Le mardi 12 juin
1945.
222> 187.1 – Jésus congédie les barques en
disant :
"Je ne reviendrai pas".
Puis, suivi des apôtres, à travers la région qui de la rive opposée semblait
fertile, il se dirige vers une montagne qui apparaît en direction sud
sud-ouest.
La traversée de cette région belle, mais sauvage, n’enthousiasme guère les
apôtres : le chemin est couvert de joncs qui s'accrochent aux pieds; de
roseaux qui font pleuvoir sur la tête une pluie de rosée retenue par les
feuilles; de broussins qui frappent le visage avec la masse dure de leurs
fruits séchés; de saules pleureurs fragiles dont les branches retombent de
tous côtés en vous chatouillant; de plaques traîtresses d'herbes qui
paraissent poussées sur un terrain solide et qui au contraire cachent des
flaques d'eau où le pied s'enfonce, ce ne sont en effet que des
enchevêtrements de queues-de-renard et de vesces qui ont poussé sur des
flaques d'eau et qui sont si serrées qu'elles cachent l'élément qui leur a
donné naissance. Les apôtres cheminent en silence, ne se parlant que du
regard.
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224> Jésus, de son côté, paraît
merveilleusement heureux au milieu de cette verdure aux mille couleurs, de
toutes ces fleurs qui rampent, qui se tiennent droites, qui s'agrippent pour
montrer, qui tendent de jolis festons parsemés de légers liserons d'un rose mauve
très léger, qui font un gentil tapis d'azur par les milliers de corolles des
myosotis des marais qui ouvrent la coupe parfaite de leur corolle blanche,
rosée ou bleue au milieu des larges feuilles plates des nénuphars. Jésus
admire les panaches des roseaux de marais, soyeux et emperlés de rosée, et il
se penche ravi pour observer la délicatesse des queues-de-renard qui couvrent
l'eau d'un voile émeraude. Jésus s'arrête extasié devant les nids que les oiseaux construisent en un joyeux aller et venir agrémenté de
trilles, voletant, s'empressant joyeusement, le bec plein de brins de foin,
d'ouate prise aux roseaux, de flocons de laine arrachés aux haies qui les
avaient arrachés aux troupeaux en migration... Il semble le plus heureux du
monde. Le monde où est-il avec ses méchancetés, sa fausseté, ses douleurs,
ses embûches ? Le monde est au-delà de cette oasis de verdure verte et
fleurie, où tout parfume, resplendit, rit, chante. Ici c'est la terre créée
par le Père et que l'homme n'a pas profanée, et ici on peut oublier l'homme.
187.2 – Il veut faire partager son
bonheur aux autres, mais il ne trouve pas un accueil favorable. Les cœurs
sont fatigués et exacerbés par tant de malveillance. Ils la reportent sur les
choses et même sur le Maître en un mutisme qui ressemble à l'immobilité de
l'air avant un orage. Seuls, le cousin Jacques, le Zélote et Jean
s'intéressent à ce qui intéresse Jésus. Mais les autres sont seulement. …
absents, pour ne pas dire hostiles. Peut-être, pour ne pas jaser, ils gardent
le silence entre eux, mais intérieurement ils doivent parler, trop parler
même.
C'est justement une plus vive exclamation admirative devant le joyau vivant
d'un pigeon qui vient en volant apporter à sa compagne un petit poisson
d'argent, qui les fait parler.
Jésus dit :
"Mais peut-il y avoir rien de plus gentil ?"
Pierre répond :
"De plus gentil, peut-être pas... mais, je t'assure que la barque c'est
plus pratique. Ici, il y a de l'eau aussi, mais par contre ce n'est pas
confortable..."
"Moi, je préférerais le chemin des caravanes à ce... jardin, s'il te
plaît de l'appeler ainsi, et je suis tout à fait d'accord avec Simon"
dit l'Iscariote.
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225> "Le chemin des caravanes,
c'est vous qui ne l'avez pas voulu" répond Jésus.
"Hé ! bien sûr... Mais moi, je n'aurais pas cédé aux géraséniens.
J'aurais quitté cet endroit mais j'aurais continué ma route au-delà du fleuve
en continuant par Gadara, Pella
et toujours en descendant" grommelle Barthélemy.
Son grand ami Philippe termine :
"Les routes appartiennent à tout le monde, enfin, et nous pouvions y
passer, nous aussi."
"Amis, amis ! Je suis tellement affligé, j'ai une telle nausée...
N'augmentez pas ma peine avec vos mesquineries ! Laissez-moi chercher un
peu de réconfort dans les choses qui ne connaissent pas la haine..."
Le reproche, par sa douce tristesse, touche les apôtres.
"Tu as raison, Maître. Nous sommes indignes de Toi. Pardonne notre
sottise. Tu es capable de voir ce qui est beau parce que tu es saint et que
tu regardes avec les yeux du cœur. Nous, pauvre chair, nous n'écoutons que
cette chair... Mais ne t'en soucie pas. Crois bien que même si nous étions
dans un paradis, sans Toi, ce serait triste. Mais avec Toi... oh ! c'est
toujours beau pour le cœur. Ce sont les membres qui s'y refusent"
murmurent-ils nombreux.
187.3 – "Nous allons sortir d'ici
et nous allons trouver un terrain plus pratique, même s'il est moins
frais" promet Jésus.
"Où allons-nous précisément ?" demande Pierre.
"Donner la Pâque aux gens qui souffrent. Je voulais le faire depuis un
certain temps. Je n'ai pas pu. Je l'aurais fait au retour en Galilée.
Maintenant qu'on nous oblige à suivre des routes que nous n'aurions pas
choisies, je vais bénir les pauvres amis de Jonas."
"Mais nous allons perdre du temps ! La Pâque est proche ! Il y
a toujours des retards pour des raisons diverses."
Un autre chœur de lamentations s'élève vers le ciel. Je ne sais comment Jésus
peut avoir tant de patience.
Il dit, sans faire de reproches à personne :
"Je vous en prie, ne m'apportez pas d'obstacles ! Comprenez mon
besoin d'aimer et d'être aimé. Je n'ai que ce réconfort sur la terre :
aimer et faire la volonté de Dieu."
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226> "Et nous y allons d'ici ?
N'était-ce pas plus beau d'y aller par Nazareth ?"
"Si je vous l'avais proposé, vous vous seriez rebellés. Personne ne me
croira dans ces parages... et je le fais pour vous... qui avez peur."
"Peur ? Ah ! non ! Nous sommes prêts à combattre pour
Toi."
"Priez le Seigneur de ne pas vous mettre à l'épreuve. Je vous sais
bagarreurs, rancuniers, avec la manie de vous en prendre à ceux qui
m'attaquent, de mortifier le prochain. Tout cela, je le sais. Mais que vous
soyez courageux, je ne le sais pas. Pour Moi, je m'en serais allé et même
seul par la route ordinaire et rien ne me serait arrivé, car ce n'est pas l'heure.
Mais j'ai pitié de vous, mais j'obéis à ma Mère et, oui, même cela, mais je
ne veux pas blesser le pharisien Simon. Je ne les blesserai pas. Mais eux me
blesseront."
"Et d'ici où passe-t-on ? Je ne connais pas cette région" dit
Thomas.
"Nous rejoignons le Thabor, nous le longeons en partie et en passant
près d'En-Dor,
nous allons à Naïm.
De là, dans la plaine d'Esdrelon. Ne craignez pas !... Doras,
fils de Doras et Yokhanan
sont déjà à Jérusalem."
187.4 – "Oh ! ce sera
beau ! On dit que du sommet, à un certain point, on voit la Grande Mer,
celle de Rome. Cela me plaît tant ! Tu nous amènes la voir ?"
Jean prie Jésus avec son beau visage d'enfant tourné vers Lui.
"Pourquoi as-tu tant de plaisir à la voir ?" lui demande Jésus
en le caressant.
"Je ne sais pas... parce qu'elle est grande et qu'on n'en voit pas la
fin... Elle me fait penser à Dieu... Quand nous avons été sur le Liban, j'ai
vu la mer pour la première fois parce que je n'avais jamais été ailleurs que
le long du Jourdain ou sur notre petite mer... et j'ai pleuré d'émotion. Tant
d'azur ! Tant d'eau ! Et qui ne déborde jamais !... Quelle
chose merveilleuse ! Et les astres qui sur la mer dessinent des routes
lumineuses... Oh ! ne riez pas de moi ! Je regardais le chemin d'or
du soleil jusqu'à en être ébloui, le chemin argenté de la lune jusqu'à
n'avoir plus dans les yeux que son éclatante blancheur, et je les voyais se
perdre dans le lointain. Ces chemins me parlaient. Ils me
disaient : "Dieu est dans ce lointain infini et ce sont les chemins
de feu et de pureté qu'une âme doit suivre pour aller à Dieu. Viens.
Plonge-toi dans l'infini, en ramant sur ces deux chemins, et tu trouveras
l'Infini".
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227> "Tu es poète, Jean" dit
Thaddée admiratif.
"Je ne sais pas si c'est de la poésie. Je sais que cela m'enflamme le
cœur."
"Mais la mer tu l'as vue aussi à Césarée et à Ptolémaïs, et de bien
près. Nous étions sur la rive ! Je ne vois pas la nécessité de faire
tant de chemin pourvoir une autre étendue de mer. Au fond... nous sommes nés
sur l'eau..." observe Jacques de Zébédée.
"Et nous y sommes aussi maintenant, malheureusement !"
s'exclame Pierre, qui distrait un moment pour écouter Jean, n'a pas vu une
flaque traîtresse et s'y est enfoncé copieusement... On rit, et Pierre le
premier.
Mais Jean répond :
"C'est vrai, mais d'en haut c'est plus beau. On voit plus large et plus
loin. On pense plus haut et plus vaste... On désire... on songe..." et
vraiment Jean rêve déjà... Il regarde devant lui, sourit à son rêve... On
dirait une rose carnée, humide d'une très fine rosée, tant sa peau lisse et
claire de jeune blond prend un velouté carné couvert d'une légère sueur qui
le fait encore plus semblable à un pétale de rose.
"Que désires-tu ? À quoi rêves-tu ?" demande doucement
Jésus à son préféré.
On dirait un père qui interroge doucement son cher petit qui parle dans un doux sommeil. C'est vraiment à l'âme de Jean
que Jésus parle, tant sa question se fait douce pour ne pas déchirer le rêve
amoureux.
"Je désire aller sur cette mer infinie... vers d'autres terres qui sont
au-delà... Je désire y aller pour parler de Toi... Je rêve, je rêve d'un
voyage à Rome, en Grèce, vers des lieux ténébreux pour y apporter la
Lumière... pour que ceux qui vivent dans les ténèbres prennent contact avec
Toi et vivent en communion avec Toi, Lumière du monde... Je rêve à un
monde meilleur... de le rendre meilleur en te faisant connaître, c'est-à-dire
par la connaissance de l'Amour qui crée la bonté, qui rend pur, qui rend héroïque,
un monde où l'on s'aime en ton Nom par-dessus la haine, par-dessus le péché,
la chair, le vice de l'esprit, par-dessus l'or, par-dessus toute chose élève
ton Nom, la Foi en Toi, ta Doctrine...
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228> Je rêve d'être avec ces frères, mes
frères et d'aller à travers la mer de Dieu, sur des chemins de lumière pour
te porter Toi... comme autrefois ta Mère t'a porté parmi nous quand tu venais
des Cieux... Je rêve... je rêve d'être le petit enfant qui, ne connaissant
autre chose que l'amour, est tranquille, même devant les tourments... et
chante pour réconforter les adultes qui réfléchissent trop et qui va de
l'avant... à la rencontre de la mort avec un sourire... à la rencontre de la
gloire avec l'humilité de celui qui ne sait pas ce qu'il fait, mais qui sait
seulement qu'il va vers Toi, Amour..."
Les apôtres ont retenu leur respiration durant l'extatique confession de
Jean... Arrêtés là où ils étaient, ils regardent le plus jeune qui parle avec
ses yeux voilés par les paupières comme par un voile jeté sur l'ardeur qui
s'élève de son cœur. Ils regardent Jésus qui se transfigure dans la joie de
se retrouver si complètement dans son disciple...
Quand Jean se tait, tout en restant un peu incliné – cela rappelle la grâce
de l'humble Marie à l'Annonciation de Nazareth - Jésus l’embrasse sur le
front en disant :
"Nous irons voir la mer pour te faire rêver encore à l'avenir de mon
Royaume dans le monde."
187.5 – "Seigneur... après tu as
dit que nous allons à En-Dor. Alors, fais-moi plaisir à moi aussi... pour me
faire passer l'amertume du jugement de cet enfant..." dit l'Iscariote.
"Oh ! tu y penses encore ?" demande Jésus.
"Toujours. Je me sens diminué à tes yeux et à ceux de mes compagnons. Je
réfléchis à ce que vous pouvez penser..."
"Comme tu te fatigues le cerveau pour rien ! Pour Moi, je ne
pensais même plus à cette bagatelle et pour les autres, c'était sûrement la même chose. C'est toi qui en ramènes le souvenir... Tu es un
enfant habitué seulement aux caresses et la parole d'un enfant t'est apparue
comme la condamnation d'un juge. Mais ce n'est pas cette parole que tu dois
craindre, mais plutôt ta conduite et le jugement de Dieu. Mais pour te
persuader que tu m'es cher comme avant, comme toujours, je te dis que je vais
te faire ce plaisir. Que veux-tu voir à Endor ? C'est un pauvre endroit
parmi les rochers..."
"Je te le dirai. Accepte de m’y conduire".
"C'est bien. Mais attention à ne pas en souffrir après..."
"Si, pour lui, voir la mer ne peut le faire souffrir, voir En-Dor ne
peut me nuire."
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229> "Voir? ...Non, mais c'est le
désir de ce que tu cherches à voir en voyant, qui peut te faire du mal. Mais
nous irons..."
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