| Vision du samedi
  24 février 1945 263>
   116.1 - Jésus dîne dans la
  cuisine de la maisonnette de l’Oliveraie avec ses disciples. Ils parlent des
  événements de la journée. Cependant, il ne s’agit pas de celle que j’ai
  racontée plus haut car je constate qu’on parle d’autres faits, parmi lesquels
  la guérison d’un lépreux survenue près des tombeaux sur la route de Bethphagé. 
 «Il y avait aussi un centurion romain qui regardait» dit Barthélemy, qui ajoute : «Il m’a demandé du haut de son cheval : “L’homme
  que tu suis fait souvent des choses semblables ?” et, à ma réponse
  affirmative, il s’est écrié : “Alors, il est plus grand qu’Esculape et il deviendra plus riche que Crésus.” J’ai répondu : “Il sera toujours pauvre aux yeux du monde,
  car il ne reçoit pas, mais il donne, et ne veut que des âmes pour les
  conduire au Dieu vrai.” Le centurion m’a regardé avec surprise, puis il a
  éperonné son cheval et est parti au galop.
 
 – Il y avait aussi une dame
  romaine dans sa
  litière. Ce ne pouvait être qu’une femme. Elle avait baissé les
  rideaux, mais jetait des coups d’œil au dehors.
 
 – Je l’ai bien vu ! » dit Thomas.
 
 Jean intervient :
 
 «Oui, elle était au début du tournant. Elle avait donné l’ordre de s’arrêter
  quand le lépreux avait crié : “Fils de David, aie pitié de moi !”. Un rideau
  avait bougé et j’ai vu qu’elle t’a observé avec une loupe précieuse, puis elle a eu un rire ironique. Mais quand elle a vu que
  toi, sur ton seul ordre, tu l’avais guéri… elle m’a appelé pour m’interroger
  : “C’est donc lui qu’on donne pour le vrai Messie ?” J’ai répondu que oui, et
  elle m’a dit : “Tu es avec lui ?” Puis elle a demandé : “Est-il vraiment bon
  ?”
 
 – Alors, tu l’as vue. Comment était-elle ? demandent Pierre
  et Judas.
 
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 264> – Bah !…
  une femme…
 
 – Quelle découverte ! » fait Pierre en riant.
 
 Et Judas poursuit :
 
 «Mais elle était belle, jeune, riche ?
 
 – Oui. Il me semble qu’elle était jeune, et belle aussi. Mais je regardais
  toujours vers Jésus plutôt que de son côté. Je voulais voir si le Maître se
  remettait en route…
 
 – Imbécile ! Murmure Judas entre ses dents.
 
 – Pourquoi ? intervient Jacques, fils de Zébédée, pour le défendre. Mon frère
  n’est pas un Ganymède en quête d’aventures. Il a répondu par politesse, mais il n’a pas manqué à sa
  première qualité.
 
 – Laquelle ? demande Judas.
 
 – Celle d’un disciple qui garde pour son Maître son unique amour.»
 
 Irrité, Judas baisse la tête.
 
 
  116.2 - «D’ailleurs… ce n’est pas
  bien que l’on vous voie parler avec les Romains, dit Philippe. Déjà ils nous reprochent d’être Galiléens et, pour cette
  raison, moins “purs” que les Judéens. Et cela par naissance. Puis ils nous
  accusent de séjourner souvent à Tibériade, lieu de rendez-vous des païens, des Romains, des Phéniciens,
  des Syriens… et de combien de choses encore ne nous accusent-ils pas ! 
 – Tu es bon, Philippe, et tu mets un voile sur ce qu’a de dur la vérité que
  tu cites. Mais, sans voile, la vérité est celle-ci : de combien de choses ne
  m’accusent-ils pas, moi, dit Jésus qui jusqu’alors s’est tu.
 
 – Au fond, ils n’ont pas tout à fait tort. Nous avons trop de contacts avec
  les païens, lance Judas.
 
 – Crois-tu que les païens sont uniquement ceux qui n’ont pas la loi mosaïque
  ? demande Jésus.
 
 – Qui d’autre ?
 
 – Judas !… Peux-tu jurer sur notre Dieu que tu n’as pas de paganisme dans ton
  cœur ? Et que les juifs les plus en vue en sont indemnes ?
 
 – Mais, Maître… pour ce qui est des autres, je n’en sais rien… mais moi… je
  peux le jurer en ce qui me concerne.
 
 – Dans ta pensée, qu’est-ce que le paganisme ? demande encore Jésus.
 
 – C’est suivre une religion qui n’est pas vraie, adorer les dieux, réplique
  vivement Judas.
 
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 265> – Quels
  dieux ?
 
 – Les dieux de la Grèce, de Rome, ceux d’Égypte… en somme les dieux aux mille
  noms, des êtres imaginaires qui, selon les païens, peuplent leur Olympe.
 
 – Il n’y a pas d’autres dieux ? Seulement les dieux de l’Olympe ?
 
 – Et quels autres ? Ne sont-ils pas déjà trop nombreux ?
 
 – Oui, bien trop nombreux. Mais il en est d’autres, sur les autels desquels
  tous les hommes viennent brûler de l’encens, même des prêtres, des scribes,
  des rabbins, des pharisiens, des saducéens, des hérodiens, qui tous
  appartiennent à Israël, n’est-ce pas ? Non seulement eux, mais même mes
  disciples.
 
 – Ah, pour cela, non ! Affirment-ils tous unanimement.
 
 – Non ? Mes amis… Lequel d’entre vous n’a pas un culte secret, si ce n’est
  plusieurs ? Pour l’un, c’est la beauté et l’élégance. Pour un autre,
  l’orgueil de ses connaissances. Un troisième encense l’espoir de devenir
  grand, humainement. Un autre encore adore la femme. Certains, l’argent…
 
 Un autre se prosterne devant son érudition… et ainsi de suite. En vérité, je
  vous dis qu’il n’y a pas d’homme qui ne soit marqué par l’idolâtrie. Alors
  comment mépriser ceux qui sont païens par malchance, lorsque, malgré
  l’appartenance au Dieu vrai, on reste volontairement païen ?
 
 – Mais nous sommes des hommes, Maître, s’exclament plusieurs.
 
 – C’est vrai. Mais alors… ayez de la charité pour tous, car moi, je suis venu
  pour tous et vous n’êtes pas au-dessus de moi.
 
 – Mais, en attendant, ils nous accusent, et ta mission en est entravée.
 
 – Elle ira quand même de l’avant.»
 
 
  116.3 - Pierre, peut-être parce
  qu’il est assis à côté de Jésus, est tellement aux anges qu’il en est tout
  miel : 
 «À propos de femmes, voici quelques jours qu’une femme toute voilée
  ne cesse de nous suivre, en fait depuis que tu as parlé la première fois à Béthanie,
  après le retour de Judée. J’ignore comment elle fait pour connaître nos
  intentions. Je sais qu’elle est presque toujours là, soit après les derniers
  rangs de gens qui t’écoutent si tu parles, soit derrière ceux qui te suivent
  si tu marches, ou encore derrière nous, quand nous allons t’annoncer dans les
  campagnes. À Béthanie, la première fois, elle m’a murmuré derrière son voile
  :
 
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 266> “Cet
  homme qui va parler, c’est bien Jésus de Nazareth ?” Je lui ai répondu que
  oui et le soir même elle était derrière un tronc d’arbre à t’écouter. Puis je
  l’avais perdue de vue. Mais, maintenant, ici, à Jérusalem, je l’ai vue deux
  ou trois fois. Aujourd’hui, je lui ai demandé : “As-tu besoin de lui ? Tu es
  malade ? Tu veux une obole ?” Elle m’a toujours répondu non par un signe de
  tête, car elle ne parle avec personne.
 
 – Un jour elle m’a demandé : “Où habite Jésus ?”, dit Jean. Et je lui ai
  répondu : “À Gethsémani.”
 
 – Bravo, imbécile ! Lance Judas, en colère. Il ne fallait pas. Tu aurais dû
  lui répliquer : “Dévoile-toi. Fais-toi connaître et je te le dirai.”
 
 – Mais depuis quand devons-nous demander cela ? ! S’exclame Jean, simple et
  innocent.
 
 – Les autres, on les voit. Celle-là est toute voilée. C’est peut-être une
  espionne, ou une lépreuse. Elle ne doit pas nous suivre et savoir quoi que ce
  soit. Si c’est une espionne, c’est pour nous faire du mal. Peut-être est-elle
  payée par le Sanhédrin
  …
 
 – Ah, le Sanhédrin utilise de tels procédés ? demande Pierre. En es-tu sûr ?
 
 – Absolument certain. J’ai appartenu au Temple, et je sais.
 
 – Ça par exemple ! Commente Pierre. La raison que le Maître vient de nous
  indiquer lui va comme un gant…
 
 – Quelle raison ?»
 
 Judas est déjà rouge de colère.
 
 «Que même parmi les prêtres, il y a des païens.
 
 – En quoi cela a-t-il à voir avec le fait de payer un espion ?
 
 – C’est tout simple : pourquoi payent-ils ? Pour abattre le Messie et assurer
  leur triomphe. Ils s’élèvent donc sur l’autel avec leur âme malpropre sous
  une apparence pure, répond Pierre avec son bon sens populaire.
 
 – Bon, en somme, abrège Judas, cette femme est un danger pour nous ou pour la
  foule. Pour la foule si c’est une lépreuse, pour nous si c’est une espionne.
 
 – Ou plutôt pour lui, tout au plus, réplique Pierre.
 
 – Mais si lui tombe, nous tombons aussi…
 
 – Ah ! Ah ! Fait Pierre en riant : si on tombe, l’idole tombe en morceaux, on
  a risqué son temps, sa réputation et peut-être sa peau, et alors ah ! Ah !…
  et alors il vaut mieux chercher à empêcher sa chute ou… s’éloigner à temps,
  n’est-ce pas ? Pour moi, au contraire, regarde. Je l’embrasse plus
  étroitement. S’il tombe, abattu par ceux qui sont traîtres de Dieu, je veux
  tomber avec lui. »
 
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 267> Pierre,
  de ses bras courts, enlace étroitement Jésus.
 
 Tout attristé, Jean, qui est en face de Jésus, dit : «Je ne croyais pas avoir
  fait tant de mal, Maître. Frappe-moi, maltraite-moi, mais sauve-toi. Malheur
  si j’étais la cause de ta mort ! Ah, je ne pourrais plus retrouver la paix ! Je sens que mon
  visage fondrait en larmes et que mes yeux en seraient brûlés. Qu’ai-je donc
  fait ! Judas a raison : je suis un sot !
 
 – Non, Jean, tu n’es pas sot et tu as bien agi. Laissez-la toujours venir.
 
 Et respectez son voile. Elle peut l’avoir mis en guise de défense dans un
  combat entre péché et soif de rédemption. Savez-vous quelles blessures
  frappent un être quand de tels combats surviennent ? Connaissez-vous ses
  pleurs et le rouge qui lui monte au front ? Tu as dit, Jean, mon cher fils au
  bon cœur d’enfant, que ton visage se creuserait sous l’effet de tes pleurs
  intarissables si tu avais été pour moi une cause de mal. Mais sache que
  lorsqu’une conscience qui s’éveille commence à ronger une chair qui a été
  péché, pour la détruire et triompher par l’esprit, elle doit forcément
  consumer tout ce qui a été attraits de la chair, et la créature vieillit, se
  fane sous l’ardeur de ce feu qui la travaille. Ce n’est qu’après, une fois la
  rédemption achevée, qu’elle se refait une beauté nouvelle, sainte et plus
  parfaite, car c’est la beauté de l’âme qui affleure dans le regard, le
  sourire, la voix, l’honnête hauteur du front sur lequel est descendu et
  resplendit comme un diadème le pardon de Dieu.
 
 – Alors, je n’ai pas mal agi ?…
 
 – Non, et Pierre non plus. Laissez-la faire.
 
 
  116.4 - Et maintenant, que chacun
  aille se reposer. Moi je reste avec Jean et Simon
  auxquels je dois parler. Allez.» 
 Les disciples se retirent. Peut-être dorment-ils dans la pièce du pressoir à
  olives. Je ne sais. Ils s’en vont et sûrement ne rentrent pas à
  Jérusalem, car les portes sont fermées depuis longtemps.
 
 «Tu as dit, Simon, que Lazare t’a envoyé Isaac
  avec Maximin aujourd’hui, pendant que j’étais près de la tour de David. Que voulait-il ?
 
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 268> – Il
  voulait te dire que Nicodème
  est chez lui et qu’il voulait te parler en secret. Je me suis
  permis de dire : “Qu’il vienne. Le Maître l’attendra de nuit.” Tu n’as que la
  nuit pour être seul. C’est pour cela que je t’ai dit : “Congédie tout le
  monde, sauf Jean et moi.” Jean devra se rendre au pont du Cédron, pour
  attendre Nicodème qui se trouve dans une des maisons de Lazare, hors les murs. Moi, j’ai servi à t’expliquer. Ai-je mal fait ?
 
 – Tu as bien fait. Jean, va prendre ta place.»
 
 Simon et Jésus restent seuls. Jésus est pensif. Simon respecte son silence.
  Mais Jésus le rompt à l’improviste et, comme s’il terminait à haute voix
  quelque conversation intérieure, il dit :
 
 «Oui, c’est bien d’agir ainsi. Isaac,
  Élie,
  les autres suffisent pour garder vivante l’idée qui déjà prend
  corps chez les bons et les humbles. Pour les puissants… il y a d’autres
  leviers. Il y a Lazare, Kouza,
  Joseph,
  d’autres encore… Mais les puissants… ne veulent pas de moi. Ils
  craignent et tremblent pour leur pouvoir. J’irai loin de ce cœur juif,
  toujours plus hostile au Christ.
 
 – Nous rentrons en Galilée ?
 
 – Non, mais loin de Jérusalem. Il faut évangéliser la Judée. C’est aussi
  Israël. Mais ici, tu le vois… tout est bon pour m’accuser. Je me retire.
  C’est la seconde fois…
 
 
  116.5 - Maître, voici Nicodème»
  dit Jean en entrant le premier. 
 On se salue puis Simon prend Jean avec lui et sort de la cuisine pour les
  laisser seuls.
 
 «Maître, pardonne-moi si j’ai voulu te parler en secret. Je me méfie, pour
  toi et pour moi, de beaucoup de gens. Ma conduite n’est pas uniquement lâche.
  Il y a aussi de la prudence et le désir de t’aider plus que si je
  t’appartenais ouvertement. Tu as beaucoup d’ennemis. Je suis du petit nombre
  de ceux qui, ici, t’admirent. J’ai pris conseil auprès de Lazare.
 
 Lazare est puissant par sa naissance. On le craint parce qu’il est en faveur
  près de Rome, juste aux yeux de Dieu, sage par maturité d’esprit et par sa
  culture. Il est à la fois ton véritable ami et le mien. C’est pour cela que
  j’ai voulu m’entretenir avec lui et je suis heureux qu’il ait eu le même avis
  que moi. Je lui ai rapporté les dernières… discussions du Sanhédrin à ton
  sujet.
 
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 269> – Les
  dernières accusations. Dis la vérité toute nue, telle qu’elle est.
 
 – Les dernières accusations. Oui, Maître. J’étais sur le point de dire : “Eh
  bien, moi aussi, je suis des siens”, pour qu’au moins, dans cette assemblée, il
  y ait quelqu’un en ta faveur. Mais Joseph, qui s’était approché de moi, m’a
  dit tout bas : “Tais-toi. Gardons secrète notre manière de voir. Je te
  parlerai après.” Et, à la sortie, il m’a dit, oui, réellement : “Cela vaut
  mieux ainsi. S’ils savent que nous sommes disciples, ils nous tiendront à
  l’écart de leurs pensées et de leurs décisions, et ils peuvent lui nuire et
  nous nuire. S’ils pensent que nous sommes simplement intéressés par son
  enseignement, ils n’agiront pas en cachette de nous.” J’ai compris qu’il
  avait raison. Ils sont tellement… mauvais !
 
 J’ai encore mes intérêts et mes devoirs… et Joseph aussi… Tu comprends,
  Maître.
 
 – Je ne vous fais aucun reproche. Avant que tu n’arrives, je disais cela à
  Simon.
  116.6 - J’ai également décidé de
  m’éloigner de Jérusalem. 
 – Tu nous hais parce que nous ne t’aimons pas !
 
 – Non. Je ne hais pas même mes ennemis.
 
 – Tu le dis. Oui, c’est vrai. Tu as raison. Mais quelle douleur pour Joseph
  et moi ! Et Lazare ? Que dira Lazare qui, aujourd’hui même, a décidé de te
  faire dire de quitter ce lieu pour aller dans une de ses propriétés de Sion ?
  Tu sais ? Lazare est puissamment riche. Une bonne partie de la ville lui
  appartient ainsi que beaucoup de terres de la Palestine.
 
 À sa fortune et à celle d'Euchérie de ta
  tribu et de ta famille , leur père avait ajouté ce qui était une récompense des
  Romains à leur serviteur fidèle, et avait laissé à ses fils un important héritage. Mais, ce
  qui a plus d’importance, une forte amitié, bien que voilée, avec Rome. Sans
  elle, qui donc aurait sauvé toute sa maison de l’infamie due à la conduite
  honteuse de Marie, son divorce reconnu uniquement parce que c’était “ elle ”,
  sa vie licencieuse dans cette cité qui est sa propriété, et à Tibériade,
  l’élégant lupanar dont Rome et Athènes ont fait un lieu de rendez-vous galant
  pour tant de membres du peuple élu ? Vraiment, si le syrien Théophile avait été un prosélyte plus convaincu, il n’aurait pas donné à
  ses enfants cette éducation hellénisante qui tue tant de vertus et sème tant
  de voluptés. Bue et éliminée sans conséquences fâcheuses par Lazare et
  spécialement par Marthe, elle a contaminé Marie, elle s’est développée du fait de sa nature passionnée et a
  fait d’elle la fange de sa famille et de la Palestine ! Non, sans la
  puissante faveur de Rome qui la protège, on aurait prononcé l’anathème contre
  eux plus que s’ils étaient lépreux. Mais, puisqu’il en est ainsi, profites-en.
 
 – Non. Je me retire. Si on me veut, on viendra à moi.
 
 – J’ai mal fait de parler !»
 
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 270> Nicodème
  est effondré.
 
 «Non. Attends et sois-en persuadé.»
 
 Jésus ouvre une porte et appelle :
 
 «Simon ! Jean ! Approchez.»
 
 Les deux apôtres accourent.
 
 «Simon, raconte à Nicodème ce dont je te parlais quand il est entré.
 
 – Que des bergers suffisaient pour les humbles, et Lazare, Nicodème et Joseph
  avec Kouza pour les puissants, et aussi que tu te retirais loin de Jérusalem
  sans pourtant abandonner la Judée. Voilà ce que tu disais. Pourquoi me le fais-tu répéter ? Qu’est-ce qui est arrivé ?
 
 – Rien. Nicodème craignait que je ne parte à cause de ses paroles.
 
 – J’ai dit au Maître que le Sanhédrin lui est de plus en plus hostile et que
  ce serait bien qu’il se mette sous la protection de Lazare. Il a protégé tes
  biens parce qu’il a Rome pour lui. Il protégerait aussi Jésus.
 
 – C’est vrai. C’est un bon conseil. Bien que ma caste
  soit mal vue de Rome, un mot de Théophile m’a conservé mes
  biens durant la proscription et la lèpre. Et Lazare t’est vraiment très attaché, Maître.
 
 – Je le sais. Mais j’ai décidé et je fais ce que j’ai décidé.
 
 – Nous allons te perdre, alors !
 
 – Non, Nicodème. Des hommes de toutes sectes vont voir Jean-Baptiste. Des
  hommes de toutes sectes et de toutes fonctions pourront venir à moi.
 
 – Nous venions à toi, sachant que tu es plus que Jean.
 
 – Vous pourrez continuer à le faire. Je serai un rabbi solitaire, comme Jean,
  et je parlerai aux foules désireuses d’entendre la voix de Dieu et capables
  de croire que je suis cette Voix. Et les autres m’oublieront, si du moins ils
  en sont capables.
 
 
  116.7 - Maître, tu es triste et
  déçu. Tu as raison. Tous t’écoutent, et croient en toi uniquement pour
  obtenir des miracles. Même un courtisan d’Hérode qui devait forcément avoir corrompu sa bonté naturelle dans cette
  cour incestueuse, et même encore des soldats romains croient en toi. 
 Il n’y a que nous, de Sion, qui sommes si durs… Mais
  pas tous. Tu le vois… Maître, nous savons que tu es venu de la part de Dieu,
  et qu’il n’existe pas de plus grand docteur que toi. Même Gamaliel
  le dit.
 
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 271> Personne
  ne peut faire les miracles que tu fais, s’il n’a pas Dieu avec lui. Cela,
  même les savants comme Gamaliel le croient. Alors comment se fait-il que nous
  ne puissions avoir la foi que possèdent les petits d’Israël ? Ah ! Dis-le moi exactement. Je ne te trahirai pas, même si tu
  me disais : “J’ai menti pour mettre en valeur mes sages paroles sous un sceau
  que personne ne peut ridiculiser.” Es-tu le Messie du Seigneur ? l’Attendu ?
  la Parole du Père, incarnée pour instruire et racheter Israël conformément à
  l’Alliance ?
 
 – Me poses-tu cette question de toi-même ou d’autres t’envoient-ils pour me
  la poser ?
 
 – De moi-même, Seigneur. C’est pour moi un vrai tourment. Je subis une
  bourrasque : vents opposés et voix contraires. Pourquoi n’ai-je pas en moi,
  qui suis un homme mûr, cette certitude paisible que possède celui-ci, presque
  analphabète et tout jeune, qui lui met un tel sourire sur le visage, une
  telle lumière dans les yeux, un tel soleil dans le cœur ? Comment
  crois-tu, Jean, pour être si assuré ? Mon fils, apprends-moi ton secret, le
  secret qui te permet de savoir, voir et reconnaître le Messie en Jésus de
  Nazareth !»
 
 Jean rougit comme une pivoine, puis il baisse la tête comme pour s’excuser de
  dire une chose si grande, et il répond simplement :
 
 «En aimant.
 
 – En aimant ! Et toi, Simon, qui es un homme probe au seuil de la vieillesse,
  toi qui es instruit et tellement éprouvé que tu es poussé à redouter partout
  la fourberie ?
 
 – En méditant.
 
 – En aimant ! En méditant ! Moi aussi, j’aime et je médite et je n’ai pas
  encore acquis cette certitude !»
 
 
  116.8 - Jésus lui répond vivement
  : 
 «Je vais te confier le véritable secret. Eux, ils ont su renaître, avec un esprit
  nouveau, libre de toute chaîne, vierge de toute idée. C’est ainsi qu’ils ont
  compris Dieu. À moins de renaître, on ne peut voir le Royaume de Dieu, ni
  croire en son Roi.
 
 – Comment quelqu’un peut-il renaître s’il est déjà adulte ? Une fois sorti du
  sein maternel, l’homme ne peut jamais plus y rentrer. Tu fais peut-être
  allusion à la réincarnation à laquelle croient beaucoup de païens ?
 
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 272> Mais
  non. Tu ne peux pas supposer cela. Et puis, ce ne serait pas rentrer dans le
  sein, mais reprendre une chair au-delà du temps. Par conséquent il ne s’agit
  pas de renaître maintenant. Comment ? Comment ?
 
 – Il n’y a qu’une seule existence pour la chair
  sur la terre et une seule vie éternelle de l’âme au-delà. Je ne parle pas en ce moment de
  la chair et du sang. Je parle de l’âme immortelle qui, par l’intermédiaire de
  deux choses, renaît à la vie : par l’eau et par l’Esprit. Mais la plus
  grande, c’est l'Esprit sans lequel l’eau n’est qu’un symbole. Celui qui s’est lavé avec l’eau doit se purifier ensuite avec
  l’Esprit et avec lui s’allumer et resplendir, s’il veut vivre dans le sein de
  Dieu ici-bas et dans le Royaume éternel. Car ce qui est engendré par la chair
  est et demeure chair, puis meurt après en avoir servi les désirs et les
  péchés. Mais ce qui est engendré par l’Esprit est esprit, et vit en revenant
  à l’Esprit qui l’a engendré, après l’avoir élevé à l’âge parfait. Le Royaume
  des Cieux ne sera habité que par des êtres parvenus à l’âge parfait de
  l’esprit. Ne t’étonne donc pas si je dis : “Il faut que vous naissiez à
  nouveau.” Ces disciples-ci ont su renaître. Le jeune a tué la chair et fait renaître son âme en plaçant son moi sur le bûcher de l’amour.
  Tout a été brûlé de ce qui était matière. Des cendres, surgit sa nouvelle
  fleur spirituelle, tel un merveilleux tournesol qui sait s’orienter vers le
  Soleil éternel. Le vieux a mis la hache d’une honnête méditation aux pieds de sa
  vieille pensée, et a déraciné le vieil arbre en laissant seulement le
  bourgeon de sa bonne volonté, d’où il a fait naître sa nouvelle façon de
  voir. Maintenant, il aime Dieu avec un esprit nouveau et il le voit.
 
 
  116.9 - Chacun a sa méthode pour
  parvenir au port. N’importe quel vent convient pour celui qui sait se servir
  de la voile. Vous entendez souffler le vent, et vous pouvez vous baser sur sa
  direction pour diriger la manœuvre. 
 Mais vous ne pouvez dire d’où il vient, ni appeler celui qu’il vous faut.
  L’Esprit aussi appelle, il arrive en appelant et il passe. Mais seul celui
  qui est attentif peut le suivre. Comme un fils connaît la voix de son père,
  l’âme engendrée par l’Esprit connaît sa voix.
 
 – Comment cela peut-il se faire ?
 
 – Toi qui es maître en Israël, tu me le demandes ? Tu ignores ces choses ? On
  parle et on rend témoignage de ce qu’on sait et de ce qu’on a vu. Or je parle
  et je témoigne de ce que je sais. Comment pourras-tu jamais accepter ce que
  tu n’as pas vu, si tu n’acceptes pas le témoignage que je t’apporte ?
 
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 273> Comment
  pourras-tu croire à l’Esprit, si tu ne crois pas à la Parole incarnée ? Je
  suis descendu pour remonter et entraîner à ma suite ceux qui sont ici-bas. Un
  seul est descendu du Ciel : le Fils de l’Homme. Et un seul montera au ciel
  avec le pouvoir de l’ouvrir : moi, le Fils de l’Homme. Rappelle-toi Moïse. Il
  a élevé un serpent dans le désert pour guérir ceux qui étaient malades en
  Israël. Quand je serai élevé, ceux que maintenant la fièvre de la
  faute rend aveugles, sourds, muets, fous, lépreux, malades, seront guéris et
  quiconque croira en moi aura la vie éternelle. Même ceux qui auront cru en
  moi auront cette heureuse vie.
 
 Ne baisse pas la tête, Nicodème. Je suis venu pour sauver, pas pour perdre. Dieu
  n’a pas envoyé son Fils unique dans le monde pour que ses habitants soient
  condamnés, mais pour que le monde soit sauvé par lui.
 
 Dans le monde, j’ai trouvé tous les péchés, toutes les hérésies, toutes les
  idolâtries. Mais l’hirondelle qui vole rapidement au-dessus de la poussière
  peut-elle souiller son plumage ? Non. Elle n’apporte sur les tristes chemins
  de la terre qu’une virgule d’azur, une odeur de ciel. Elle lance un appel
  pour secouer les hommes, pour élever leur regard au-dessus de la boue et leur
  faire suivre son vol qui revient vers le ciel. Il en est ainsi de moi. Je
  viens pour vous emmener avec moi. Venez !… Celui qui croit au Fils unique
  n’est pas jugé. Il est déjà sauvé, car ce Fils parle au Père et dit :
  “Celui-ci m’aime.” Mais celui qui ne croit pas, il est inutile qu’il fasse
  des œuvres saintes. Il est déjà jugé car il n’a pas cru au nom du Fils unique
  de Dieu.
 
 
  116.10 - Quel est mon nom,
  Nicodème ? 
 – Jésus.
 
 – Non. Sauveur. Je suis le Salut. Celui qui ne me croit pas, refuse son
  salut, il est déjà jugé par la justice éternelle. Et voici ce jugement : “La lumière t’avait été
  envoyée, à toi et au monde, pour être pour vous le salut, mais toi et les autres hommes
  avez préféré les ténèbres à la lumière, parce que vous préfériez les œuvres
  mauvaises auxquelles vous étiez habitués, aux bonnes œuvres auxquelles il
  fallait s’attacher pour devenir saint.”
 
 Vous avez haï la lumière parce que les malfaiteurs aiment les ténèbres pour
  commettre leurs crimes, et vous avez fui la lumière pour qu’elle ne vous
  révèle pas vos plaies cachées. Ce n’est pas spécialement à toi que je m’adresse,
  Nicodème. Mais c’est la vérité. Et la punition sera en proportion de la
  condamnation, pour l’individu et pour la collectivité.
 
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 274> Quant à
  ceux qui m’aiment et mettent en pratique les vérités que j’enseigne, en
  naissant donc une seconde fois par une naissance plus réelle, je dis que,
  loin de craindre la lumière, ils s’en approchent, car cette lumière augmente
  celle par laquelle ils ont été primitivement éclairés. C’est une gloire
  réciproque qui réjouit Dieu en ses fils et eux à leur tour en leur Père.
 
 Non, les fils de la lumière ne craignent pas d’être illuminés. Au contraire,
  ils disent dans leur cœur et par leurs œuvres : “Non pas moi : mais le Père,
  le Fils, l’Esprit ont accompli le bien en moi. À eux gloire pour l’éternité.”
 
 Et, du haut du Ciel, l’éternel chant des Trois qui s’aiment dans leur
  parfaite unité répond : “À toi, bénédiction pour l’éternité, car tu es un
  vrai fils de notre volonté.” Jean, rappelle-toi ces paroles pour le moment où
  l’heure sera venue de les écrire. Nicodème, es-tu convaincu ?
 
 – Maître… oui.
 
  116.1i - Quand pourrai-je te
  parler encore ? 
 – Lazare saura où te conduire. J’irai chez lui avant de m’éloigner d’ici.
 
 – Je m’en vais, Maître. Bénis ton serviteur.
 
 – Que ma paix soit avec toi.»
 
 Nicodème sort avec Jean.
 
 Jésus se tourne vers Simon :
 
 «Vois-tu l’œuvre de la puissance des Ténèbres ? Telle une araignée, elle tend
  son piège, englue et emprisonne celui qui ne sait pas mourir pour renaître
  papillon avec assez de force pour déchirer la toile ténébreuse et passer
  outre, emportant en souvenir de sa victoire des lambeaux de la toile tout
  éclairés sur ses ailes d’or, comme des oriflammes et des étendards pris à
  l’ennemi. Mourir pour vivre. Mourir pour vous donner la force de mourir.
  Viens te reposer, Simon, et que Dieu soit avec toi.»
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