Le jeudi 18 janvier
1945.
31/32> 81.1 – Je revois le gué du
Jourdain : la verte avenue qui côtoie le fleuve sur l'une et l'autre
rive, très fréquentée par les voyageurs à cause de son ombrage. Des files
d'ânons accompagnés par des hommes vont et viennent.
Sur le bord du fleuve, trois hommes font paître quelques brebis. Sur la
route, Joseph regarde vers le haut et le bas. De loin, là où une
route part de ce chemin fluvial, Jésus se montre avec les trois disciples. Joseph appelle les
bergers, et ceux-ci poussent les brebis sur la route en les faisant cheminer
sur la berge herbeuse. Ils vont vivement à la rencontre de Jésus.
"Moi, je n’ose guère... Que lui dirai-je comme salut ?"
"Oh ! Il est si bon. Tu lui diras : "La paix soit avec
Toi" Lui aussi salue toujours ainsi."
"Lui, oui... mais nous..."
"Et moi, qui suis-je ? Je ne suis même pas un de ses premiers
adorateurs, et il m'aime tant... oh ! tant !"
"Lequel est-il ?"
"Le plus grand et blond."
"Nous lui parlerons du Baptiste, Matthias ?"
"Oh ! oui !"
"Ne croira-t-il pas que nous l'avons préféré à Lui ?"
"Mais non, Siméon. S'il est
le Messie, il voit dans les cœurs et il verra dans le nôtre que dans le
Baptiste nous ne cherchions que Lui."
"Tu as raison."
Maintenant, les deux groupes sont à quelques mètres l'un de l'autre. Jésus
déjà sourit de son sourire qu'on ne saurait décrire. Joseph presse le pas.
Les brebis se mettent à trotter, elles aussi, poussées par les pâtres.
"La paix soit avec vous." dit Jésus en levant les bras comme pour
les embrasser. Et il précise : "La paix soit avec toi, Siméon, Jean et Matthias, mes fidèles et les fidèles de Jean le Prophète ! Paix à toi, Joseph." et il l'embrasse sur la
joue. Les trois autres sont maintenant à genoux."Venez, amis, sous ces
arbres, sur la grève du fleuve et parlons."
Ils descendent et Jésus s'assoit sur une souche qui dépasse, les autres par
terre. Jésus sourit et les regarde très attentivement, un par un :
"Laissez-moi que je connaisse vos visages. Les âmes, je les connais
déjà, comme des âmes de justes qui s'attachent au bien qu'ils aiment, contre
tous les intérêts du monde. Je vous apporte le salut d'Isaac, Élie et Lévi. Et un autre salut : celui de ma Mère.
81.2 – Des nouvelles du Baptiste, en
avez-vous ?"
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33> Les hommes, jusqu'alors rendus muets par la timidité,
se rassurent. Ils trouvent des paroles :
"Il est encore en prison, et notre cœur tremble pour lui, car il est
dans les mains d'un homme
cruel, dominé par une créature infernale
et entouré d'une cour corrompue. Nous l'aimons... Tu le sais que nous l'aimons
et que lui mérite notre amour. Depuis que tu as quitté Bethléem, nous avons été frappés par les hommes... mais plus que
par leur haine, nous fûmes désolés, abattus comme des arbres, que le vent a
brisés pour t'avoir perdu, Toi. Puis, après des années de peine, comme
quelqu'un qui aurait les paupières cousues, cherchant le soleil et ne pouvant
le voir parce qu'il est aussi dans une prison et ne peut le découvrir dans la
tiédeur qu'il sent sur sa peau, voilà que nous avons pris conscience que le
Baptiste était l'homme de Dieu prédit par les prophètes pour préparer le
chemin à son Christ, et nous sommes allés à lui. Nous nous sommes dit : "Si lui le précède, en allant vers lui,
nous le trouverons". Car c'est Toi, Seigneur, celui que nous
cherchions."
"Je le sais, et vous m'avez trouvé. Je suis avec vous."
"Joseph nous a dit que tu es venu chez le Baptiste. Nous n'étions pas ce jour là. Peut-être étions-nous
allés pour lui, quelque part. Nous le servions, dans les services spirituels
que lui nous demandait, avec tant d'amour, comme nous l'écoutions nous aussi
avec amour malgré sa grande sévérité, parce qu'il n'était pas Toi le Verbe,
mais c'était toujours les paroles de Dieu qu'il disait."
"Je le sais.
81.3 – Et celui-ci, vous ne le
connaissez pas ?" et il montre Jean.
"Nous le voyions avec d'autres Galiléens dans les foules les plus
fidèles au Baptiste. Et, si nous ne nous trompons pas, tu es celui dont le
nom est Jean et de qui lui disait, à nous ses intimes : "Voilà moi
le premier, lui le dernier. Et puis ce sera lui le premier et moi le
dernier". On n'a jamais compris ce qu'il voulait dire."
Jésus se tourne vers sa gauche où se trouve Jean. Il l'attire contre son cœur
avec un sourire encore plus lumineux... Il explique :
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34> "Lui voulait dire qu'il était le premier à
dire : "Voici l'Agneau" et celui-ci sera le dernier des amis du
Fils de l'homme qui parlera aux foules, de l'Agneau; mais que, dans le cœur
de l'Agneau il est le premier, parce qu'il lui est cher plus qu'aucun autre
homme. Voilà ce que le Baptiste voulait dire. Mais, quand vous le verrez -
car vous le verrez encore et le servirez encore, jusqu'à l'heure
marquée - dites-lui qu'il n'est pas le dernier dans le cœur du Christ. Ce
n'est pas tant par le sang mais par la sainteté qu'il est l'aimé autant que
celui-ci. Et vous, gardez-en le souvenir. Si l'humilité du saint lui fait
proclamer qu'il est "le dernier", la Parole de Dieu le proclame
pareil au disciple qui m'est cher. Dites-lui que celui-là je l'aime parce
qu'il porte son nom et que je trouve en lui les traits du Baptiste chargé de
préparer les âmes au Christ."
"Nous le lui dirons... Mais, le verrons-nous encore ?"
"Vous le reverrez."
81.4 – "Oui, Hérode n'ose le tuer par crainte du peuple et, dans cette Cour
avide et corrompue, il serait facile de procurer sa libération si nous avions
beaucoup d'argent. Mais... mais malgré la grande somme d'argent donnée par
des amis, il nous manque beaucoup encore. Et nous avons grande peur de ne pas
arriver à temps... et il sera quand même tué."
"Combien croyez-vous qu'il vous manque pour le racheter ?"
"Pas pour le racheter, Seigneur. Hérodiade le hait
trop et elle en impose trop à Hérode pour penser qu'on puisse arriver à le
racheter. Mais... à Machéronte sont réunis, je crois, tout ceux qui ambitionnent le
trône. Tous veulent jouir, tous veulent dominer : des ministres jusqu'aux serviteurs.
Mais pour faire le coup, on exige de l'argent... Nous aurions même trouvé
quelqu'un qui pour une grosse somme laisserait sortir le Baptiste. Hérode
même, peut-être le désire... parce qu'il a peur. Rien que pour cela. Peur du
peuple et peur de sa femme. Ainsi il satisferait le peuple, et sa femme ne
l'accuserait pas de l'avoir mécontentée."
"Et combien demande cette personne ?"
"Vingt talents d'argent et nous n'en avons que douze et demi."
81.5 – "Judas,
tu as dit que ces joyaux sont très beaux ."
"Beaux et de grande valeur."
"Combien peuvent-ils valoir ? Il me semble que tu t'y
entends."
"Oui, je m'y entends. Pourquoi veux-tu savoir leur valeur, Maître ?
Veux-tu les vendre ? Pourquoi ?"
"Peut-être... Dis-moi, combien peuvent-ils valoir ?"
"Vendus dans de bonnes conditions; au moins... au moins six talents."
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35> "En es-tu sûr ?"
"Oui, Maître. Le collier à lui seul, gros et lourd vaut au moins trois
talents. Je l'ai bien examiné. Et aussi les bracelets... Je me demande
comment les poignets fins d'Aglaé pouvaient en supporter le poids."
"C'était des menottes pour elle, Judas."
"C'est vrai, Maître... mais beaucoup voudraient avoir de ces
menottes-là !"
"Tu le crois ? Qui ?"
"Mais... beaucoup !"
"Oui, beaucoup qui n'ont de l'homme que le nom... Connaîtrais- tu un
acheteur éventuel ?"
"En somme, tu veux les vendre ? Et pour le Baptiste ? Mais,
regarde : c'est de l'or maudit !"
"Oh ! Incohérence humaine ! Tu viens de dire, avec un désir évident
que beaucoup voudraient avoir cet or, et puis tu l'appelles maudit ?!
Judas, Judas !... C'est de l'or maudit, oui, maudit. Mais elle a
dit : "Il sera sanctifié servant à qui est pauvre et saint".
C'est pour cela qu'elle l'a donné, pour que le bénéficiaire prie pour sa
pauvre âme qui, comme une chrysalide, est en train de pousser dans la semence
de son cœur. Qui est plus saint et plus pauvre que le Baptiste ? Il est,
par sa mission, l'égal d'Élie, mais pour la sainteté, il est plus grand
qu'Élie. Il est plus pauvre que Moi. Moi, j'ai une Mère et une maison...
Lorsqu'on les a pures et saintes comme je les ai, on n'est jamais des
délaissés. Lui n'a plus de maison et même plus le tombeau de sa mère, Tout a
été violé, profané par la perversité humaine.
81.6 – Quel est donc
l'acheteur ?"
"Il y en a un à Jéricho et beaucoup à Jérusalem. Mais celui de Jéricho !!! Ah ! c'est un rusé
levantin, batteur d'or, usurier, brocanteur, entremetteur, un voleur
sûrement, homicide peut-être... certainement poursuivi par Rome. Il se fait
appeler Isaac pour paraître hébreu, mais son vrai nom est Diomède. Je le
connais bien..."
"On le voit !" interrompt Simon le Zélote qui parle peu mais observe tout. Et il demande : "Comment
as-tu fait pour le connaître si bien ?"
"Mais... tu sais... Pour faire plaisir à des amis influents. Je suis
allé le voir... et j'ai fait des affaires... Nous, du Temple... tu
sais..."
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36/37> "Oui ! ...vous faites tous les
métiers !" conclut Simon avec une froide ironie. Judas rougit, mais
se tait.
"Peut-il acheter ?" demande Jésus.
"Je crois. L'argent ne lui manque jamais. Certainement, il faut savoir
vendre car c'est un grec, et astucieux et s'il voit qu'il a affaire à une
personne honnête, à une... colombe qui sort du nid, il la plume à souhait.
Mais s'il a affaire à un vautour comme lui..."
"Vas-y toi, Judas. Tu es le type qu'il faut.
Tu as la ruse du renard et la rapacité du vautour. Oh ! pardonne,
Maître. J'ai parlé avant Toi !"
"Je suis de ton avis et je dis donc à Judas d'y aller. Jean, va avec
lui. Nous nous retrouverons au coucher du soleil. Le lieu du rendez-vous sera
près de la place du marché. Va et fais pour le mieux."
Judas se lève aussitôt. Jean a les yeux implorants d'un petit chien que l’on
chasse. Mais Jésus a repris la conversation avec les bergers et n'aperçoit
pas ce regard implorant. Et Jean se met en route à la suite de Judas.
81.7 – "Je voudrais vous rendre
contents" dit Jésus.
"Tu nous seras toujours agréable, Maître. Que le Très-Haut te bénisse
pour nous. Cet homme est ton ami ?"
"Il l'est. Ne te paraît-il pas qu'il puisse l'être ?"
Jean, le berger, baisse la tête et se tait. Le disciple Simon prend la
parole : "Seul celui qui est bon sait voir. Moi, je ne suis pas bon et je ne vois
pas ce que voit la Bonté. Je vois l'extérieur. Celui qui est bon pénètre
jusqu'à l'intérieur. Toi aussi, Jean, tu vois comme moi, mais le Maître est
bon... et il voit..."
"Que vois-tu, Simon en Judas ? Je t'ordonne de parler."
"Voici : je pense, en le regardant, à certains endroits mystérieux qui
semblent être antres de fauves et marais fiévreux. On n'en voit seulement
qu’un grand enchevêtrement et l'on y tourne au large, peureux. Au
contraire... au contraire, par derrière il y a aussi des tourterelles et des
rossignols et le sol est riche de sources bienfaisantes et d'herbes
salutaires. Je veux croire que Judas soit ainsi... Je le crois parce que tu
l'as pris, Toi qui sais..."
"Oui. Moi qui sais... Il y a beaucoup de replis dans le cœur de cet
homme... Mais, il ne manque pas de bons côtés. Tu l'as vu à Bethléem, et même à Kérioth. Si ce bon côté humain et qui n'est que bonté humaine
s'élevait à la hauteur d'une bonté spirituelle, alors Judas serait tel que tu
voudrais qu'il fût. Il est jeune..."
"Jean aussi est jeune..."
"Et en ton cœur tu achèves : et il est meilleur. Mais Jean, c'est
Jean ! Aime-le Simon, ce pauvre Judas... Je
t'en prie. Si tu l'aimes... il te paraîtra meilleur."
"Je m'y efforce, à cause de Toi... Mais, c'est lui qui brise tous mes
efforts comme on fait des roseaux d'une rivière... Mais, Maître, il n'y a
pour moi qu'une loi : faire ce que tu veux. C'est pourquoi j'aime Judas,
en dépit de quelque chose qui crie en moi contre lui et en ma conscience."
"Quelle chose, Simon ?"
"Je ne sais pas exactement... Quelque chose comme le cri de la
sentinelle dans la nuit... et qui me dit : "Ne dors pas !
Observe !" Je ne sais pas... Cette chose n'a pas de nom. Mais
c'est... c'est un cri qui s'élève en moi contre lui."
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