille, Maître,
  que dorénavant !... Nous resterons debout..."
 
 Il jette une poignée de feuilles sèches sur la braise et souffle pour faire
  reprendre la flamme. Il l'alimente avec les branches apportées par Jean,
  pendant que Jacques apporte un quartier de
  genièvre ou d'une plante du même genre qu'il a coupé dans un buisson peu
  éloigné et le met par-dessus le reste.
 
 La flamme monte haute et gaie éclairant le pauvre visage de Jésus, un visage
  vraiment d'une tristesse telle que l'on ne peut le regarder sans pleurer.
  Toute clarté de ce visage a disparu dans une lassitude mortelle. Il dit :
 
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 30> "J'éprouve une angoisse qui me tue ! Oh ! oui ! Mon
  âme est triste à en mourir. Amis !... Amis ! Amis !" Mais même s'il ne
  le disait pas, son aspect dirait qu'il est vraiment comme quelqu'un qui
  meurt, et dans l'abandon le plus angoissé et le plus désolé. Il semble que
  chacune de ses paroles soit un sanglot...
 
 Mais les trois sont trop appesantis par le sommeil. Ils semblent presque
  ivres tant ils marchent en titubant les yeux mi-clos... Jésus les regarde...
  Il ne les mortifie pas par des reproches. Il secoue la tête, soupire et s'en
  va à la place qu'il occupait.
 
 
  602.17 – Il prie de nouveau debout, les
  bras en croix. Puis à genoux comme avant, le visage penché sur les petites
  fleurs. Il réfléchit. Il se tait... Puis il se met à gémir et à sangloter
  fortement, presque prosterné tant il s'est relâché sur ses talons. Il appelle
  le Père avec toujours plus d'angoisse... 
 
  "Ah !" dit-il. "Il est trop
  amer ce calice ! Je ne puis pas ! Je ne puis pas. Il est au-dessus de ce que
  je puis. J'ai tout pu ! Mais pas cela... Éloigne-le, Père, de ton Fils !
  Pitié pour Moi !... Qu'ai-je fait pour le mériter ?" 
 Puis il se reprend et dit :
 
 "Cependant, mon Père, n'écoute pas ma voix si elle te demande ce qui est
  contraire à ta volonté. Ne te souviens pas que je suis ton Fils, mais
  seulement ton serviteur. Que soit faite non pas ma volonté, mais la
  tienne."
 
 Il reste ainsi un moment, puis il pousse un cri étouffé et lève un visage
  bouleversé. Un seul instant, puis il tombe sur le sol, le visage réellement
  contre terre et il reste ainsi. Une loque d'homme sur qui pèse tout le péché
  du monde, sur qui s'abat toute la Justice du Père, sur qui descendent les
  ténèbres, la cendre, le fiel, cette redoutable, redoutable, absolument
  redoutable chose qu'est l'abandon de Dieu, pendant que Satan nous torture...
  C'est l'asphyxie de l'âme, c'est être ensevelis vivants dans cette prison
  qu'est le monde quand on ne peut plus sentir qu'entre nous et Dieu il y a un
  lien, c'est être enchaînés, bâillonnés, lapidés par nos propres prières qui
  nous retombent dessus hérissées de pointes et pleines de feu, c'est se
  heurter contre un Ciel fermé où ne pénètrent pas la voix et les regards de
  notre angoisse, c'est être "orphelins de Dieu", c'est la folie,
  l'agonie, le doute de s'être jusqu'alors trompés, c'est la
  persuasion d'être chassés par Dieu, d'être damnés. C'est l'enfer !...
 
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 31> Ah ! je le sais ! et je ne puis, je
  ne puis voir la douleur de mon Christ, et savoir qu'elle est un million de
  fois plus atroce que celle qui m'a consumée l'an passé et qui, quand elle me
  revient à l'esprit, me bouleverse encore...
 
 Jésus gémit, au milieu des râles et des soupirs d'une véritable agonie :
 
 "Rien !... Rien !... Va-t'en !... La volonté du Père ! Elle ! Elle seule
  !.., Ta volonté, Père. La tienne, non pas la mienne... Inutile. Je n'ai qu'un
  Seigneur : le Dieu très Saint. Une Loi : l'obéissance. Un amour : la
  rédemption... Non. Je n'ai plus de Mère. Je n'ai plus de vie. Je n'ai plus de
  divinité. Je n'ai plus de mission. C'est inutilement que tu me tentes, démon,
  avec la Mère, la vie, ma divinité, ma mission. J'ai pour mère l'Humanité et
  je l'aime jusqu'à mourir pour elle. La vie, je la rends à Celui qui me l'a
  donnée et me la demande, au Maître Suprême de tout vivant. La Divinité, je
  l'affirme en montrant qu'elle est capable de cette expiation. La mission, je
  l'accomplis par ma mort. Je n'ai plus rien, sauf de faire la volonté du
  Seigneur mon Dieu. Va-t'en, Satan ! Je l'ai dit la première et la seconde
  fois. Je le redis pour la troisième : "Père : s'il est possible, que ce
  calice s'éloigne de Moi. Mais pourtant que ce ne soit pas ma volonté, mais la
  tienne qui soit faite". Va-t'en, Satan. J'appartiens à Dieu."
 
 Puis il ne parle plus que pour dire entre ses halètements :
 
 "Dieu ! Dieu ! Dieu !"
 
 Il l'appelle à chaque battement de son cœur et il semble qu'à chaque
  battement le sang déborde. L'étoffe tendue sur les épaules s'en imbibe et
  devient sombre malgré le grand clair de lune qui l'enveloppe tout entier.
 
 
  602.18 – Pourtant une clarté plus vive se
  forme au-dessus de sa tête, suspendue à environ un mètre de Lui, une clarté
  si vive que même le Prostré la voit filtrer à travers les ondulations des
  cheveux déjà alourdis par le sang et malgré le voile dont le sang couvre ses
  yeux .
  Il lève la tête... La lune resplendit sur le pauvre visage et encore plus
  resplendit la lumière angélique semblable au diamant blanc-azur de l'étoile
  Vénus. Et apparaît la terrible agonie dans le sang qui transsude des pores.
  Les cils, les cheveux, la moustache, la barbe sont aspergés et couverts de
  sang. Le sang coule des tempes, le sang sort des veines du cou, les mains
  dégouttent du sang. Il tend les mains vers la lumière angélique et quand les
  larges manches glissent vers les coudes, les avant-bras du Christ se voient
  en train de suer du sang. Dans le seul visage les larmes
  tracent deux lignes nettes à travers le masque rouge. 
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 32> Il enlève de nouveau son manteau et
  s'essuie les mains, le visage, le cou, les avant-bras. Mais la sueur
  continue. Il presse plusieurs fois l'étoffe sur son visage en la tenant
  pressée avec ses mains, et chaque fois qu'elle change de place, apparaissent
  nettement sur l'étoffe rouge foncé les empreintes qui, humides comme elles le
  sont, semblent être noires. Sur le sol l'herbe est rouge de sang.
 
 Jésus paraît près de défaillir. Il délace son vêtement au cou comme s'il se
  sentait étouffer. Il porte la main à son cœur et puis à sa tête et l'agite
  devant son visage comme pour s'éventer, en gardant la bouche entrouverte. Il
  se traîne vers le rocher, mais plutôt vers le sommet du talus, et s'y appuie
  le dos. Il reste les bras pendants le long du corps, comme s'il était déjà
  mort, la tête pendant sur la poitrine. Il ne bouge plus.
 
 La lumière angélique décroît tout doucement. Puis elle se trouve comme
  absorbée dans le clair de lune.
 
 Jésus rouvre les yeux. Il lève péniblement la tête. Il regarde. Il est seul,
  mais il est moins angoissé. Il allonge une main. Il tire à Lui le manteau
  qu'il a abandonné sur l'herbe et se met à s'essuyer le visage, les mains, le
  cou, la barbe, les cheveux. Il prend une large feuille, qui a poussé
  justement sur le bord du talus, toute couverte de rosée et avec elle il
  achève de se nettoyer en se lavant le visage et les mains et en s'essuyant de
  nouveau. Il le fait plusieurs fois avec d'autres feuilles, jusqu'à ce qu'il
  ait effacé les traces de sa terrible sueur. Seul son vêtement est taché, et
  spécialement sur les épaules et aux plis des coudes, au cou et à la ceinture,
  aux genoux. Il le regarde et secoue la tête. Il regarde aussi le manteau,
  mais il le voit trop taché. Il le plie et le pose sur le rocher, là où il
  forme un berceau, près des fleurettes.
 
 Difficilement, à cause de sa faiblesse, il se tourne pour se mettre à genoux.
  Il prie en appuyant la tête sur le manteau sur lequel sont déjà ses mains.
 
  602.19 – Puis
  il s'appuie au rocher, se lève, et encore légèrement titubant, il va trouver
  les disciples. Son visage est très pâle, mais il n'est plus troublé. C'est un
  visage d'une beauté divine bien qu'il soit exsangue et plus triste qu'à
  l'ordinaire. 
 Les trois dorment profondément, tout enveloppés dans leurs manteaux, tout à
  fait allongés près du feu éteint. On les entend respirer profondément en un
  commencement de ronflement sonore. Jésus les appelle, inutilement. Il doit se
  pencher et secouer Pierre généreusement.
 
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 33> "Qu'est-ce ? Qui m'arrête
  ?" dit-il en sortant abasourdi et effrayé de son manteau vert foncé.
 
 "Personne. C'est Moi qui t'appelle."
 
 "C'est le matin ?"
 
 "Non. La seconde veille est à peu près terminée. "
 
 Pierre est tout engourdi, Jésus secoue Jean qui pousse un cri de terreur en
  voyant penché sur lui un visage de fantôme tant il semble de marbre.
 
 "Oh !... tu me paraissais mort !"
 
 Il secoue Jacques et celui-ci croit que c'est son frère qui l'appelle et il
  dit :
 
 "Ils ont pris le Maître ?"
 
 "Pas encore, Jacques" répond Jésus. "Mais levez-vous
  maintenant et allons. Celui qui me trahit est proche."
 
 Les trois, encore étourdis, se lèvent. Ils regardent autour... Oliviers,
  lune, rossignols, brise, la paix... Rien d'autre. Cependant ils suivent Jésus
  sans parler. Les huit aussi sont plus ou moins endormis auprès du feu éteint.
 
 "Levez-vous !" tonne Jésus. "Pendant que Satan arrive, montrez
  à celui qui ne dort jamais et à ses fils que les fils de Dieu ne dorment pas
  !"
 
 "Oui, Maître."
 
 "Où est-il, Maître ?"
 
 "Jésus, moi..."
 
 "Mais qu'est-il arrivé ?"
 
 Et au milieu des questions et des réponses confuses, ils remettent leurs
  manteaux...
 
 
  602.20 – À
  peine à temps pour apparaître en ordre à la troupe de sbires, commandée par
  Judas, qui fait irruption dans la petite place tranquille en l'éclairant
  violemment avec une foule de torches allumées. C'est une horde de bandits
  déguisés en soldats, des figures de galériens que déforme un sourire
  démoniaque. Il y a aussi quelques zélateurs du Temple. 
 Les apôtres sautent tous dans un coin. Pierre devant, et les autres en groupe
  derrière. Jésus reste où il est.
 
 Judas s'approche soutenant le regard de Jésus, redevenu le regard étincelant
  de ses jours les meilleurs. Et il n'abaisse pas son visage. Au contraire il
  s'approche avec un sourire de hyène et le baise sur la joue droite.
 
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 34> "Ami, et qu'es-tu venu faire ?
  C'est par un baiser que tu me trahis ?"
 
 Judas baisse un instant la tête, puis la relève... insensible au reproche
  comme à toute invitation au repentir.
 
 Jésus, après les premières paroles dites avec la majesté de Maître, prend le
  ton affligé de qui se résigne à un malheur.
 
 
  602.21 – Les sbires, en criant,
  s'avancent avec des cordes et des bâtons et cherchent à s'emparer des apôtres
  en plus du Christ, sauf de Judas Iscariote, naturellement. 
 "Qui cherchez-vous ?" demande Jésus calme et solennel.
 
 "Jésus, le Nazaréen."
 
 "C'est Moi !" Sa voix est un tonnerre. Devant le monde assassin et
  à celui innocent, devant la nature et les étoiles, Jésus se rend ce
  témoignage ouvert, loyal, plein d'assurance. Je dirais qu'il est heureux de
  pouvoir se le donner.
 
 Mais s'il avait dégagé la foudre, il n'aurait pu faire davantage. Tous
  s'abattent comme une gerbe d'épis fauchés. Ne restent debout que Judas, Jésus
  et les apôtres qui reprennent courage au spectacle des soldats abattus, si
  bien qu'ils s'approchent de Jésus en menaçant si explicitement Judas que
  celui-ci fait un saut juste à temps pour éviter un coup de maître de l'épée
  de Simon. Poursuivi sans résultat à coups de pierres et de bâtons que lui
  lancent par derrière les apôtres qui ne sont pas armés d'épées, il s'enfuit
  au-delà du Cédron et disparaît dans l'obscurité d'une ruelle.
 
 "Levez-vous. Qui cherchez-vous ? Je vous le demande de nouveau."
 
 "Jésus, le Nazaréen."
 
 "Je vous ai dit que c'est Moi" dit Jésus avec douceur. Oui : avec
  douceur. "Laissez donc libres ces autres. Je viens. Déposez les épées
  et les bâtons. Je ne suis pas un larron. J'étais toujours parmi vous.
  Pourquoi ne m'avez-vous pas pris alors ? Mais c'est votre heure et celle de
  Satan..."
 
 
  602.22 – Mais
  pendant qu'il parle, Pierre s'approche de l'homme qui déjà tend les cordes
  pour lier Jésus, et il donne un coup d'épée maladroit. S'il s'était servi de
  la pointe, il l’égorgeait comme un mouton. 
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 35> Ainsi il ne fait que
  lui décoller l'oreille qui reste pendante et laisse couler beaucoup de sang.
  L'homme crie qu'il est mort. Il y a du désordre entre ceux qui veulent
  avancer et ceux qui ont peur à la vue des épées et des poignards qui
  brillent.
 
 "Déposez ces armes. Je vous le commande. Si je voulais, j'aurais les
  anges du Père pour me défendre. Et toi, sois guéri. Dans ton âme, si tu peux,
  pour commencer." Et avant de tendre les mains aux cordes, il touche
  l'oreille et la guérit.
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