Le mercredi 20 juin 1945.
274> 195.1 - Le temps est à la pluie et Pierre me paraît un Énée retourné, car au
lieu d'emmener son père, il a sur ses épaules le petit Yabeç (Jabé) tout recouvert du
manteau de Pierre. Sa petite tête émerge au-dessus de la tête grisonnante de
Pierre qui a les bras du petit autour de son cou et qui rit en pataugeant
dans les mares.
"On pouvait nous épargner celle-là" bougonne l'Iscariote
énervé par l'eau qui tombe du ciel et qui du sol gicle sur les vêtements.
"Hé ! Il y a tant de choses qu'on pourrait s'épargner !"
répond Jean d'En-Dor en fixant de son
œil unique, qui je crois voit comme deux, le beau Judas.
"Que veux-tu dire ?"
"Je veux dire qu'il est inutile de prétendre que les éléments aient des
égards pour nous quand nous n'en avons pas pour nos semblables, et en des
matières bien plus graves que ne le sont deux gouttes d'eau ou une
éclaboussure."
"C'est vrai, mais j'aime entrer dans la ville en tenue et propre. J'ai
beaucoup d'amis, moi, et haut placés."
"Attention, alors, à ne pas tomber..."
"Tu me taquines ?"
"Non ! Mais je suis un vieux maître et... un vieil écolier. Depuis
que je vis, j'apprends. D'abord, j'ai appris à végéter, puis j'ai observé la
vie, puis j'ai Connu l'amertume de la vie, j'ai exercé une justice inutile :
celle de celui qui est "seul " contre Dieu et contre la société.
Dieu m'a châtié par le remords, la société par les chaînes, par conséquent au
fond c'est moi qui suis tombé sous les coups de la justice. Enfin, maintenant
j'ai appris, je suis en train d'apprendre, à "vivre". Maintenant,
étant maître et écolier, tu comprends qu'il m'est... naturel de répéter les
leçons."
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275> "Mais
moi, je suis l'apôtre..."
"Et moi, je suis un malheureux, je le sais et je ne devrais pas me
permettre de te faire la leçon. Mais, vois-tu, on ne sait jamais ce qu'on
peut devenir. Je croyais mourir à Chypre, pédagogue honnête et respecté, et
je suis devenu un homicide et un forçat. Mais quand je levais le couteau pour
me venger, et quand je traînais mes chaînes en haïssant l'univers, si on
m'avait dit que je deviendrais un disciple du Saint, j'aurais douté de la
raison de celui qui me l'aurait dit. Et pourtant... tu le vois ! Qui
sait donc si même à toi, apôtre, je ne peux donner quelque bonne leçon ?
À cause de mon expérience, non à cause de ma sainteté. Je n'y
pense même pas."
"Il a raison ce romain de t'appeler Diogène."
"Bien sûr. Mais Diogène cherchait l'homme et ne le trouva pas. Moi, plus
heureux que lui, j'ai trouvé un serpent où je croyais qu'il y avait une femme
et un coucou dans l'homme que je regardais comme un ami, mais après avoir
erré pendant tant d'années rendu fou par cette connaissance, j'ai trouvé
l'Homme, le Saint."
"Moi, je ne connais d'autre sagesse que celle d'Israël."
"S'il en est ainsi, tu as déjà de quoi te sauver. Maintenant, cependant
tu as aussi la science, ou plutôt la sagesse de Dieu."
"C'est la même chose."
"Oh ! non ! C'est comme un jour brumeux, par rapport à un jour
ensoleillé."
"En somme, tu veux me donner des leçons ? Moi, je n'en veux
pas."
"Laisse-moi parler ! D'abord je parlais aux enfants : ils étaient
distraits. Ensuite aux ombres : elles me maudissaient. Après cela, aux
poulets : ils étaient meilleurs que les deux premiers, bien meilleurs.
Maintenant je parle avec moi-même, ne pouvant encore parler avec Dieu.
Pourquoi veux-tu m'en empêcher ? Je n'ai que la moitié de la vue, ma vie
est brisée par les mines, j'ai le cœur malade depuis tant d'années. Permets
au moins que ma pensée ne devienne pas stérile."
"Jésus est Dieu."
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276> "Je
le sais, je le crois. Plus que toi, car je suis revenu à la vie grâce à Lui,
toi non. Mais bien que Lui soit le Bien, c'est toujours Lui : Dieu, et
le pauvre malheureux que je suis n'ose pas le traiter familièrement comme tu
le fais. Mon âme Lui parle... mais les lèvres n'osent pas. L'âme, et je pense
que Lui la sent au milieu de ses pleurs de reconnaissance et d'amour
repentant."
195.2 - "C'est vrai, Jean. Je
sens ton âme"
Jésus entre
dans la conversation. Judas rougit de honte, l'homme d'En-Dor, de joie.
"Je sens ton âme, c'est vrai. Et je sens aussi le travail de ton esprit.
Tu as bien dit. Quand tu te seras formé en Moi, cela te servira d'avoir été
un maître et un écolier attentif. Parle, parle, même avec toi-même..."
"Une fois, Maître, et il n'y a pas longtemps, tu m'as dit que c'était
mal de parler avec son propre moi" observe Judas avec
impertinence.
"C'est vrai, je l'ai dit.
Mais c'est parce que tu médisais avec ton propre moi. Cet homme ne
médit pas : il médite et dans un but excellent. Il n'agit pas mal."
"En somme, j'ai tort !"
Judas est agressif.
"Non. Il pleut dans ton cœur. Mais le temps ne peut pas toujours être
serein. Les paysans désirent la pluie et c'est charité de prier pour qu'elle
vienne. La pluie aussi c'est charité. Mais regarde, voici un bel arc-en-ciel
qui d'Atarot
se courbe sur Rama.
Nous avons déjà dépassé Atarot. Le triste vallon est franchi, Ici tout est
cultivé et riant sous le soleil qui disloque les nuages, Quand nous serons à Rama,
nous serons à trente-six stades
de Jérusalem. Nous la reverrons après cette colline qui marque le lieu de l'horrible
débauche à laquelle se sont livrés les habitants de Guibéa.
C'est une chose redoutable que la morsure de la chair, Judas..."
Judas ne répond pas et s'éloigne en pataugeant avec colère dans les flaques
d'eau.
195.3 - "Mais qu'est-ce qu'il a,
aujourd'hui ?" demande Barthélemy.
"Tais-toi, que Simon de Jonas n'entende pas.
Évitons les discussions et... et n'empoisonnons pas Simon. Il est si heureux
avec son enfant !"
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277> "Oui,
Maître. Mais ce n'est pas bien. Je le lui dirai."
"Il est jeune, Nathanaël. Toi aussi tu l'as été..."
"Oui... mais... il ne doit pas te manquer de respect !" Sans
le vouloir, il élève la voix. Pierre accourt :
"Qu'est-ce qu'il y a ? Qui manque de respect ? Le nouveau
disciple ?"
Et il regarde Jean d'En-Dor qui s'est discrètement effacé quand il a compris
que Jésus corrigeait l'apôtre, et qui est en train de parler avec Jacques d'Alphée
et Simon le Zélote.
"Pas du tout. Il est respectueux comme une fillette."
"Ah ! bien ! Autrement... hein ! son œil était en danger.
Alors... alors c'est Judas… !"
"Écoute, Simon, ne pourrais-tu pas t'occuper de ton petit ? Tu me
l'as pris, et puis tu veux te mêler d'une conversation amicale entre
Nathanaël et Moi. Ne te semble-t-il pas que tu veuilles faire trop de
choses ?"
Jésus sourit si tranquillement que Pierre reste indécis sur son jugement. Il
regarde Barthélemy... mais il a levé son visage aquilin pour regarder le
ciel... Pierre sent s'évanouir son soupçon. L'apparition de la Cité finit de
le distraire de tout. Elle est désormais voisine, visible dans toute sa
beauté de collines, d'oliveraies, de maisons, du Temple en particulier. Cette
vue devait être toujours une source d'émotion et d'orgueil pour les israélites.
Le soleil très chaud de l'avril de Judée a vite essuyé les pierres de la
route consulaire. Maintenant
les flaques d'eau il faudrait vraiment les chercher. Les apôtres se mettent
en tenue sur le bord de la route, ils laissent retomber leurs vêtements
qu'ils avaient relevés. Ils lavent leurs pieds boueux dans un clair ruisseau,
mettent en ordre leurs chevelures, se drapent dans leurs manteaux. Et ainsi
fait Jésus. Je vois que tout le monde fait la même chose.
195.4 - L'entrée à Jérusalem
devait être quelque chose d'important. Se présenter devant ses murs en ce
temps de fête, c'était comme se présenter devant un souverain. La Cité sainte
était la "vraie" reine des israélites. Je le comprends bien
cette année où je puis remarquer, sur cette route consulaire, le comportement
des foules. Ici les cortèges des diverses familles se mettent en ordre, les
femmes toutes ensemble, les hommes dans un autre groupe, les enfants dans
l'un ou l'autre groupe, mais tous sérieux et en même temps sereins.
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278> Certains
replient leur manteau usagé et en tirent un autre neuf du sac de voyage, ou
bien changent de sandales. Puis la marche devient solennelle, hiératique
déjà. Dans chaque groupe il y a le soliste qui donne le ton. Et on entonne
les hymnes, les anciennes, les glorieuses hymnes
de David. Les gens se regardent avec des yeux meilleurs comme
si la vue de la Maison de Dieu les avait adoucis. On regarde la Maison
Sainte, énorme cube de marbre surmonté de coupoles d'or, vraie perle au
milieu de l'enceinte imposante du Temple.
Ici, la troupe apostolique se forme ainsi: devant Jésus et Pierre avec
l'enfant au milieu; derrière Simon, l'Iscariote et Jean,
puis André qui
a obligé Jean d'En-Dor à se mettre entre lui et Jacques de
Zébédée. Au quatrième rang, les deux cousins
du Seigneur avec Matthieu.
Enfin Thomas avec Philippe et Barthélemy. Ici,
c'est Jésus qui entonne de sa puissante et très belle voix de baryton léger
qui fait ressortir les vibrations du ténor, et auquel répond Judas Iscariote,
un vrai ténor, et Jean à la voix limpide et encore jeune, et les deux voix de
baryton des cousins de Jésus et la voix de basse de Thomas, baryton tellement
profond qu'il n'est plus guère baryton. Les autres, doués de voix moins
belles, accompagnent en sourdine le chœur des virtuoses du groupe. (Les
psaumes sont les psaumes connus, appelés graduels).
Le petit Yabeç, voix d'ange au milieu des voix robustes des hommes, chante
très bien, parce qu'il le connaît peut-être mieux que les autres, le psaume 121
: "Je me suis réjoui parce qu'on m'a dit : "Nous irons vers la
maison du Seigneur". Vraiment il est tout lumineux de joie le petit
visage si triste il y a seulement quelques jours.
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