Le mercredi 13 juin 1945.
229> 188.1 - Le
Thabor est maintenant derrière les voyageurs, déjà dépassé. À travers une
plaine enclose entre cette montagne et une autre qui est en face, le groupe
chemine en parlant de l'ascension que tout le monde a faite. Pourtant il
semble qu'au début les plus âgés voulaient se l'épargner. Mais maintenant
tous sont contents d'être allés jusqu'au sommet.
Le cheminement est aisé car on est sur une route de grande communication,
assez pratique. L'heure est fraîche, car j'ai l'impression qu'ils ont passé
la nuit sur les pentes du Thabor.
"C'est En-Dor, dit Jésus en montrant du doigt un pauvre pays agrippé aux
premiers contreforts de cet autre groupe montagneux. Tu veux vraiment y
aller ?"
"Si tu veux me faire plaisir..." répond l’Iscariote.
"Allons-y, alors."
"Mais cela fera beaucoup de chemin ?" demande
Barthélemy qui à cause de son âge ne doit pas être très partisan des
excursions panoramiques.
"Oh ! non ! Mais, si vous voulez rester..." dit Jésus.
"Oui, oui ! Vous n'avez qu'à rester. Il me suffit d'y aller avec le
Maître" se hâte de dire Judas de Kérioth.
"Voilà, je voudrais savoir ce qu'il y a de beau à voir avant de
décider... Au sommet du Thabor, nous avons vu la mer et après le discours du
garçon, je dois reconnaître que je l'ai bien vue pour la première fois et je
l'ai vue comme Toi tu vois : avec le cœur.
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230> Ici... je voudrais
savoir s'il y a quelque chose à apprendre et alors je viens, même si je dois
me fatiguer..." dit Pierre.
"Tu les entends? Tu n'as pas encore dit tes intentions. Par gentillesse
pour tes compagnons, dis-les maintenant." dit Jésus.
"N'est-ce pas à Endor que Saül voulut aller pour consulter la pythonisse ?"
"Oui. Eh bien?"
"Eh bien, Maître, j'aimerais y aller et t'entendre parler de Saül."
"Oh! alors j'y viens moi aussi !" s'exclame Pierre enthousiaste.
"Alors, allons-y." Ils font rapidement le dernier tronçon de la
route principale et la laissent pour un chemin secondaire qui porte
directement à En-Dor.
188.2 - C'est
une pauvre localité, comme l'a dit Jésus. Les maisons sont accrochées aux
pentes, qui plus loin après le pays, deviennent plus abruptes. Les habitants
sont pauvres. Tout au plus ils doivent pratiquer l'élevage des moutons sur
les pâturages de la montagne et au milieu des bois de chênes séculaires.
Quelques petits champs d'orge ou de céréales du même genre dans les coins
favorables, et des pommiers et des figuiers. Quelques vignes autour des
maisons pour décorer un peu les murs, sombres, comme si ce pays était plutôt
humide.
"Maintenant nous allons demander où était la sorcière" dit Jésus.
Et il arrête une femme qui revient de la fontaine avec ses amphores.
La femme le regarde curieusement, puis répond impoliment :
"Je ne sais pas. J'ai bien d'autres choses qui m'occupent plus
importantes que ces balivernes !" et elle le laisse en plan.
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231> Jésus s'adresse à un petit vieux
qui taille un morceau de bois.
"La magicienne ? ... Saül ? ... Et qui s'en soucie encore ?
Pourtant, attends... Il y a quelqu'un qui a étudié et peut-être il saura...
Viens."
Et le petit vieux monte, en boitant par un sentier pierreux, jusqu'à une
maison très misérable et négligée.
"C'est ici. Je vais entrer et l'appeler."
Pierre, montrant des poulets qui grattent le sol dans une cour malpropre,
dit :
"Cet homme n'est pas israélite."
Mais il n'ajoute rien d'autre parce que le petit vieux revient, suivi d'un
homme borgne, sale et désordonné comme tout ce qu'il y a dans sa maison. Le
vieux dit :
"Vois-tu cet homme dit que c'est là, après cette maison en ruines. Un
sentier, puis un ruisseau, puis un bois et des cavernes, la plus haute, celle
qui montre encore des murs écroulés par côté, c'est celle que tu cherches.
N'est-ce pas ce que tu as dit ?"
"Non. Tu as tout embrouillé. J'irai, moi, avec ces étrangers."
L'homme a une voix rude et gutturale ce qui accroît l'impression défavorable.
188.3 - On
marche. Pierre, Philippe et Thomas font signes sur signes à Jésus pour qu'il
n'y aille pas. Mais Jésus ne les écoute pas. Il avance avec Judas, derrière
l'homme, et les autres le suivent... de mauvaise grâce.
"Tu es israélite ?" demande l'homme.
"Oui."
"Moi aussi ou presque, bien qu'il ne semble pas. Mais j'ai été très
longtemps dans d'autres pays et j'ai pris des habitudes qui ne plaisent pas à
ces imbéciles. Je vaux mieux que les autres, mais ils disent que je suis un
démon parce que je lis beaucoup, j'élève des poulets que je vends aux romains
et je sais soigner avec les plantes. Quand j'étais jeune, à cause d'une
femme, je me suis querellé avec un romain - j'étais alors à Cintium - et je
l'ai poignardé. Lui mourut, moi je perdis un œil et ce que je possédais et je
fus condamné aux travaux forcés pour longtemps... pour toujours. Mais je
savais soigner et je guéris la fille d'un gardien.
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232> Cela me valut son amitié et un peu
de liberté... J'en profitai pour m'enfuir. J'ai mal agi car cet homme a
certainement payé ma fuite de sa vie. Mais la liberté semble belle quand on
est prisonnier..."
"Et elle n'est pas belle, après ?"
"Non, il vaut mieux la prison, où l'on est seul, que le contact avec les
hommes qui ne respectent pas votre solitude et sont autour de vous pour vous
haïr..."
"Tu as étudié les philosophes ?"
"J'étais maître à Cintium... J'étais prosélyte..."
"Et maintenant ?"
"Maintenant, je ne suis rien. Je vis dans la réalité et dans la haine
de même qu'on m'a haï et qu'on me hait."
"Qui te hait ?"
"Tout le monde. Et Dieu en premier. J'avais une femme... et Dieu a
permis qu'elle me trahisse et me ruine. J'étais libre et respecté, et Dieu a
permis que je devienne un forçat. L'abandon de Dieu, l'injustice des hommes
ont rayé de mon existence Celui-ci et ceux- là. Ici, il n'y a plus
rien..."
Et il se bat le front et la poitrine.
"C'est-à-dire : ici dans la tête, il y a la pensée, le savoir. Là,
il n 'y a rien"
Et il crache avec mépris.
"Tu te trompes: il y a encore deux choses."
"Lesquelles ?"
"Le souvenir et la haine. Enlève-les.
188.4 - Sois
vraiment vide... et Moi, je te donnerai une chose nouvelle à y mettre."
"Quelle chose ?"
"L'amour."
"Ah ! ah ! ah ! Tu me fais rire ! Il y a trente-cinq
ans que je ne riais plus, homme. Depuis que j'ai eu la preuve que ma femme me
trahissait avec un marchand de vin romain. L'amour ! L'amour à
moi ! C'est comme si je jetais des pierres précieuses à mes
poulets ! Ils mourraient d'indigestion s'ils ne réussissaient pas à les
évacuer. C'est la même chose pour moi. Il me pèserait sur le cœur ton amour
si je ne pouvais le digérer..."
"Non, homme ! Ne parle pas ainsi !" Jésus lui met la main
sur l'épaule, réellement et visiblement affligé.
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233> L'homme le regarde de son œil
unique, et ce qu'il voit dans ce visage doux et très beau le rend muet et
change son expression. Du sarcasme il passe à un profond sérieux et de là à
une vraie tristesse. Il baisse la tête et puis demande, d'une voix
transformée :
"Qui es- tu ?"
"Jésus de Nazareth. Le Messie."
"Toi !!!"
"Moi. Tu n'as pas entendu parler de Moi, toi qui lis ?"
"Je savais... Mais pas que tu étais vivant et pas... oh ! surtout,
cela, je ne le savais pas ! Je ne savais pas que tu étais bon avec tout
le monde... ainsi... même avec les assassins... Pardonne ce que je t'ai
dit... de Dieu et de l'amour... Maintenant je comprends pourquoi tu veux me
donner l'amour... Parce que sans l'amour le monde est un enfer et Toi,
Messie, tu veux en faire un paradis."
"Un paradis dans tout cœur. Donne-moi le souvenir et la haine qui te
rendent malade et laisse-moi mettre dans ton cœur l'amour !"
"Oh ! si je t'avais connu auparavant !... alors... Mais quand
j'ai tué, certainement tu n'étais pas né... Mais après... après... lorsque,
libre comme l'est le serpent dans les forêts, j'ai vécu pour empoisonner par
ma haine."
"Mais tu as aussi fait du bien. N'as-tu pas dit que tu soignais avec les
herbes ?"
"Oui. Pour être toléré. Mais que de fois j'ai lutté avec la volonté
d'empoisonner au moyen des philtres !...
Tu vois ? Je me suis réfugié ici parce que... c'est un pays où l'on
ignore le monde, et que le monde ignore. Un pays maudit. Ailleurs on me
haïssait et je haïssais et j'avais peur d'être reconnu... Mais je suis
mauvais."
"Tu as regretté d'avoir causé du mal au gardien de la
prison. Tu vois que tu as encore de la bonté ? Tu n'es pas méchant... Tu as seulement une
grande blessure ouverte et personne ne te la soigne... Ta bonté s'en va par
elle, comme le sang par les blessures. Mais, s'il y avait quelqu'un qui te
soigne et qui ferme ta blessure, pauvre frère, ta bonté ne s'enfuirait plus
au fur et à mesure qu'elle se forme. Elle grandirait en toi..."
L'homme, la tête penchée, pleure, sans que rien ne trahisse ses larmes. Seul
Jésus, qui marche à côté de lui, le voit. Oui, il le voit. Mais il ne dit
plus rien.
188.5 - Ils
arrivent à un refuge fait de murailles écroulées et de cavernes dans la
montagne. L'homme cherche à raffermir sa voix et il dit :
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234> "Voilà, c'est ici. Entre
donc."
"Merci, ami. Sois bon."
L'homme ne dit rien et reste où il est, pendant que Jésus, avec les siens,
passe par-dessus des pierres qui étaient certainement des matériaux de
murailles solides. Ils dérangent des lézards verts et d'autres bêtes
sauvages. Ils entrent dans une vaste grotte enfumée sur les parois de
laquelle il y a encore, gravés dans la pierre, les signes du zodiaque et
semblables histoires. Dans un coin enfumé il y a une niche et par-dessous un trou
qui semble une bouche d'égout pour l'écoulement de liquide. Les
chauves-souris décorent le plafond de leurs grappes repoussantes. Un hibou,
dérangé par la lumière d'une branche que Jacques a allumée pour voir s'ils
marchent sur des scorpions ou des aspics, se lamente en battant ses ailes
ouatées et en fermant ses yeux que blesse la lumière. Il est justement perché
dans la niche, et une puanteur de rats morts, de belettes, d'oiseaux en
putréfaction sous ses pieds se mêle à l'odeur des excréments et du sol
humide.
"Une jolie place, en vérité ! dit Pierre. Garçon, c'était mieux ton
Thabor et ta mer !"
Puis, se tournant vers Jésus :
"Maître, contente vite Judas, parce que, ici... ce n'est sûrement pas la
salle royale d'Antipas !"
"Tout de suite. Que veux-tu savoir de précis ?" demande-t-il à
Judas de Kérioth.
"Voilà... je voudrais savoir si et pourquoi Saül a péché en venant
ici... Je voudrais savoir s'il est possible qu'une femme puisse évoquer les
morts. Je voudrais savoir si... Oh ! en somme, parle, Toi. Je te poserai
des questions."
"Cela demande du temps ! Allons au moins dehors, au soleil, sur les
roches... Nous éviterons l'humidité et la puanteur" dit Pierre
suppliant.
Jésus y consent. Ils s'assoient comme ils peuvent sur les ruines des murailles.
"Le péché de Saül n'a été que l'un de
ses péchés. Il a été précédé et suivi de beaucoup d'autres. Tous graves.
Double ingratitude envers Samuel qui lui avait donné l'onction royale et qui
s'éclipsa ensuite pour ne pas partager avec le roi l'admiration du peuple.
Ingratitude envers David qui le débarrasse de Goliath, qui l'épargne dans la
caverne d'Engaddi
et à Hakila.
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235> Coupable de multiples
désobéissances et de scandales dans le peuple. Coupable d'avoir affligé
Samuel son bienfaiteur, en manquant à la charité. Coupable de jalousie et
d'attentats contre David, son autre bienfaiteur et enfin du crime commis
ici."
"Contre qui ? Il n'y a tué personne."
"Il a tué son âme. Il a fini de la tuer, ici, à l'intérieur.
188.6 - Pourquoi
baisses-tu la tête ?"
"Je réfléchis, Maître."
"Tu réfléchis, je le vois. À quoi penses-tu ? Pourquoi as-tu voulu
venir ? Ce n'est pas par pure curiosité intellectuelle.
Reconnais-le."
"On entend toujours parler de magie, de
nécromancie, d'évocation d'esprits... Je voulais voir si je découvrais
quelque chose... Il me plairait de savoir comment cela arrive... Je pense que
nous, destinés à étonner pour attirer, nous devrions être un peu
nécromanciens. Tu es Toi, et tu agis par ta puissance. Mais nous devons
chercher une puissance, une aide pour opérer des œuvres étranges qui
s'imposent..."
"Oh ! mais tu es fou ? Mais que dis-tu ?" s'écrient
plusieurs.
"Taisez-vous. Laissez-le parler. Sa folie est autre chose que de la
folie."
"Oui, en somme, il me semblait qu'en venant ici, un peu de la magie de
cette époque pourrait entrer en moi et me rendre plus grand. Dans ton
intérêt, crois-le bien."
"Je sais que tu es sincère dans le désir que tu as actuellement. Mais je
te réponds avec des paroles éternelles, car ce sont des paroles du Livre, et
le Livre existera tant qu'il y aura des hommes. Cru ou méprisé, combattu au
nom de la vérité, ou tourné en ridicule, il existera, il existera toujours.
Il est dit : "Et Ève ayant vu que le fruit de
l'arbre était bon à manger et beau à voir, le cueillit, en mangea et en donna
à son mari... Et alors leurs yeux s'ouvrirent et ils s'aperçurent qu'ils
étaient nus et ils se firent des ceintures... Et Dieu dit : 'Comment
vous êtes-vous aperçus que vous étiez nus? Ce n'est que pour avoir mangé le
fruit défendu'. Et Il les chassa du paradis de délices".
Et, dans le livre de Saül, il est dit : "Samuel dit, en
apparaissant : 'Pourquoi m'as-tu troublé en me faisant évoquer ?
Pourquoi m'interroger après que le Seigneur s'est retiré de toi ? Le
Seigneur te traitera comme je te l'ai dit... parce que tu n'as pas obéi à
la voix du Seigneur ".
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236> Fils, ne tends pas la main vers le fruit
défendu. Rien que de l'approcher, c'est une imprudence. Ne sois pas curieux
de connaître ce qui est au-delà de la terre, de peur d'être victime du poison
satanique. Fuis l'occultisme et ce qui ne s'explique pas. Une seule chose
doit être accueillie avec une sainte foi: Dieu. Mais ce qui n'est pas Dieu et
ne s'explique pas par les forces de la raison et ne peut être créé par les
forces humaines, fuis-le, fuis-le, que ne s'ouvrent pas pour toi les
sources de la malice et que tu ne comprennes pas que tu es "nu". Nu :
repoussant dans une humanité mêlée au satanisme.
Pourquoi veux-tu étonner avec des prodiges obscurs ? Étonne par ta
sainteté et qu'elle soit lumineuse comme une chose qui vient de Dieu. Ne désire pas déchirer les voiles qui
séparent les vivants des trépassés. Ne trouble pas les défunts. Écoute-les,
s'ils sont sages, tant qu'ils sont sur la terre. Vénère-les en leur obéissant
même après leur mort. Mais ne trouble pas leur seconde vie. Celui qui
n'obéit pas à la voix du Seigneur perd le Seigneur. Et le Seigneur a défendu
l'occultisme, la nécromancie, le satanisme sous toutes ses formes. Que
veux-tu savoir de plus que ce que la Parole te dit déjà ? Que veux-tu
opérer de plus que ce que ta bonté et ma puissance te permettent
d'opérer ? Ne désire pas le péché, mais la sainteté, fils.
Ne te blesse pas de ce que je te dis. Il me plaît que tu te découvres dans
ton humanité. Ce qui te plaît à toi plaît à beaucoup, à trop de gens. Une
seule chose : le but que tu fixes à ce que tu désires : "être puissant pour attirer à Moi", enlève à cette humanité un grand
poids et lui donne des ailes. Mais ce sont des ailes d'oiseau de nuit. Non,
mon Judas. Mets des ailes lumineuses, des ailes d'ange à ton esprit. Ce n'est
qu'avec leur vent que tu attireras les cœurs, que tu les transporteras, dans
ton sillage, vers Dieu. Pouvons-nous partir ?"
"Oui. Maître ! Je me suis trompé..."
"Non. Tu as été un chercheur... Le monde en sera rempli. Viens, viens.
Sortons de ce lieu de puanteur. Allons vers le soleil ! Dans quelques
jours ce sera Pâque
et ensuite nous irons chez ta mère, c'est elle que j'évoque pour toi :
ta maison honnête, ta mère sainte. Oh ! quelle paix!"
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237> Comme toujours le souvenir de sa
mère, les louanges du Maître pour sa mère rassérènent Judas.
188.7 - Ils
sortent des ruines et descendent par le sentier déjà parcouru. L'homme borgne
est encore là.
"Ici encore ?" demande Jésus en affectant de ne pas remarquer
son visage que les larmes ont rougi.
"Ici. Si tu me le permets, je te suis. J'ai une chose à te dire..."
"Viens donc avec Moi. Que veux-tu me dire ?"
"Jésus... Je crois que pour avoir la force de parler, de faire la magie
sainte de me changer moi-même ; d'évoquer mon âme morte, comme la
magicienne évoqua Samuel pour Saül, je dois dire ton Nom, doux comme ton
regard, saint comme ta voix. Tu m’as donné une vie nouvelle et elle est
informe, incapable comme celle d'un nouveau-né dont la naissance a été
difficile. Elle se débat encore dans les étreintes d'une mauvaise peau.
Aide-moi à sortir de ma mort."
"Oui, ami."
"Moi... moi j'ai compris d'avoir encore un peu d'humanité dans mon cœur.
Je ne suis pas complètement un fauve, et je puis encore aimer et être aimé,
pardonner et être pardonné. Ton amour, ton amour qui est pardon me l'apprend.
N'est-ce pas qu'il en est ainsi ?"
"Oui, ami."
"Alors... emmène-moi avec Toi. Je m'appelais Félix ! Ironie !
Mais Toi, donne-moi un nouveau nom. Que le passé soit réellement mort. Je te
suivrai comme un chien vagabond qui finit par trouver un maître. Je serai ton
esclave, si tu veux. Mais ne me laisse pas seul..."
"Oui, ami."
"Quel nom me donnes-tu ?"
"Un nom qui m'est cher : Jean. Car tu es la grâce que fait le
Seigneur."
"Tu me prends avec Toi ?"
"Pour l'instant, oui. Après tu me suivras parmi les disciples. Mais ta
maison ?"
"Je n'ai plus de maison. Je vais laisser aux pauvres ce que j'ai.
Donne-moi seulement ton amour et du pain."
"Viens."
Et Jésus se retourne et appelle les apôtres :
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238> "Amis, et spécialement toi,
Judas, je vous remercie. Par toi, par vous, une âme vient à Dieu. Voici le
nouveau disciple. Il vient avec nous jusqu'au moment où nous pourrons le
confier aux frères disciples. Soyez heureux d'avoir trouvé un cœur et bénissez
Dieu avec Moi."
Les douze ne semblent vraiment pas très heureux. Mais ils font bon visage par
obéissance et par politesse.
"Si tu permets, je pars en avant. Tu me trouveras sur le seuil de la
maison."
"Vas-y."
L'homme part en courant. Il semble que ce soit un autre homme.
"Et maintenant que nous sommes seuls, je vous ordonne, cela je vous
l'ordonne, d'être bons avec lui et de ne pas parler de son passé à qui
que ce soit. Qui parlerait ou qui manquerait de charité pour le
frère racheté, se verrait à l'instant repoussé par Moi.
Vous avez compris ? Voyez combien le Seigneur est bon ! Venus ici
dans un but humain, Il nous accorde d'en repartir après avoir obtenu une
faveur surnaturelle. Oh ! Je jubile pour la joie qui naît au Ciel pour
le nouveau converti."
188.8 - Ils
arrivent devant la maison. Sur le seuil, avec un vêtement foncé et propre, un
manteau assorti, une paire de sandales neuves et un grand sac sur les
épaules, voilà l'homme. Il ferme la porte et puis, chose étrange chez un
homme que l'on pourrait croire insensible, il prend une poulette blanche,
peut-être sa préférée, qui se couche apprivoisée dans ses mains. Il lui donne
un baiser et il pleure, et puis la dépose par terre.
"Allons... et pardonne-moi. Mais eux, mes poulets, m'ont aimé... Je parlais
avec eux et... ils me comprenaient..."
"Je te comprends, Moi aussi... et je t'aime. Tant. Je te donnerai tout
l'amour que pendant trente-cinq années le monde t'a refusé..."
"Oh ! je le sais ! je le sens ! C'est pour cela que je
viens. Mais aie de la compassion pour un homme qui... qui aime un animal
qui... qui... lui a été plus fidèle que l'homme..."
"Oui... oui. Ne pense plus au passé. Tu auras tant à faire ! Et
avec ton expérience, tu feras tant de bien. Simon, viens ici, et toi
Matthieu. Tu vois ? Celui-ci a été plus que prisonnier, et il a été
lépreux. L'autre était un pécheur. Et ils me sont chers, car ils savent comprendre
les pauvres cœurs... N'est-ce pas ?"
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239> "Grâce à ta
bonté, Seigneur. Mais, ami, crois bien que tout le passé disparaît à son
service. Il ne reste que la paix" dit le Zélote.
"Oui, la paix et une nouvelle jeunesse vient remplacer la vétusté du
vice et de la haine. Moi, j'étais publicain, mais maintenant je suis apôtre.
Nous avons devant nous le monde et nous sommes instruits sur son compte. Nous
ne sommes pas des enfants étourdis qui passent près du fruit nuisible et de
l'arbre séducteur sans voir la réalité. Nous, nous savons. Nous pouvons éviter
le mal et apprendre aux autres à l'éviter. Nous savons redresser celui qui
plie. Car nous savons comme cela soulage d'être relevés. Et nous connaissons
celui qui relève : "Lui" dit Matthieu.
"C'est vrai ! C'est vrai ! Vous m'aiderez. Merci. C'est comme
si je passais d'un endroit sombre et fétide à l'espace libre d'un pré en
fleurs... J'ai éprouvé quelque chose de semblable quand je suis sorti libre,
finalement libre, après vingt années de bagne et de travail épuisant dans les
mines de l'Anatolie, lorsque je me suis trouvé - m'étant enfui un soir de
tempête - sur la cime d'une montagne abrupte, mais libre, mais pleine de
soleil à l'aurore et couverte de bosquets odorants... La liberté ! Mais
maintenant c'est quelque chose de plus ! Tout en moi se dilate ! Je
n'avais plus de chaînes depuis quinze années. Mais la haine, mais la peur,
mais la solitude étaient pour moi des chaînes... Maintenant elles sont
tombées !...
188.9 - Nous
voilà à la maison du vieil homme qui vous a conduit à moi. Homme !
Homme !"
Le vieillard accourt et reste comme une statue à la vue du borgne propre, en
vêtement de voyage, le visage souriant.
"Tiens, voici la clef de ma maison. Je pars, pour toujours. Je te
suis reconnaissant car tu es mon bienfaiteur. Tu m'as rendu une famille. Fais
de mon bien tout ce que tu veux... et soigne mes poulets. Ne
les maltraite pas. À chaque sabbat un romain vient acheter les œufs... Cela
te fera du profit... Traite-les bien, mes poules... et que Dieu t'en
récompense."
Le vieillard est stupéfait... Il prend la clef et reste bouche bée.
Jésus dit :
"Oui, fais comme il te dit, et Moi aussi je t'en serai reconnaissant. Au
nom de Jésus, je te bénis."
"Le Nazaréen ! C'est Toi ! Miséricorde ! J'ai parlé avec
le Seigneur ! Femmes ! Femmes ! Hommes ! Le Messie est
parmi nous !"
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240/241>
Il crie comme un putois, et les gens arrivent de tous côtés.
"Bénis-nous ! Bénis-nous !" crient-ils. D'autres disent:
"Reste!"
D'autres : "Où vas-tu ? Dis-nous au moins où tu
vas."
"À Naïm. Je ne puis rester."
"Nous te suivons ! Veux-tu ?"
"Venez. Et à ceux qui restent paix et bénédiction."
Ils s'en vont vers la grand-route et la prennent.
188.10 - L'homme,
qui chemine près de Jésus et qui fatigue sous le poids de son sac, attire la
curiosité de Pierre.
"Mais qu'est-ce que tu as là-dedans de si lourd ?"
demande-t-il.
"Les vêtements... et des livres... Mes amis, après les poulets, et avec
eux. Je n'ai pu m'en séparer. Et c'est lourd."
"Hé ! la science, cela pèse ! Bien sûr ! Et à qui cela
plaît ?"
"Ils m'ont empêché de devenir fou."
"Hé ! Tu dois bien les aimer ! Mais quels livres
est-ce ?"
"Philosophie, histoire, poésie grecque, romaine..."
"C'est beau, beau. Certainement beau. Mais... penses-tu pouvoir les
traîner ?"
"Peut-être j'arriverai même à m'en séparer. Mais tout en même temps cela
n'est pas possible. N'est-ce pas, Messie ?"
"Appelle-moi Maître. Oui, ce n'est pas possible. Mais je te ferai avoir
un endroit où tu pourras abriter tes amis, les livres. Ils pourront t'être
utiles pour discuter sur Dieu avec les païens."
"Oh ! comme tu as une pensée nette de toute réserve !"
Jésus sourit et Pierre s'écrie :
"Je crois bien ! Lui, il est la Sagesse !"
"Il est la Bonté, crois-le. Toi, tu es cultivé ?"
"Moi ? Oh ! très cultivé ! Je sais distinguer une alose
d'une carpe. Ma culture ne va pas plus loin. Je suis pêcheur,
ami !" Pierre rit, humble et franc.
"Tu es honnête. C'est une science qu'on apprend par soi-même. Et c'est
très difficile de l'avoir. Tu me plais."
"Toi aussi, tu me plais parce que tu es franc, même quand tu t'accuses.
Je pardonne tout. J'aide tout le monde. Mais je suis l'ennemi impitoyable de
ceux qui sont faux. Ils me dégoûtent."
"Tu as raison. L'homme faux est un criminel."
"Un criminel, tu l'as dit. Dis, n'as-tu pas confiance pour me donner un
peu ton sac ? Tu peux être sûr que je ne m'en vais pas avec les
livres... Il me semble que tu es fatigué..."
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