Le mardi 17 avril
1945.
441>
139.1 – Jésus se trouve
avec les siens dans un endroit très montagneux. La route est incommode et difficile . Les plus âgés sont très fatigués. Les jeunes, au
contraire, sont tous joyeux autour de Jésus et montent avec agilité, causant
entre eux. Les deux cousins, les
deux
fils de Zébédée et André sont joyeux
à la pensée de retourner en Galilée, et leur joie est telle qu'elle gagne
même l'Iscariote qui depuis quelque temps est dans les meilleures
dispositions d'esprit. Il se borne à dire :
"Cependant, Maître, pour la Pâque quand on vient au Temple... tu
reviendras à Kérioth ? Ma mère espère toujours de t'avoir. Elle me l'a fait savoir. Et
mes concitoyens aussi..."
"Certainement. À présent, même si on le voulait, la saison est trop dure
pour aller sur ces routes difficiles. Voyez comme c'est fatigant, même ici . Et, si on ne me l'avait pas imposé, je n'aurais pas
entrepris le voyage en ce moment... Mais, on ne pouvait plus rester..."
Jésus se tait, pensif.
"Et ensuite, je veux dire : pour la Pâque, pourra-t-on venir ?
Je voudrais montrer ta grotte à Jacques et à André." dit Jean.
"Tu oublies l'amour de Bethléem pour
nous ? demande l'Iscariote. Pour le Maître, surtout."
"Non, mais j'irais plutôt avec Jacques et André, Jésus pourrait rester à
Yutta ou dans ta
maison..."
"Oh ! Cela me plaît. Le feras-tu, Maître ? Eux vont à
Bethléem. Tu restes avec moi à Kérioth. En effet tu n'as jamais été seul avec
moi ...
et je désire tant de t'avoir tout pour moi..."
"Tu es jaloux ? Ne sais-tu pas que je vous aime tous de la même
façon ? Ne crois-tu pas que je suis avec vous tous, même quand il vous
semble que je suis loin de vous ?"
"Je sais que tu nous aimes. Si tu ne nous aimais pas, tu devrais être
bien plus sévère, avec moi du moins. Je crois que ton esprit veille toujours
sur nous. Mais nous ne sommes pas qu'esprit. Il y a aussi l'homme, avec ses
amours d'homme, ses désirs, ses regrets. Mon Jésus, je sais que je ne suis
pas celui qui te rend le plus heureux. Mais je crois que tu sais comme il est
vivant en moi le désir de te plaire et mon regret pour toutes les heures que
je tu perds à cause de ma misère..."
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442> "Non, Judas. Je ne perds pas. Je te suis plus près
qu'aux autres et précisément parce que je sais qui tu es."
139.2 – "Qui suis-je, mon
Seigneur ? Dis-le. Aide-moi à comprendre ce que je suis. Je ne me
comprends pas. Il me semble être une femme troublée par des désirs de
conception. J'ai des désirs saints et d'autres qui sont dépravés.
Pourquoi ? Que suis-je ?"
Jésus le regarde d'un regard indéfinissable. Il est triste, mais d'une
tristesse mélangée de pitié. Une telle pitié ! On dirait un médecin qui
se rend compte de l'état d'un malade et qui sait que c'est un malade qui ne
peut guérir ...Mais il ne parle pas.
"Dis-le, mon Maître. Ton jugement sera toujours le moins sévère de tous
sur le pauvre Judas. Et puis... nous sommes frères. Il ne m'importe pas
qu'ils sachent de quoi je suis fait. Au contraire, le sachant de Toi, ils corrigeront
leur jugement et m'aideront. N'est-ce pas ?"
Les autres sont gênés et ne savent que dire. Ils regardent leur compagnon.
Ils regardent Jésus.
Jésus attire près de Lui l'Iscariote, à la
place où était d'abord le cousin
Jacques, et il dit :
"Tu es simplement désordonné. Tu as en toi tous les meilleurs éléments,
mais ils ne sont pas bien fixés et le moindre souffle de vent les disloque. Tout
à l'heure nous sommes passés par ce défilé et on nous a montré les dégâts
causés aux pauvres maisons de ce petit pays par l'eau, la terre et les arbres . L'eau, la terre, les arbres sont des choses utiles et
bénies, n'est-il pas vrai ? Et pourtant elles sont devenues maudites.
Pourquoi ? Parce que l'eau du torrent n'avait pas un cours bien réglé,
mais par suite de la nonchalance des hommes, il s'était creusé plusieurs lits
en suivant son caprice. C'était beau, tant qu'il n'y eut pas de tempête.
Alors c'était comme un travail de joaillerie cette eau claire qui se
déversait sur la montagne en petites rivières, parures de diamant ou colliers
d'émeraude suivant qu'elles reflétaient la lumière ou l'ombre des bosquets. Et
les hommes s'en réjouissaient parce qu'elles étaient utiles, ces veines d'eau
bruissantes, pour leurs petits champs. Comme ils
étaient beaux, les arbres, poussés suivant les caprices des vents, çà et là
en groupes imprévus, laissant des clairières pleines de soleil.
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443> Et elle était belle, la terre légère déposée par je ne
sais quelles lointaines alluvions parmi les nombreuses ondulations de la
colline, si fertile pour la culture. Mais il a suffi que viennent les
tempêtes d'il y a un mois pour que les capricieuses dérivations du torrent
s'unissent et débordent en désordre en suivant un autre cours, entraînant les
arbres en désordre et charriant en contrebas les monceaux de terre arrachés
au terrain. Si on avait tenu bien régularisé le cours de l'eau, si les arbres
avaient été groupés en bosquets réguliers, si on avait maintenu la terre par
des terrasses bien disposées, voilà que ces trois bons éléments : eau,
terre, arbres ne seraient pas devenus ruine et mort pour ce petit pays.
Tu possèdes l'intelligence, la hardiesse, l'instruction, la promptitude, la
prestance. Tu as tant et tant d'avantages. Mais tout cela est sauvagement
disposé en toi et tu laisses tout en cet état. Regarde : tu as besoin
d'un travail patient et constant sur toi-même pour mettre de l'ordre. Cet
ordre devient ensuite une force, au milieu de tes qualités, de façon que
lorsque survient la tempête des tentations le bien qui est en toi ne devienne
pas un mal pour toi et pour les autres."
"Tu as raison, Maître. À chaque moment, je suis chaviré par le vent et
tout se bouleverse. Et tu dis que je pourrais..."
"La volonté est tout, Judas."
139.3 – "Mais, il y a des tentations
si mordantes... On se terre de peur que le monde
ne les lise sur le visage."
"Voilà l'erreur ! Ce serait justement le moment de ne pas se
terrer. Mais de rechercher la compagnie : celle des bons pour en
recevoir une aide. Le simple contact avec la paix des bons calme la fièvre.
Et rechercher aussi la compagnie de ceux qui critiquent, car, cause de cet
orgueil qui pousse à se cacher pour qu'on ne déchiffre pas le secret de nos
âmes tentées, cela réagirait contre la faiblesse morale et on ne tomberait
pas."
"Toi, tu es allé au désert..."
"Parce que je pouvais le faire. Mais malheur à ceux qui sont seuls s'ils
ne sont pas, dans leur solitude, multitude contre la multitude."
"Comment ? Je ne comprends pas."
"Multitude de vertus contre la multitude des tentations. Quand il y a
peu de vertu, il faut faire comme ce lierre inconsistant s'accrocher aux
branches des arbres robustes pour monter."
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444> "Merci, Maître. Je m'attache à Toi et aux
compagnons. Mais aidez-moi tous. Vous êtes tous meilleurs que moi."
"Meilleur a été le milieu frugal et honnête où nous avons grandi, ami.
Mais maintenant, tu es avec nous et nous t'aimons bien Tu verras... Ce n'est
pas pour critiquer la Judée, mais crois qu'en Galilée, au moins dans nos
pays, il y a moins de richesse et moins de corruption. Tibériade, Magdala, d'autres
endroits où l'on se réjouit, sont près de nous. Mais nous, nous vivons avec
notre âme simple, grossière, si tu veux, mais laborieuse, saintement satisfaite
de ce que Dieu nous a accordé." dit Jacques d'Alphée.
"Mais, sais-tu, Jacques ? La maman de Judas est une sainte femme. On voit la bonté peinte sur son
visage" objecte Jean.
Judas de Kérioth lui sourit, heureux du compliment et son sourire s'épanouit
quand Jésus ajoute :
"Tu l'as bien dit, Jean. C'est une sainte créature."
"Eh ! oui, mais le rêve de mon père était de faire de moi un grand du monde et il m'a
séparé bien vite et trop profondément de ma mère..."
139.4 – "Mais qu'avez-vous à
dire, vous qui ne cessez de parler ? demande de loin Pierre.
Arrêtez-vous ! Attendez-nous. Ce n'est pas gentil d'aller ainsi sans
penser à moi qui ai les jambes courtes."
Ils s'arrêtent jusqu'à ce que l'autre groupe les ait rejoints.
"Ouf ! Comme je t'aime bien, ma petite barque ! Ici, on peine
comme des esclaves... Que disiez-vous ?"
"Nous parlions des qualités pour être bons" répond Jésus.
"Et à moi, tu ne les dis pas, Maître ?"
"Mais oui : ordre,
patience, constance, humilité, charité... Je l'ai dit beaucoup de
fois !"
"Mais, l'ordre, non. Que vient-il faire ?"
"Le désordre n'est jamais une bonne qualité. Je l'ai expliqué à tes
compagnons. Ils te le diront. Et je l'ai mis en tête alors que j'ai mis pour
terminer la charité, car ce sont les deux extrémités d'une droite parfaite.
Or tu sais qu'une droite tracée sur un plan n'a pas de commencement ni de
fin. Les deux extrêmes peuvent s'interchanger.
Alors que pour une spirale ou un dessin quelconque qui ne se ferme pas sur
lui-même, il y a toujours un commence ment et une fin. La sainteté est
linéaire, simple, parfaite et n'a que deux extrémités, comme la droite."
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445/446> "C'est facile de faire une droite..."
"Tu crois ? Tu te trompes. Dans un dessin, même compliqué, un petit
défaut peut passer inaperçu, mais dans une droite, on voit tout de suite
chaque erreur : ou de pente ou d'incertitude. Quand Joseph m'apprenait
le métier, il insistait beaucoup pour que les tables soient bien planes et,
avec raison, il me disait : "Vois-tu, mon fils ? Une légère
imperfection dans un enjolivement ou un travail fait au tour, ça peut encore
passer, car un œil qui n'est pas très habitué, s'il observe un point ne voit
pas l'autre. Mais si une planche n'est pas aplanie comme il faut, même pour
le travail le plus simple, comme une table de paysan, c'est un travail
manqué. Ou elle penche, ou elle est boiteuse. Elle n'est plus bonne que pour
le feu". Nous pouvons dire cela aussi pour les âmes. Pour ne plus servir
à autre chose qu'au feu de l'enfer, c'est-à-dire pour conquérir le Ciel, il
faut être parfait comme une planche rabotée et dressée comme il faut. Celui
qui commence son travail spirituel dans le désordre, en commençant par des
choses inutiles, en sautant, comme un oiseau inquiet, d'une chose à une
autre, lorsqu'il veut joindre les différentes parties de son travail, il
n'arrive plus à rien. Pas d'assemblage possible. Par conséquent l'ordre. Par
conséquent la charité. Puis, en gardant fixées entre les deux étaux ces deux
extrêmes, qu'ils ne bougent plus du tout, travailler à tout le reste :
que ce soit ornements ou sculptures. As-tu compris ?"
139.5 – "J'ai compris."
Pierre digère en silence la leçon qui lui est donnée et conclut tout à
coup :
"Alors mon frère est
plus brave que moi. Lui est vraiment ordonné. Un pas après l'autre,
silencieux, calme. Il semble ne pas bouger, et, au contraire... Je voudrais
faire vite et beaucoup de choses, et je ne fais rien. Qui va
m'aider ?"
"Ton bon désir. Ne crains pas, Pierre. Tu fais, toi aussi. Tu te
fais."
"Et moi ?"
"Toi aussi, Philippe."
"Et moi ? Il me semble n'être absolument bon à rien, moi."
"Non Thomas, toi aussi tu te travailles. Tous, tous vous vous
travaillez. Vous êtes des arbres sauvages, mais greffés vous changez
lentement et sûrement et Moi, j'ai en vous ma joie."
"Voilà : nous sommes tristes et tu nous consoles. Faibles et tu
nous fortifies. Peureux, et tu nous donnes le courage. Pour tous, et dans
tous les cas, tu as tout de suite le conseil et le réconfort. Comment
fais-tu, Maître, pour être toujours si prompt et si bon ?"
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