Vision du vendredi 31 mars 1944.
Vendredi de la Passion, à 2 heures du matin.
78> 605.1 – Voici
venue ma si douloureuse vision de ces toutes premières heures du vendredi de
la Passion. Elle se présente à moi alors que je récitais les Heures de la Désolation de Marie :
j’avais en effet pensé que passer la nuit qui précède la Profession en
compagnie de la Vierge des sept Douleurs serait la plus belle préparation à
la Profession.
605.2 – Je vois Judas. Il est seul. Il
est vêtu de jaune clair avec un cordon rouge à la taille. Mon admoniteur
intérieur m'avertit que c'est depuis peu qu'a été capturé Jésus et que Judas,
qui s'est enfui tout de suite après, est maintenant en proie à un contraste
de pensées. En effet l'Iscariote semble un fauve furieux et traqué par une
meute de mâtins. Tout souffle de vent dans les feuillages, un bruit
quelconque sur la route, l'écoulement d'une fontaine le font sursauter et se
retourner soupçonneux et effrayé comme s'il se sentait rejoint par un
justicier. Il tourne la tête en la gardant basse, le cou tordu, il tourne les
yeux comme quelqu'un qui veut voir et a peur de voir. Si un jeu de lumière de
la lune crée une ombre d'apparence humaine, il écarquille les yeux, fait un
saut en arrière, devient encore plus livide qu'il ne l'était, s'arrête un
instant et puis s'enfuit précipitamment en revenant sur ses pas, en se
détournant par d'autres chemins jusqu'à ce qu'un autre bruit, un autre jeu de
lumière le fait s'arrêter et s'enfuir dans une autre direction.
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79> Dans sa folle marche il va ainsi
vers l'intérieur de la ville, mais une clameur du peuple l'avertit qu'il est
près de la maison de Caïphe, et alors, en se portant les mains à la tête et
se penchant comme si ces cris étaient autant de pierres qui le lapident, il
s'enfuit, s'enfuit. Et dans sa fuite, il prend une ruelle qui l'amène tout
droit vers la maison où a été consommée la Cène. Il s'en aperçoit quand il
est en face à cause d'une fontaine qui coule à cet endroit du chemin. Les
pleurs de l'eau qui tombe goutte à goutte dans un petit bassin de pierre, et
un faible sifflement du vent qui s'insinue dans le chemin étroit en
produisant une lamentation étouffée, doivent lui sembler les pleurs de Celui
qu'il a trahi et la plainte du Supplicié. Il se bouche les oreilles pour ne
pas entendre et s'échappe, les yeux fermés, pour ne pas voir cette porte par
laquelle peu d'heures avant il est passé avec le Maître et par laquelle il
est sorti pour aller prendre les hommes armés pour se saisir de Lui.
605.3 – Dans cette course aveugle il
va heurter un chien errant, le premier chien que je vois depuis que j'ai les
visions, un gros chien gris et hirsute qui s'écarte en grognant, prêt à
s'élancer contre celui qui l'a dérangé. Judas ouvre les yeux et rencontre les
pupilles phosphorescentes qui le fixent et il voit la blancheur des crocs
découverts qui semblent produire un rire diabolique. Il pousse un cri de terreur.
Le chien, qui peut-être le prend pour un cri menaçant, se jette sur lui, et
les deux roulent dans la poussière : Judas dessous, paralysé par la peur, le
chien dessus. Quand la bête lâche sa proie, considérée peut-être comme
indigne de la lutte, Judas saigne à cause de deux ou trois morsures et son
manteau a de larges déchirures.
Il a été vraiment mordu à la joue, au point précis où il a baisé Jésus, La
joue saigne et le sang souille au cou le vêtement jaunâtre de Judas. Le sang
lui fait une sorte de collier, en imbibant le cordon rouge qui serre le
vêtement au cou et il le rend plus rouge encore. Judas met la main à sa joue,
il regarde le chien qui s'éloigne mais le guette dans l'ouverture d'une
porte, il murmure : "Belzébuth !" et poussant de nouveau un cri, il
s'enfuit, poursuivi par le chien pendant quelque temps.
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80> Il fuit jusqu'au petit pont qui est
près du Gethsémani. Là, soit fatigué de le suivre, soit que l'eau l'éloigné
parce qu'il est hydrophobe, le chien abandonne sa proie et revient en arrière
en grognant. Judas, qui s'était jeté dans le torrent pour prendre des pierres
et les jeter au chien, le voyant s'éloigner, regarde autour de lui et
s'aperçoit qu'il a de l'eau jusqu'à mi-mollet. Sans s'occuper de son vêtement
de plus en plus trempé, il se penche sur l'eau et boit comme s'il était brûlé
par la fièvre et il lave sa joue qui saigne et doit lui faire mal.
605.4 – À la clarté d'un premier éveil
de l'aube il remonte sur la berge, de l'autre côté comme s'il avait encore
peur du chien et n'osait pas revenir vers la ville. Il fait quelques mètres
et se trouve à l'entrée du Jardin des Oliviers. Il crie : "Non ! Non
!" en reconnaissant l'endroit. Mais ensuite, je ne sais par quelle force
irrésistible ou par quel sadisme satanique et criminel, il avance en cet
endroit. Il cherche l'endroit où est arrivée la capture. La terre du sentier,
foulée par de nombreux pieds, l'herbe piétinée en un point donné et du sang
par terre, peut-être celui de Malchus, lui montrent que c'est là qu'il a
indiqué l'Innocent aux bourreaux.
Il regarde, il regarde... et puis il pousse un cri rauque et fait un saut en
arrière. Il crie : "Ce sang, ce sang !..." et il le montre... à qui
? avec son bras tendu et son index qu'il pointe. Dans la lumière croissante
son visage se montre terreux et spectral. Il semble fou. Il a les yeux
écarquillés et brillants comme s'il délirait; ses cheveux ébouriffés par la
course et la terreur semblent dressés sur sa tête; la joue qui enfle lui tord
la bouche en un rictus. Son vêtement déchiré, couvert de sang, mouillé,
boueux, car la poussière en se mouillant est devenue de la boue, le rend
semblable à un mendiant. Son manteau aussi déchiré et boueux pend d'une
épaule comme une guenille et il s'y empêtre quand, continuant à crier :
"Ce sang, ce sang !" il recule comme si ce sang était devenu une
mer qui monte et submerge.
Judas tombe à la renverse et se blesse derrière la tête en heurtant une
pierre. Il pousse un gémissement de douleur et de peur. "Qui est-ce
?" crie-t-il. Il doit avoir pensé que quelqu'un l'a fait tomber pour le
frapper. Il se retourne avec terreur. Personne ! Il se lève. Maintenant le
sang dégoutte aussi sur la nuque. Le cercle rouge s'élargit sur le vêtement.
II ne tombe pas par terre car il y en a peu, le vêtement le
boit. Maintenant la corde paraît déjà au cou.
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81> 605.5 – Il
marche. Il retrouve la trace du feu allumé par Pierre au pied d'un olivier,
mais il ne sait pas que c'est Pierre qui l'a fait et croit que Jésus était
là. Il crie : "Allez ! Allez !" et avec les deux mains tendues en
avant, il paraît repousser un fantôme qui le tourmente. Il s'échappe et va
finir justement contre le rocher de l'Agonie.
Maintenant l'aube est nette et permet de bien voir et tout de suite. Judas
voit le manteau de Jésus laissé plié sur le rocher.
Il le reconnaît. Il veut le toucher. Il a peur. Il allonge la main et la
retire. Il veut. Il ne veut pas. Mais ce manteau le fascine. Il gémit :
"Non ! Non !" Puis il dit :
"Oui, par Satan
! Oui, je veux le toucher. Je n'ai pas peur ! Je n'ai pas peur !"
Il dit qu'il n'a pas peur, mais la terreur lui fait claquer des dents, et le
bruit que fait au-dessus de sa tête une branche d'olivier remuée par le vent
et qui heurte un tronc voisin, le fait crier de nouveau. Pourtant il fait un
effort et saisit le manteau. Et il rit. Un rire de fou, de démon. Un rire
hystérique, saccadé, lugubre, qui n'en finit pas, car il a vaincu sa peur, et
il le dit :
"Tu ne me fais pas peur, Christ. Plus peur. J'avais si grand peur de Toi
car je te croyais Dieu et fort. Maintenant tu ne me fais plus peur, car tu
n'es pas Dieu. Tu es un pauvre fou, un faible. Tu n'as pas su te défendre. Tu
ne m'as pas réduit en cendres, comme tu n'as pas lu dans mon cœur la trahison. Mes peurs !... Quel sot !
Quand tu parlais, même hier soir, je croyais que tu savais. Tu ne savais
rien. C'était ma peur qui donnait un sens prophétique à tes paroles toutes
ordinaires. Tu n'es rien. Tu t'es laissé vendre, indiquer, prendre comme une
souris dans son trou. Ta puissance ! Ton origine ! Ah ! Ah ! Ah ! Bouffon !
Le fort, c'est Satan ! Plus fort que Toi. Il t'a vaincu ! Ah ! Ah ! Ah ! Le
Prophète ! Le Messie ! Le Roi d'Israël ! Et tu m'as assujetti pendant trois
années ! Avec la peur toujours au cœur ! Et je devais mentir pour te tromper
avec finesse quand je voulais jouir de la vie ! Mais même si j'avais volé et
forniqué sans toute l'astuce que je mettais en œuvre, tu ne
m'aurais rien fait.
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82> Poltron ! Fou ! Lâche ! Tiens !
Tiens ! Tiens ! J'ai eu tort de ne pas te faire à Toi ce que je fais à ton
manteau pour me venger du temps où tu m'as tenu esclave par la peur. Peur
d'un lapin !... Tiens ! Tiens ! Tiens !"
605.6 – À chaque "tiens !"
il cherche à mordre et à déchirer l'étoffe du manteau. Il le chiffonne dans
ses mains. Mais en le faisant, il l'ouvre et apparaissent les taches qui
l'humectent. La furie de Judas s'arrête. Il fixe ces taches. Il les touche,
il les flaire. C'est du sang... Il le déplie. Elle est bien visible
l'empreinte laissée par les deux mains tachées de sang quand il appuyait
l'étoffe sur son visage.
"Ah !... Du sang ! Du sang ! Le sien... Non !"
Judas laisse tomber le manteau et regarde autour de lui. Contre le rocher
aussi, là où Jésus s'est appuyé le dos quand l'ange le réconfortait, il y a
une tache sombre de sang qui sèche.
"Là !... Là !... Du sang ! Du sang !..."
Il baisse les yeux pour ne pas voir, et il voit l'herbe toute rougie par le
sang qui est tombé sur elle. Celui-ci, à cause de la rosée qui l'a dilué,
paraît tombé depuis peu. Il est rouge et brille au premier soleil.
"Non ! Non ! Non ! Je ne veux pas voir ! Je ne puis voir ce sang ! Au
secours !"
Il porte les mains à sa gorge et perd tout contrôle comme s'il se noyait dans
une mer de sang.
"Arrière ! Arrière ! Laisse-moi ! Laisse-moi ! Maudit ! Mais ce sang,
c'est une mer ! Il couvre la Terre ! La Terre ! La Terre ! Et sur la Terre il
n'y a pas de place pour moi, car je ne puis voir ce sang qui la couvre. Je
suis le Caïn de l'Innocent !"
L'idée du suicide, je crois qu'elle est venue en ce moment en ce cœur.
605.7 – Le visage de Judas fait peur.
Il se jette du talus et s'enfuit par l'oliveraie, sans revenir par la route
déjà faite. Il semble poursuivi par des fauves. Il revient dans la ville. Il
s'enveloppe comme il peut dans son manteau et cherche à couvrir sa blessure
et son visage autant qu'il le peut.
Il se dirige vers le Temple. Mais pendant qu'il va dans cette direction, à un
carrefour il se trouve en face des canailles qui traînent Jésus chez Pilate.
Il ne peut se retirer car une autre foule le pousse dans le dos, en accourant
pour voir. Et grand comme il est, il domine forcément et il voit. Et il
rencontre le regard du Christ...
Les deux regards s'enlacent un moment.
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83> Puis le Christ passe, lié, frappé,
et Judas tombe à la renverse comme s'il s'évanouissait. La foule le piétine sans
pitié, et il ne réagit pas. Il doit préférer être piétiné par tout un monde
plutôt que de rencontrer ce regard.
605.8 – Quand la meute déicide est
passée avec le Martyr et que le chemin est libre, il se relève et court au
Temple. Il bouscule et renverse presque un garde placé à la porte de
l'enceinte. D'autres gardes arrivent pour interdire l'entrée au forcené, mais
lui, comme un taureau furieux, les écarte tous. L'un d'eux, qui s'accroche
après lui pour l'empêcher de pénétrer dans la salle du Sanhédrin où ils sont
tous encore rassemblés pour discuter, est saisi à la gorge, étranglé et jeté,
sinon mort certainement moribond, en bas des trois marches.
"Votre argent, maudits, je n'en veux pas" crie-t-il debout au
milieu de la salle, à l'endroit où était avant Jésus.
On dirait un démon qui débouche de l'enfer. Ensanglanté, dépeigné, enflammé
par le délire, la bave à la bouche, les mains comme des griffes, il crie et
semble aboyer tant sa voix est perçante, rauque, hurlante.
"Votre argent, maudits, je n'en veux pas. Vous m'avez perdu. Vous m'avez
fait commettre le plus grand péché. Comme vous, comme vous je suis maudit !
J'ai trahi le Sang innocent. Qu'ils retombent sur vous ce Sang et ma mort.
Sur vous... Non ! Ah !..."
Judas voit le pavé baigné de sang.
"Même ici, même ici, il y a du sang ? Partout ! Partout il y a son sang
! Mais combien de sang a l'Agneau de Dieu pour en couvrir ainsi la Terre et
ne pas en mourir ? Et c'est moi qui l'ai répandu ! À votre instigation.
Maudits ! Maudits ! Maudits pour l'éternité ! Malédiction à ces murs !
Malédiction à ce Temple profané ! Malédiction au Pontife déicide !
Malédiction aux prêtres indignes, aux faux docteurs, aux pharisiens
hypocrites, aux juifs cruels, aux scribes sournois ! Malédiction à moi ! À moi,
malédiction ! À moi ! Prenez votre argent et qu'il vous étrangle l'âme dans
la gorge, comme à moi la corde"
Et il jette la bourse à la figure de Caïphe et s'en va en poussant un cri
alors que les pièces résonnent en s'éparpillant sur le sol après avoir
frappé, en la faisant saigner, la bouche de Caïphe.
Personne n'ose le retenir.
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84> 605.9 – Il
sort. Il court à travers les chemins. Et fatalement il se trouve à rencontrer
deux fois Jésus à l'aller et au retour de chez Hérode.
Il abandonne le centre de la ville pour prendre au hasard les ruelles les
plus misérables et il finit de nouveau contre la maison du Cénacle. Elle est
entièrement fermée, comme abandonnée.
Il s'arrête, la regarde.
"La Mère ! murmure-t-il. La Mère !..." Il reste indécis...
"Moi aussi, j'ai une mère ! Et j'ai tué un fils à une mère !...
Pourtant... je veux entrer... revoir cette pièce. Là, il n'y a pas de
sang..."
Il donne un coup à la porte, un autre... un autre...
La maîtresse de maison vient ouvrir et entrouvre la porte, une fente... Et en
voyant cet homme bouleversé, méconnaissable, elle jette un cri et essaie de
refermer. Mais Judas, d'un coup d'épaule, l'ouvre toute grande et, renversant
la femme effrayée, passe outre.
Il court vers la petite porte qui donne sur le Cénacle. Il l'ouvre. Il entre.
Un beau soleil entre par les fenêtres grandes ouvertes. Judas pousse un
soupir de soulagement. Il entre. Ici, tout est calme et silencieux. La
vaisselle est encore comme on l'a laissée. On comprend que pour le moment,
personne ne s'en est occupé. On pourrait croire qu'on va se mettre à table.
Judas va vers la table. Il regarde s'il y a du vin dans les amphores. Il y en
a. Il boit avidement à l'amphore elle-même qu'il soulève à deux mains. Puis
il se laisse tomber assis et appuie sa tête sur ses bras croisés sur la
table. Il ne s'aperçoit pas qu'il est assis justement à la place de Jésus et
qu'il a devant lui le calice qui a servi pour l'Eucharistie. Il s'arrête un
moment jusqu'à ce que s'apaise l'essoufflement causé par sa longue course.
Puis il lève la tête et voit le calice, et il reconnaît où il s'est assis.
Il se lève comme possédé. Mais le calice le fascine. Il y a encore au fond un
peu de vin rouge et le soleil, en frappant le métal (qui paraît de l'argent)
fait briller ce liquide.
"Du sang ! Du sang ! Du sang ici aussi ! Son Sang ! Son Sang !..."
Faites cela en mémoire de Moi !... Prenez et buvez. Ceci est mon Sang... Le
Sang du nouveau testament qui sera versé pour vous..." Ah ! Maudit que
je suis ! Pour moi il ne peut plus être versé pour la rémission de mon péché.
Je ne demande pas pardon car Lui ne peut me pardonner. Hors d'ici ! Hors
d'ici ! Il n'y a plus d'endroit où le Caïn de Dieu puisse connaître le repos.
À mort ! À mort !..."
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85> 605.10 – Il
sort. Il se trouve en face de Marie, debout à la porte de la pièce où Jésus
l'a quittée. Elle, entendant du bruit, s'est montrée espérant peut-être voir
Jean qui est absent depuis tant d'heures. Elle est pâle comme si elle avait
perdu son sang. Elle a des yeux que la douleur rend encore plus semblables à
ceux de son Fils. Judas rencontre ce regard qui le regarde avec la même
connaissance affligée et consciente dont Jésus l'a regardé en route, et avec
un "Oh !" effrayé il s'adosse au mur.
"Judas ! dit Marie, Judas, qu'es-tu venu faire ?"
Les paroles mêmes de Jésus, et dites avec un amour douloureux. Judas s'en
souvient et pousse un cri.
"Judas, répète Marie, qu'as-tu fait ? À tant d'amour tu as répondu en
trahissant ?"
La voix de Marie est une caresse tremblante.
Judas va s'échapper. Marie l'appelle d'une voix qui aurait dû convertir un
démon.
"Judas ! Judas ! Arrête-toi ! Arrête-toi ! Écoute ! Je te le dis en son
nom : repens-toi, Judas. Lui pardonne..."
Judas s'est enfui.
La voix de Marie, son aspect ont été le coup de grâce, ou plutôt de disgrâce
car il résiste.
Il s'en va précipitamment. Il rencontre Jean qui accourt vers la maison pour
prendre Marie. La sentence est prononcée. Jésus va aller au Calvaire. C'est
le moment de conduire la Mère à son Fils.
Jean reconnaît Judas, bien qu'il reste bien peu du beau Judas d'il y a peu de
temps.
"Toi ici ? lui dit Jean avec un dégoût visible. Toi ici ? Malédiction à
toi, meurtrier du Fils de Dieu ! Le Maître est condamné. Réjouis-toi, si tu
le peux, mais dégage le chemin. Je vais prendre la Mère. Qu'elle, ton autre
Victime, ne te rencontre pas, reptile."
605.11 – Judas s'enfuit. Il s'est
enveloppé la tête dans les lambeaux de son manteau en laissant seulement une
fente pour les yeux. Les gens, le peu de gens qui ne sont pas vers le
Prétoire, l'évitent comme s'ils voyaient un fou. Et il semble tel.
Il erre à travers la campagne. Le vent apporte de temps à autre un écho de la
clameur qui vient de la foule qui suit Jésus en Lui adressant des
imprécations. Chaque fois qu'un pareil écho arrive à Judas, il hurle comme un
chacal.
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86> Je crois qu'il est réellement
devenu fou car il cogne la tête rythmiquement contre les murets de pierre. Ou
bien il est devenu hydrophobe parce que, quand il voit un liquide quelconque
: eau, lait porté par un enfant dans un récipient, de l'huile qui coule d'une
outre, il hurle, il hurle et crie :
"Du sang ! Du sang ! Son Sang !"
Il voudrait boire aux ruisseaux et aux fontaines. Il ne le peut car l'eau lui
paraît du sang et il le dit :
"C'est du sang ! C'est du sang ! Il me noie ! Il me brûle ! J'ai le feu
! Son Sang, qu'il m'a donné hier, est devenu du feu en moi ! Malédiction à
moi et à Toi !"
605.12 – Il monte et descend les
collines qui entourent Jérusalem. Et son œil, irrésistiblement, va au
Golgotha. Et par deux fois il voit de loin le cortège qui monte en serpentant
la côte, il regarde et pousse un cri.
Le voilà au sommet. Judas aussi est au sommet d'une petite colline couverte
d'oliviers. Il y est pénétré en ouvrant une fermeture rustique comme s'il en
était le maître ou pour le moins très habitué. J'ai l'impression que Judas ne
se souciait pas beaucoup de la propriété d'autrui. Debout sous un olivier à
l'extrémité d'un talus, il regarde vers le Golgotha. Il voit se dresser les
croix et il comprend que Jésus est crucifié. Il ne peut voir
ou entendre, mais le délire ou un maléfice de Satan lui font voir et entendre
comme s'il était au sommet du Calvaire.
Il regarde, regarde comme halluciné. Il se débat :
"Non ! Non ! Ne me regarde pas ! Ne me parle pas ! Je ne le supporte
pas. Meurs, meurs, maudit ! Que la mort ferme ces yeux qui me font peur,
cette bouche qui me maudit. Mais moi aussi je te maudis puisque tu ne m'as
pas sauvé."
Son visage est tellement hagard, qu'on ne peut le regarder. Deux filets de
bave descendent de sa bouche hurlante. La joue mordue est livide et enflée et
fait paraître son visage déformé. Les cheveux collés, sa barbe très noire qui
a poussé sur ses joues en ces heures, mettent un bâillon lugubre sur ses
joues et son menton. Les yeux, ensuite !... Ils roulent, ils louchent, ils
sont phosphorescents. Des yeux de démon.
605.13 – Il arrache de sa taille le
cordon de grosse laine rouge qui la ceint de trois tours. Il en éprouve la
solidité en l'enroulant autour d'un olivier et en tirant de toutes ses
forces. Il résiste. Il est solide.
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87> Il choisit un olivier qui se prête
à ce qu'il veut faire. Voilà. Celui qui penche au-delà du talus, avec sa chevelure
en désordre, va bien. Il monte sur l'arbre. Il assure solidement un nœud
coulant à une branche des plus robustes et qui pend sur le vide. Il a déjà
fait le nœud coulant. Il regarde une dernière fois vers le Golgotha, puis il
enfile la tête dans le nœud coulant. Maintenant il paraît avoir deux colliers
rouges à la base du cou. Il s'assoit sur le talus puis d'un coup se laisse
glisser dans le vide.
Le nœud le serre. Il se débat quelques minutes. Ses yeux chavirent,
l'asphyxie le rend noir, il ouvre la bouche, les veines du cou se gonflent et
deviennent noires. Il envoie quatre ou cinq coups de pieds dans l'air, dans
les dernières convulsions. Puis la bouche s'ouvre et la langue pend noire et
baveuse, les globes oculaires ouverts sortent de la tête montrant le blanc de
l'œil injecté de sang, l'iris disparaît vers le haut. Il est mort. Le vent
fort, qui s'est levé avant l'orage imminent, balance le macabre pendule et le
fait tourner comme une horrible araignée suspendue au fil de sa toile.
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