Le dimanche 17 septembre 1944.
499> 361.1 - Finalement je puis écrire ce qui
occupe ma vision mentale et mon audition mentale depuis le début de l'aube de
ce matin. Cela me fait souffrir à cause de l'effort que je fais pour entendre
les choses extérieures et les affaires de la maison, alors que je dois voir
et entendre les choses de Dieu, et que je ne puis supporter autre chose que
ce que voit mon esprit.
Quelle patience il me faut pour... ne pas perdre la patience quand j'attends
le moment de dire à Jésus : "Me voilà ! Maintenant tu peux
aller de l'avant" ! Car, je l'ai dit plusieurs fois et je le
répète, quand je ne puis continuer ou commencer le récit de ce que je vois,
alors la scène s'arrête dès le début ou bien au point où je suis interrompue,
pour se dérouler ensuite de nouveau quand je suis libre de la suivre. Je
crois que c'est Dieu qui veut cela pour éviter des omissions ou des erreurs
de détail, chose qui pourrait m'arriver si j'écrivais quelque temps après
avoir vu.
J'affirme en conscience que ce que j'écris, parce que je le vois ou je
l'entends, je l'écris pendant que je le vois ou l'entends.
Voici donc ce que je vois depuis ce matin, et celui qui m'avertit
intérieurement me dit que c'est le début d'une longue et belle vision.
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500> 361.2 - Jésus,
par un temps de chien, va par un chemin de terre extrêmement boueux. La route
est un petit ruisseau de boue qui gicle à chaque pas, une boue jaunâtre,
collante, glissante comme du savon mou, qui s'attache aux sandales, les
aspire comme une ventouse, et en même temps fuit sous elles, en rendant la
marche pénible par suite des glissades continuelles.
Il doit avoir plu et replu les jours précédents et le ciel annonce encore de
la pluie. Il est bas, couleur de plomb, parcouru par des nuages épais que
pousse le sirocco ou le vent grec, si épais que dans la bouche l'air semble
un corps douceâtre comme enduit de miel. Il ne soulage pas ce souffle de vent
syncopé qui courbe les herbes et les branches et, après qu'il soit passé,
tout revient à la lourde immobilité de la chaleur orageuse. De temps à autre
un nuage crève, et de grosses gouttes chaudes comme si elles venaient d'une
douche tiède, descendent pour faire des bulles dans la boue qui gicle encore
plus sur les vêtements et les jambes.
Le bas des tuniques, bien que Jésus et les siens les aient relevées en
les faisant remonter jusqu'à la taille à l'aide du cordon qui les retient à
la ceinture, est tout éclaboussé par la boue, très humide en bas, presque
sèche dans les taches plus hautes. Vêtements et manteaux, même ceux que l'on
porte le plus haut possible en les tenant pliés au milieu pour les garder
propres et pour se mettre doublement à l'abri des averses courtes mais
violentes, en sont tout salis. Les pieds et les jambes jusqu'à mi-jambe
semblent avoir une épaisse chaussette de laine imprégnée de boue et qui s'y
est incrustée.
361.3 - Là se termine le début. Voici la
suite.
Les disciples se plaignent un peu du temps et du chemin
et, soit dit en passant, également de la volonté peu... hygiénique du Maître,
d'aller par un temps pareil.
Jésus
semble ne pas entendre, mais il entend. Deux ou trois fois il se retourne un
peu — ils marchent presque en file indienne pour tenir le côté gauche du
chemin un peu plus élevé que le côté droit et pour cette raison moins boueux
— il se retourne pour les regarder, mais ne parle pas.
La dernière fois, c'est le plus âgé des disciples qui dit :
"Oh ! pauvre de moi ! Avec cette humidité qui sèche sur moi,
je vais en sentir des douleurs ! Je suis vieux moi ! Je n'ai plus
trente ans !».
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501> Et Matthieu lui aussi
bougonne :
"Et moi, alors ? Moi, je n'étais pas habitué... Quand il pleuvait à
Capharnaüm,
tu le sais bien Pierre,
je ne sortais pas de ma maison. Je mettais des commis au comptoir de la
gabelle et eux m'amenaient ceux qui devaient payer.
J'avais organisé un vrai service dans ce but. Oui... et puis
qui se déplaçait par mauvais temps ? Hum ! Quelque mélancolique.
Marchés et voyages, on les fait par beau temps..."
"Taisez-vous ! Il entend !" dit Jean.
"Mais non, il n'entend pas. Il pense, et quand il pense... c'est comme
si on n'existait pas" dit Thomas.
"Et quand il décide une chose, même les
plus justes remarques ne le font pas changer d'avis. Il veut faire ce qu'il
veut. Il ne se fie qu'à Lui-même. Ce sera sa ruine. S'il m'écoutait un peu...
361.4 - Moi, je sais tant de
choses !" dit Judas
avec sa suffisance de débrouillard et sa prétention d'être "plus que les
autres".
"Que sais-tu ?" demande Pierre qui tout à coup devient rouge
comme un coq. "Tu sais tout ! Quels amis as-tu ? Tu es
peut-être un grand d'Israël ? Mais, allons donc ! Toi aussi tu es
un pauvre homme comme les autres et moi. Un peu plus beau... Mais la beauté
de la jeunesse est une fleur qui ne dure qu'un jour ! Moi aussi, j'étais
beau !"
Un frais éclat de rire de Jean traverse l'air. Les autres aussi rient et se
moquent un peu de Pierre à cause de ses rides, de ses jambes un peu écartées
comme celles de tous les marins, ses yeux un peu bovins et rougis par les
vents du lac.
"Riez donc, mais c'est ainsi. Et puis, ne m'interrompez pas. Dis, toi,
Judas, quels amis as-tu ? Que sais-tu ? Pour savoir ce que tu fais
comprendre, tu dois avoir des amis parmi les ennemis de Jésus. Et celui qui a
des amis parmi les ennemis, c'est un traître. Hé ! mon garçon !
Fais attention si tu tiens à ta beauté ! Car s'il est vrai que je ne
suis plus beau, il est vrai aussi que je suis encore fort, et je n'aurais pas
de mal à te casser les dents ou à te crever un œil" dit Pierre.
"Quelles façons de parler ! C'est vraiment d'un grossier
pêcheur !" dit Judas avec le mépris d'un prince offensé.
"Parfaitement, et je m'en vante. Pêcheur, mais
franc comme mon lac qui, s'il veut faire une tempête, ne dit pas :
"Je vais faire une bonace", mais il a un certain frisson et il met
comme témoins à la voûte des deux certains amas de nuages.
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502> Il suffit de ne pas être idiot ou ivre
pour comprendre l'avertissement et agir en conséquence. Toi... tu ressembles
à cette boue qui paraît solide et, regarde" (et d'un coup de pied
énergique, il fait gicler la boue jusqu'au menton du bel Iscariote).
"Mais, Pierre ! Ces façons d'agir sont indignes ! C'est là
tout le fruit des paroles du Maître sur la charité !"
"Et aussi pour toi sur l'humilité et la sincérité.
Allons ! Crache ce que tu sais. Que sais-tu ? Est-ce vrai que tu
sais ou bien tu te donnes des airs pour faire croire que tu as des amis
puissants ? Pauvre ver que tu es !"
"Ce que je sais, je le sais, et je ne viendrai pas te le dire, pour
amener des rixes qui te plairaient, galiléen que tu es. Je répète que si le
Maître était moins têtu, ce serait un grand bien. Et aussi moins violent. Les
gens se lassent de s'entendre offenser."
"Violent ? Mais s'il l'était, il devrait te faire voler dans le
fleuve, tout de suite. Un beau vol par-dessus ces arbres. Ainsi tu te
laverais la boue qui te salit la figure. Si cela pouvait servir à te laver le
cœur qui, si je ne me trompe, doit être plus encroûté que mes jambes
boueuses."
En effet Pierre, très poilu et de petite taille, a les jambes plutôt
boueuses. Lui et Matthieu ne sont que glaise presque jusqu'aux genoux.
"Mais, enfin, finissez-en !" dit justement Matthieu.
361.5 - Jean qui a remarqué que Jésus
ralentissait, soupçonne qu'il a entendu et, hâtant le pas, il dépasse deux ou
trois compagnons, le rejoint, se met à son côté et il l'appelle :
"Maître !" doucement comme toujours et avec son regard
d'amour, en relevant la tête parce qu'il est plus petit et qu'il se tient sur
le milieu du chemin alors que les autres cheminent sur la berge plus élevée.
"Oh ! Jean ! Tu m'as rejoint ?"
Jésus lui sourit. Jean, en étudiant affectueusement et aussi avec crainte le
visage du Maître pour se rendre compte s'il a entendu, répond :
"Oui, mon Maître. Veux-tu de moi ?"
"Toujours je te veux. Je vous voudrais tous, et avec ton cœur !
Mais si tu marches là où tu es, tu vas finir de te tremper."
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503> "Peu m'importe, Maître !
Rien ne m'importe que de rester près de Toi !"
"Tu veux rester toujours avec Moi ? Tu ne penses pas que je suis
imprudent et que je puis vous mettre dans l'embarras, vous aussi. Tu ne te
sens pas offensé parce que je ne suis pas tes conseils ?"
"Oh ! Maître ! Alors tu as entendu ?"
Jean est consterné.
"J'ai tout entendu, dès les premières paroles. Mais ne t'en afflige pas.
Vous n'êtes pas parfaits. Je le savais quand je vous ai pris. Et je ne
prétends pas que vous le deveniez rapidement. Vous devez d'abord passer de
l'état sauvage à l'état domestique au moyen de deux greffes..."
"Lesquelles, Maître ?"
"L'une de sang et l'autre de feu. Après, vous serez des héros du Ciel et
vous convertirez le monde, en commençant par vous."
"De sang ? De feu ?"
"Oui, Jean. Le Sang : le mien..."
"Non, Jésus !"
Jean l'interrompt en gémissant.
"Du calme, ami. Ne m'interromps pas. Écoute, toi le premier, ces
vérités. Tu le mérites. Le Sang : le mien. Tu le sais. C'est pour
cela que je suis venu. Je suis le Rédempteur...
Pense aux prophètes. Ils n'ont pas omis un iota quand ils ont décrit ma
mission. Je serai l'Homme décrit par Isaïe.
Et quand j'aurai perdu mon Sang, c'est Lui qui vous fécondera. Mais je ne me
bornerai pas à cela. Vous êtes tellement imparfaits et faibles, fermés et
craintifs, que Moi, glorieux à côté de mon Père, je vous enverrai le Feu, la Force qui
procède du fait que je suis engendré par le
Père et qui lie le Père et le Fils par un
anneau indissoluble, en faisant d'Un, Trois : la Pensée,
le Sang, l’Amour. Quand l'Esprit de Dieu, mieux l'Esprit de l'Esprit de
Dieu, la Perfection des Perfections divines, viendra sur vous, vous ne serez
plus ce que vous êtes. Mais nouveaux, puissants, saints... Mais pour l'un de vous, le Sang ne sera rien
et le Feu ne sera rien, car le Sang aura eu pour lui le pouvoir de le damner
et il connaîtra éternellement un autre feu dans lequel il
brûlera vomissant du sang et avalant du sang, parce qu'il verra du sang
partout
où il posera son regard mortel ou son regard spirituel du moment qu'il aura
trahi le Sang d'un Dieu."
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504> "Oh ! Maître ! Qui
est-ce ?"
"Tu le sauras un jour. Maintenant ignore-le. Et par charité, ne cherche
même pas à savoir. Essayer de savoir suppose que l'on soupçonne. Tu ne dois
pas soupçonner tes frères, car le soupçon est déjà un manque de
charité."
"Il me suffit que tu m'assures que ce ne sera pas moi le traître, ni Jacques."
"Oh ! pas toi ! Ni non plus Jacques. Tu es mon réconfort, mon
brave Jean !"
Et Jésus lui passe un bras autour de l'épaule et il l'attire à Lui, et ils
marchent ainsi embrassés.
361.6 - Ils se taisent pendant un moment.
Les autres aussi se taisent maintenant. On n'entend que le bruit des pas sur
la terre.
Puis un autre bruit se fait entendre. Le bruit d'un bouillonnement, je dirais
le lourd ronflement d'un catarrheux. Un bouillonnement monotone, interrompu
de temps en temps par de légers éclatements.
"Tu entends ? dit Jésus. Le fleuve est proche."
"Mais nous n'arriverons au gué qu'à la nuit. La nuit va bientôt
tomber."
"Nous dormirons dans quelque cabane. Et demain nous
passerons. J'aurais voulu arriver plus tôt car le niveau monte d'heure en
heure. Tu entends ? Les roseaux des rives se brisent sous le poids des
eaux de la crue."
"Ils t'ont tant retenu dans ces villages de la Décapole ! Nous le
disions à ces malades : "Une autre fois !" mais..."
"Mais celui qui est malade veut guérir, Jean. Et Celui qui a pitié
guérit tout de suite, Jean. N'importe. Nous passerons quand même. Je veux
faire l'autre rive avant de revenir à Jérusalem pour la Pentecôte."
Ils se taisent de nouveau. La nuit descend avec la rapidité des jours de
pluie. La marche, dans le crépuscule de plus en plus obscur, devient encore
plus difficile. Les arbres aussi, qui sont le long du chemin, augmentent
l'obscurité avec leur frondaison.
"Passons de l'autre côté du chemin. Nous sommes maintenant tout près du
gué. Nous chercherons une cabane."
Ils traversent, suivis des autres. Ils franchissent un fossé boueux, plutôt
de la boue que de l'eau, qui va en bruissant se jeter dans le fleuve. Presque
à tâtons, ils passent d'un arbre à l'autre en se dirigeant vers le fleuve
dont la rumeur devient plus proche et plus forte.
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505> 361.7 - Un premier rayon de lune perce les
nuages, passe entre deux nuages et descend en faisant briller l'eau boueuse
du Jourdain, très gonflé et très large en ce point. Ce n'est plus le beau
fleuve tranquille et couleur d'azur, dont les eaux calmes et basses laissent
à découvert le sable fin de la grève sur les bords, là où commencent les
roseaux dont on entend toujours le frémissement. Maintenant l'eau a tout
envahi et les premiers roseaux, courbés, brisés et submergés, ne se voient
plus. Tout au plus un ruban de feuilles ondule à fleur d'eau et semble faire
un signe d'adieu ou un appel de détresse. L'eau est déjà aux pieds des
premiers arbres. Je ne connais pas ces arbres. Ils sont grands et feuillus,
formant une sorte de muraille épaisse, sombre dans l'obscurité de la nuit.
Quelques saules plongent dans l'eau jaunâtre les extrémités de leurs
chevelures défaites.
"Ici, il n'est plus guéable" dit Pierre.
"Ici, non. Mais vois là-bas, on passe encore" dit André.
En effet, deux quadrupèdes passent le fleuve avec précaution. L'eau arrive au
ventre des animaux.
"S'ils passent, les barques passeront aussi."
"Et cependant il vaut mieux passer tout de suite, même
de nuit. Les nuages se sont dissipés et il y a de la lune. Ne laissons pas
passer le moment. Cherchons s'il y a une barque..."
Et Pierre jette par trois fois un cri prolongé et plaintif :
"Oh... hé !"
Pas de réponse.
"Allons plus bas jusqu'au gué. Melchias
doit y être avec ses fils. C'est la bonne saison pour lui. Il nous
passera."
Ils marchent le plus rapidement qu'ils peuvent sur le sentier étroit qui
côtoie le fleuve, qui le frôle presque.
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506> 361.8 - "Mais n'est-ce pas une
femme ?" dit Jésus en regardant les deux personnes qui maintenant
ont passé le fleuve avec leurs chevaux et sont arrêtés sur le sentier.
"Une femme ?"
Pierre et les autres voient mal et ne distinguent pas si c'est un homme ou
une femme, cette forme sombre qui est descendue de cheval et attend.
"Oui, c'est une femme. C'est... c'est Marie.
Regardez maintenant qu'elle est dans le rayon de lune."
"C'est bon pour Toi qui y vois clair. Tu as de bons yeux !"
"C'est Marie. Que peut-elle vouloir ?"
Et Jésus crie :
"Marie !"
"Rabbouni ! C'est Toi ? Dieu soit
loué que je t'ai trouvé !"
Et Marie court comme une gazelle vers Jésus. Je ne sais pas comment elle ne
bute pas dans le sentier accidenté. Elle a laissé tomber un premier manteau
très lourd et maintenant elle avance avec son voile et un manteau plus léger
enroulé autour du corps sur son vêtement sombre.
Quand elle rejoint Jésus, elle tombe à ses pieds sans s'occuper de la boue.
Elle est haletante mais heureuse. Elle répète :
"Gloire à Dieu qui m'a fait te trouver !"
"Pourquoi, Marie ? Qu'arrive-t-il ? Tu n'étais pas à Béthanie ?"
"J'étais à Béthanie avec ta Mère
et les femmes, comme tu l'avais dit... Mais je suis venue à ta rencontre... Lazare ne
le pouvait pas car il souffre beaucoup... Alors je suis venue avec le
serviteur..."
"Toi, en voyage seule avec un garçon et en cette saison !"
"Oh ! Rabbouni ! tu ne voudras pas
me dire que tu penses que j'ai peur. Je n'ai pas eu peur de faire tant de
mal... Je n'ai pas peur maintenant de faire le bien."
"Et alors, pourquoi es-tu venue ?"
"Pour te dire de ne pas passer.... De l'autre côté, ils t'attendent pour
te faire du mal... Je l'ai su... Je l'ai su par un hérodien qui autrefois...
qui autrefois m'aimait... Qu'il l'ait dit par amour, encore, ou par haine, je
ne sais... Je sais qu'avant avant hier, il m'a vue à travers la grille et il
m'a dit : "Sotte Marie, tu es en train d'attendre ton
Maître ? Tu fais bien car ce sera la dernière fois. À son passage en
Judée, on va le prendre. Regarde-le bien, et puis échappe-toi, car il n'est
pas prudent d'être près de Lui, maintenant..."
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507> Alors... tu peux penser avec quel
cœur... je me suis informée... Tu sais... j'en ai connu beaucoup... et tout
en me traitant de folle ou de... possédée, ils me parlent encore... J'ai su
que c'était vrai. Alors j'ai pris deux chevaux et je suis venue, sans rien
dire à ta Mère... pour ne pas l'affliger.
361.9 - Éloigne-toi... éloigne-toi tout de
suite, Maître. S'ils savent que tu es ici, au-delà du Jourdain, ils vont y
venir. Et Hérode
aussi te cherche... Tu es trop près de Machéronte,
désormais. Éloigne-toi, éloigne-toi par pitié, par pitié,
Maître… !"
"Ne pleure pas, Marie..."
"J'ai peur, Maître !"
"Non ! Peur, toi assez courageuse pour passer le fleuve en pleine
nuit… !"
"Mais cela c'est un fleuve et ces gens sont tes ennemis et ils te
haïssent... C'est de leur haine pour Toi que j'ai peur... Car je t'aime,
Maître."
"Ne crains pas. Ils ne me prendront pas encore. Ce n'est pas mon heure.
Même s'ils mettaient des troupes et des troupes de soldats le long de tous
les chemins, ils ne me prendraient pas. Ce n'est pas mon heure. Mais je ferai
comme tu veux. Je reviendrai en arrière..."
Judas marmonne confusément quelque chose et Jésus répond :
"Oui, Judas, exactement comme tu dis. Mais exactement pour la
première partie de ta phrase. Je lui donne raison, oui, je lui donne raison,
mais non pas parce que c'est une femme, comme tu l'insinues, mais parce que
c'est celle qui a le plus avancé sur le chemin de l'amour. Marie, retourne à
la maison tant que tu le peux. Moi, je reviendrai en arrière et je
passerai... où je pourrai, et j'irai en Galilée. Viens, avec ma Mère et les
autres, à Cana
dans la maison de Suzanne.
Là, je vous dirai ce qu'il faudra faire. Va en paix, bénie. Dieu est avec
toi."
Jésus lui met la main sur la tête, la bénissant ainsi. Marie prend les mains
du Christ et elle les baise et puis elle se relève et s'en retourne. Jésus la
regarde aller, il la regarde ramasser son gros manteau et se
le remettre et puis rejoindre le cheval et y monter pour reprendre le gué et
passer.
"Et maintenant partons, dit-il. Je voulais vous faire reposer, mais je
ne puis. J'ai soin de votre sauvegarde, quoiqu'on pense Judas. Et croyez bien
que si vous tombiez aux mains de mes ennemis, ce serait pire pour votre santé
que l'eau et la boue..."
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508> Tous baissent la tête en comprenant
le reproche caché et qui leur est donné pour répondre à leurs précédentes
conversations.
361.10 - Ils marchent, marchent, marchent
pendant toute la nuit, entre les éclaircies et les courtes averses. Une aube
livide les surprend près d'un tout petit village qui s'étend près du fleuve
avec ses masures boueuses. Le fleuve est un peu moins large qu'au gué. Des
barques sont tirées au sec jusque derrière les habitations pour les garder de
la crue.
Pierre lance son cri :
"Oh!... hé !"
Il sort d'une masure un homme robuste mais âgé.
"Que veux-tu ?"
"Des barques pour passer."
"Impossible ! Le fleuve est trop plein... Le courant..."
"Hé, ami ! À qui le dis-tu ? Je suis pêcheur de Galilée."
"La mer c'est une chose... mais ici, c'est le fleuve... je ne veux pas
perdre la barque. Et puis... je n'en ai qu'une, et toi, avec les tiens, vous
êtes nombreux."
"Menteur ! Tu veux me dire que tu n'as qu'une barque ?"
"Que mes yeux se dessèchent si je mens, moi...."
"Prends garde qu'ils ne se dessèchent pas réellement. Lui est le Rabbi
de Galilée qui donne des yeux aux aveugles et qui... peut te satisfaire en
desséchant les tiens..."
"Miséricorde ! Le Rabbi ! Pardonne-moi, Rabbouni!"
"Oui. Mais ne mens jamais. Dieu aime ceux qui sont sincères. Pourquoi
dire que tu n'as qu'une barque quand tout le pays peut te démentir ?
C'est trop humiliant pour un homme de mentir et d'être démasqué ! Me
donnes-tu tes barques ?"
"Toutes, Maître."
"Combien en faut-il, Pierre ?"
"En temps normal, deux suffiraient. Mais avec la crue la manœuvre est
plus difficile, et il en faudrait trois."
"Prends-les, pêcheur. Mais comment ferai-je pour les
récupérer ?"
"Viens dans une. N'as-tu pas des fils ?"
"J'ai un fils et deux gendres et des petits-fils."
"Deux par barque suffiront pour le retour."
"Allons."
361.11 - L'homme appelle les autres et avec
l'aide de Pierre, André, Jacques, Jean, ils mettent les barques à l'eau.
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509> Le courant est fort et tend à les
entraîner tout de suite. Les cordes qui les retiennent aux arbres les plus
proches sont tendues comme celles d'un arc et grincent par
l'effort. Pierre regarde. Il regarde les barques, regarde le
fleuve, il regarde et il hoche la tête et passe la main dans ses cheveux
grisonnants, puis il donne à Jésus un coup d’œil curieux.
"Tu crains, Pierre ?"
"Hé !... presque, presque..."
"Ne crains pas. Aie foi. Et toi aussi, homme. Celui qui porte Dieu et
ses envoyés ne doit pas craindre. Embarquons. Moi dans la première
barque."
Le propriétaire des barques
fait un geste résigné. Il doit penser qu'est venue sa dernière heure et celle
de ses parents. Il doit au moins penser qu'il va perdre les barques ou s'en
aller à la dérive.
Jésus est déjà dans la barque, debout à la proue. Les autres embarquent avec
Lui et dans les autres barques. Reste seul à terre un petit vieux, le garçon
peut-être, qui surveille les amarres.
"Nous y sommes ?"
"Nous y sommes."
"Les rames sont prêtes ?"
"Prêtes."
"Largue, toi, de la rive."
Le petit vieux détache les amarres de la cheville qui les tenait près du
tronc. Les barques, au fur et à mesure qu'on les détache, font une embardée
vers le sud, dans le sens du courant.
Mais Jésus a son visage de miracle. Ce qu'il dit
au fleuve, je ne le sais pas. Je sais que le courant s'arrête presque. Il n'a
que le mouvement lent du Jourdain quand il n'est pas en crue. Les barques
coupent le courant sans effort, et même avec une rapidité qui doit étonner le
propriétaire des barques.
361.12 - Les voilà de l'autre côté. Ils débarquent
facilement et le courant n'essaie pas d'entraîner les barques quand les rames
sont immobiles.
"Maître, je vois que tu es réellement puissant, dit le patron des
barques. Bénis ton serviteur et souviens-toi de moi, qui suis un
pécheur."
"Pourquoi puissant ?"
"Hé ! Cela te semble peu de chose ?! Tu as suspendu le courant
du Jourdain en crue… !"
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510> "Josué l'a déjà fait ce
miracle et plus grand, puisque les eaux du fleuve disparurent pour laisser
passer l'Arche..."
"Et toi, homme, tu as passé la véritable Arche de Dieu" dit Judas
avec sa suffisance.
"Dieu Très Haut ! Oui, je le crois ! Tu es le
vrai Messie ! Le Fils du Dieu Très Haut. Oh ! je le dirai dans les
villes et les villages riverains. Je le dirai, ce que tu as fait, ce que je
t'ai vu faire ! Reviens, Maître ! Mon pauvre pays a des malades en
grand nombre. Viens les guérir !"
"Je viendrai. Toi, en attendant, prêche en mon Nom la foi et la sainteté
pour qu'ils soient agréables à Dieu. Adieu, homme. Va en paix et ne crains
pas pour le retour."
"Je ne crains pas. Si je craignais, je te demanderais d'avoir pitié pour
ma vie. Mais je crois en Toi et en ta bonté et je m'en vais sans rien
demander. Adieu !"
Il rembarque en mettant en premier la proue dans le fleuve et il s'en va,
tranquille, rapidement. Il touche la rive.
Jésus, qui est resté arrêté jusqu'à ce qu'il l'ait vu à terre, fait un geste
de bénédiction. Puis il gagne la route.
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