Le jeudi 19 décembre 1946.
390> 542.1 – Bien que brisée de douleur et
de fatigue, Marthe
est toujours la maîtresse de maison qui sait accueillir
et recevoir, en faisant honneur avec cette distinction parfaite de la vraie
maîtresse de maison. Ainsi, maintenant, après avoir conduit toute cette
compagnie dans une des salles, elle donne des ordres pour que l'on apporte
les rafraîchissements qui sont d'usage et pour que les hôtes aient tout ce
qui peut être de confort.
Les serviteurs circulent mélangeant des boissons chaudes ou des vins précieux
et offrant des fruits magnifiques, des dattes blondes comme le topaze, du raisin sec, quelque chose qui ressemble à
notre raisin de Damas, dont les grappes sont d'une perfection fantastique, du
miel filant, le tout dans des amphores, des coupes, des plats, des plateaux
précieux. Et Marthe veille attentivement pour que personne ne
soit laissé de côté, et même selon l'âge et peut-être les individus, dont les
goûts lui sont connus, elle contrôle ce que les serviteurs offrent. Ainsi
elle arrête un serviteur qui allait vers Elchias
avec une amphore remplie de vin et une coupe, et elle lui
dit :
"Tobie,
pas de vin, mais de l'eau de miel et du jus de dattes."
Et à un autre :
"Certainement Jean
préfère le vin.
Offre-lui le vin blanc de raisin sec."
Et elle-même offre au vieux scribe Chanania
du lait chaud abondamment sucré avec du miel blond en
disant :
"Ce sera bon pour ta toux. Tu t'es sacrifié pour venir, souffrant comme tu
l'es, et par ce temps froid.
542.2 – Je suis émue de vous voir si
prévenants."
"C'est notre devoir, Marthe. Euchérie était de notre race,
une vraie juive qui nous a tous honorés."
"L'honneur à la mémoire vénérée de ma mère me touche le cœur. Je
répéterai à Lazare
ces paroles."
"Mais nous voulons le saluer, un si bon ami !" dit, faux comme
toujours, Elchias
qui s'est approché.
"Le saluer ? Ce n'est pas possible. Il est trop épuisé."
"Oh ! Nous ne le dérangerons pas, n'est-ce pas, vous tous ? Il nous
suffit d'un adieu du seuil de sa chambre" dit Félix.
"Je ne puis, je ne puis vraiment pas. Nicomède
s'oppose à toute fatigue et à toute émotion."
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391> "Un regard à l'ami mourant ne
peut le tuer, Marthe, dit Calba
Scheboua. Nous aurions trop de peine de ne
pas l'avoir salué !"
Marthe est agitée, hésitante. Elle regarde vers la porte, peut-être pour voir
si Marie vient à son aide, mais Marie est
absente.
Les juifs remarquent cette agitation et Sadoq, le scribe, le fait remarquer à Marthe :
"On dirait que notre venue te trouble, femme."
"Non. Non, pas du tout. Comprenez ma douleur. Cela fait des mois que je
vis près d'un mourant et... je ne sais plus... je ne sais plus me comporter
comme autrefois aux fêtes..."
"Oh ! ce n'est pas une fête ! dit Elchias. Nous ne voulions même pas
pour nous tant d'honneurs ! Mais peut-être... Peut-être tu veux nous cacher
quelque chose et c'est pour cela que tu ne nous montres pas Lazare et que tu
nous interdis sa chambre. Eh ! Eh ! On sait ! Mais ne crains pas ! La chambre
d'un malade est un asile sacré pour quiconque, crois-le..."
542.3 – "Il n'y a rien à cacher
dans la chambre de notre frère. Il n'y a rien de caché. Elle n'accueille
qu'un mourant auquel ce serait pitié d'épargner tout souvenir pénible. Et
toi, Elchias, et vous tous, vous êtes pour
Lazare des souvenirs pénibles" dit Marie de sa splendide voix d'orgue,
en apparaissant sur le seuil et en tenant écarté de la main le rideau
pourpre.
"Marie !" gémit Marthe suppliante, pour l'arrêter.
"Rien, ma sœur, laisse-moi parler... Elle s'adresse aux autres: Et pour
vous enlever tout doute, que l'un de vous — ce sera un seul souvenir du passé
qui revient pour l'affliger — vienne avec moi si la vue d'un mourant ne le
dégoûte pas et la puanteur de la chair qui meure ne lui donne pas la
nausée."
"Et toi, tu n'es pas un souvenir affligeant ?" dit ironiquement l'hérodien,
que j'ai déjà vu je ne sais où, en quittant son coin et en se mettant en face
de Marie .
Marthe exhale un gémissement. Marie a le regard d'un aigle inquiet. Ses yeux
lancent des éclairs. Elle se redresse hautaine, oubliant la fatigue et la
douleur qui la courbaient, et avec l'expression d'une reine offensée, elle
dit :
"Oui, moi aussi je suis un souvenir. Mais non pas de douleur, comme tu
dis. Je suis le souvenir de la Miséricorde de Dieu. Et en me voyant Lazare
meurt en paix car il sait qu'il remet son esprit entre les mains de l'Infinie
Miséricorde."
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392> "Ha ! Ha ! Ha ! Ce n'était pas
ainsi que tu parlais autrefois ! Ta vertu ! À celui qui ne te connaît pas, tu
pourrais la mettre bien en vue..."
"Mais pas à toi, n'est-ce pas ? Au contraire, je la mets justement sous
tes yeux, pour te dire que l'on devient comme ceux que l'on fréquente. Autrefois,
malheureusement, je te fréquentais, et j'étais comme toi. Maintenant je
fréquente le Saint et je deviens honnête."
"Une chose détruite ne se reconstruit pas, Marie."
"En effet le passé : toi, vous tous, vous ne pouvez plus le
reconstruire. Vous ne pouvez pas reconstruire ce que vous avez détruit. Pas
toi qui m'inspires du dégoût, pas vous qui au temps de la douleur avez
offensé mon frère, et maintenant, dans un but qui n'est pas clair, voulez
montrer que vous êtes ses amis."
"Oh ! Tu es audacieuse, femme. Le Rabbi t'aura chassé plusieurs démons,
mais il ne t'a pas rendue douce !" dit un homme d'environ quarante ans.
"Non, Jonathas ben Hanna.
Il ne m'a pas rendue faible, mais forte de l'audace de qui est honnête, de
qui a voulu redevenir honnête et qui a rompu tout lien avec le passé pour se
faire une nouvelle vie.
542.4 – Allons ! Qui vient voir Lazare
?"
Elle est impérieuse comme une reine, elle les domine tous par sa franchise,
impitoyable jusque contre elle-même. Marthe, au contraire, est angoissée,
elle a des larmes dans ses yeux qui fixent en suppliant Marie pour qu'elle se
taise.
"Moi, je viens !" dit avec un soupir de victime Elchias, faux comme
un serpent.
Ils sortent ensemble. Les autres s'adressent à Marthe :
"Ta sœur !... Toujours ce caractère. Elle ne devrait pas. Elle a tant à
se faire pardonner" dit Uriel, le rabbi vu à Giscala, celui qui a
frappé d'une pierre Jésus.
Marthe, sous le fouet de ces paroles, retrouve sa force et elle dit :
"Dieu l'a pardonnée. Tout autre pardon est sans valeur après celui-là.
Et sa vie actuelle est un exemple pour le monde."
Mais l'audace de Marthe a vite fait de tomber et elle fait place aux pleurs.
Elle gémit toute en larmes :
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393> "Vous êtes cruels ! Envers
elle... et envers moi... Vous n'avez pas pitié, ni de la douleur passée, ni
de la douleur actuelle. Pourquoi êtes-vous venus ? Pour offenser et faire
souffrir ?"
"Non, femme. Non. Uniquement pour saluer le grand juif qui meurt. Pas
pour autre chose ! Pas pour autre chose ! Tu ne dois pas mal interpréter nos
intentions qui sont droites. Nous avons appris l'aggravation par Joseph
et Nicodème
et nous sommes venus... comme eux, les deux grands amis
du Rabbi et de Lazare. Pourquoi voulez-vous nous traiter d'une manière
différente, nous qui aimons comme eux le Rabbi et Lazare ? Vous n'êtes pas
justes. Peux-tu peut-être dire qu'eux, ainsi que Jean, Éléazar, Philippe,
Josué
et Joachim,
ne sont pas venus prendre des nouvelles de Lazare, et que Manahen aussi n'est pas venu ?..."
"Je ne dis rien, mais je m'étonne que vous soyez si bien informés de
tout. Je ne pensais pas que même l'intérieur des maisons était surveillé par
vous. Je ne savais pas qu'il existait un précepte nouveau en plus des six
cent treize : celui d'enquêter, d'épier l'intimité des familles...
542.5 – Oh ! excusez ! Je vous offense
! La douleur m'affole et vous l'exaspérez."
"Oh ! Nous te comprenons, femme ! Et c'est parce que
nous avons pensé que vous étiez affolées que nous sommes venus vous donner un
bon conseil. Envoyez chercher le Maître. Même hier sept lépreux
sont venus louer le Seigneur parce que le Rabbi les a guéris. Appelez-le
aussi pour Lazare."
"Il n'est pas lépreux, mon frère, crie Marthe
bouleversée. C'est pour cela que vous avez voulu le voir ? C'est pour cela
que vous êtes venus ? Non. Il n'est pas lépreux ! Regardez mes mains ! Je le
soigne depuis des années et il n'y a pas de lèpre sur moi. J'ai la peau
rougie par les aromates, mais je n'ai pas de lèpre. Je ne..."
"Paix ! Paix, femme. Et qui te dit que Lazare est lépreux ? Et qui vous
soupçonne d'un péché aussi horrible que celui de cacher un lépreux ?
Et crois-tu que, malgré votre puissance ,
nous ne vous aurions pas frappés si vous aviez péché ? Même sur le corps d'un
père et d'une mère, d'une épouse et des enfants nous sommes capables de
passer afin de faire respecter les préceptes. Je te le dis, moi, Jonathas d'Uziel."
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394> "Mais certainement ! C'est
ainsi ! dit Archélaüs.
Et maintenant nous te disons, pour le bien que nous te voulons, pour l'amour
que nous avions pour ta mère, pour l'amour que nous avons pour Lazare:
appelez le Maître. Tu secoues la tête ? Veux-tu dire que désormais c'est trop
tard ? Comment ? Tu n'as pas foi en Lui, toi, Marthe, disciple fidèle ? C'est
grave cela ! Commences-tu, toi aussi, à douter ?"
"Tu blasphèmes, ô scribe. Moi, je crois au Maître comme au Dieu
vrai."
"Et alors, pourquoi ne veux-tu pas essayer ? Lui a ressuscité les
morts... Du moins c'est ce que l'on dit... Peut-être ne sais-tu pas où il est
? Si tu veux, nous allons le chercher, nous allons t'aider, nous"
insinue Félix.
"Mais non ! dit Sadoq
pour l'éprouver. Certainement dans la maison de Lazare on
sait où est le Rabbi. Dis-le franchement, femme, et nous partirons à sa
recherche et nous te l'amènerons, et nous serons présents au miracle pour
jouir avec toi, avec vous tous."
Marthe est hésitante, presque tentée de céder. Les autres la pressent alors
qu'elle dit :
"Où il est je ne le sais pas... Je ne le sais pas vraiment... Il est
parti il y a plusieurs jours et il nous a saluées comme quelqu'un qui part
pour longtemps... Ce serait un réconfort pour moi de savoir où il est... Au
moins de le savoir... Mais je ne le sais pas, en vérité..."
"Pauvre femme ! Mais nous t'aiderons... Nous te l'amènerons" dit Cornélius.
542.6 – "Non ! Il ne faut pas. Le Maître... c'est de Lui
que vous parlez, n'est-ce pas ? Le Maître a dit que nous devons espérer
au-delà de ce qu'il est possible d'espérer,
et en Dieu seul.
Et nous le ferons" tonne Marie qui revient avec Elchias, qui la quitte
tout de suite et se penche pour parler avec trois pharisiens.
"Mais il meurt, à ce que j'entends dire !" dit l'un
de ces trois qui est Doras.
"Et avec cela ? Qu'il meure ! Je ne m'opposerai pas au décret de Dieu et
je ne désobéirai pas au Rabbi."
"Et que veux-tu espérer au-delà de la mort, ô folle ?" dit
l'hérodien en se moquant d'elle.
"Quoi ? La Vie !"
C'est un cri de foi absolue.
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395> "La Vie ? Ha ! Ha ! Sois
sincère. Tu sais que devant une mort véritable son pouvoir est nul, et
dans ton sot amour pour Lui, tu ne veux pas que cela paraisse."
"Sortez tous ! Ce serait à Marthe de le faire, mais elle vous craint.
Moi je crains seulement d'offenser Dieu qui m'a pardonnée et je le fais donc
à la place de Marthe. Sortez tous. Il n'y a pas de place dans cette maison
pour ceux qui haïssent Jésus Christ. Dehors ! À vos tanières ténébreuses !
Dehors tous. Ou je vous ferai chasser par les serviteurs comme un troupeau de
gueux immondes."
Elle est imposante dans sa colère. Les juifs s'esquivent, lâches à l'extrême,
devant cette femme. Il est vrai que cette femme semble un archange irrité...
La salle se désencombre et les regards de Marie, à mesure qu'ils franchissent
le seuil un par un en passant devant elles, créent une immatérielle fourche caudine
sous laquelle doit s'abaisser l'orgueil des juifs vaincus. La salle reste
vide finalement.
542.7 – Marthe s'écrase sur le tapis
et éclate en sanglots.
"Pourquoi pleures-tu, ma sœur ? Je n'en vois pas la raison..."
"Oh ! tu les as offensés... et eux t'ont offensée, nous ont offensées...
et maintenant ils vont se venger... et..."
"Mais tais-toi, sotte femmelette ! Sur qui veux-tu qu'ils se vengent ?
Sur Lazare ? Auparavant ils doivent délibérer, et avant qu'ils décident... Oh
! on ne se venge pas sur un goulal !
Sur nous ? Et avons-nous besoin de leur pain pour vivre ? Nos biens, ils n'y
toucheront pas. Sur eux se projette l'ombre de Rome. Et sur quoi alors ? Et
même s'ils le pouvaient, ne sommes-nous pas deux femmes jeunes et fortes ? Ne
pouvons-nous pas travailler ? Est-ce que peut-être Jésus n'est pas pauvre ?
N'a-t-il pas été un ouvrier notre Jésus ? Ne serions-nous pas plus semblables
à Lui étant pauvres et travailleuses ? Mais glorifie-toi de le devenir !
Espère-le ! Demande-le à Dieu !"
"Mais ce qu'ils t'ont dit..."
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