Vision du jeudi 1er
novembre 1951
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647.1 - Des
années ont dû passer, car Jean
paraît être maintenant dans toute la force de l’âge, avec
des membres plus robustes, un visage plus mûr, ses cheveux, sa barbe et ses
moustaches sont moins clairs.
Marie
est en train de filer. Jean range la cuisine de la maison
du Gethsémani dont les murs ont été récemment blanchis, et vernis les objets
de bois : tabourets, portes, une étagère qui sert aussi de console pour la
lampe. Marie ne paraît pas du tout changée. Son aspect est frais et serein. Toute trace laissée sur son visage par la douleur de la mort de son
Fils, de son retour au Ciel, des premières persécutions contre les chrétiens,
est disparue. Le temps n’a pas gravé ses traces sur ce doux visage, et l’âge
n’a pas eu le pouvoir d’en altérer la fraîche et pure beauté.
La lampe, allumée sur la console, jette sa lumière palpitante sur les mains
petites et agiles de Marie, sur la filasse blanche enroulée sur la
quenouille, sur le fil fin, sur le fuseau qui tournoie, sur les blonds
cheveux rassemblés en un nœud pesant sur la nuque.
Par la porte ouverte un clair rayon de lune pénètre dans la cuisine,
s’étendant comme une raie d’argent de la porte jusqu’aux pieds du tabouret
sur lequel Marie est assise. Elle a ainsi les pieds éclairés par le rayon de
lune, les mains et la tête éclairés par la lumière rougeâtre de la lampe.
Dehors, sur les oliviers qui entourent la maison du Gethsémani, des
rossignols chantent leur chant d’amour.
Soudain ils se taisent comme s’ils étaient effrayés et, après quelques
instants, un bruit de pas se fait entendre, s’approche de plus en plus, et
s’arrête sur le seuil de la cuisine faisant disparaître en même temps le
blanc rayon de lune qui avant couvrait d’une lueur argentée les briques
grossières et sombres du pavé.
647.2 - Marie
lève la tête et la tourne vers l’entrée. Jean, de son côté, regarde vers la
porte et un "oh !" d’étonnement sort de leurs lèvres alors que d’un
même mouvement ils accourent tous les deux vers la porte, sur le seuil de
laquelle est apparu et s’est arrêté Gamaliel. Gamaliel est maintenant très âgé,
un vrai spectre tant il est maigre dans ses vêtements blancs que la lune, qui
enveloppe ses épaules, rend pour ainsi dire phosphorescents. C’est un
Gamaliel brisé, écrasé par les événements, par ses remords, par tant de
choses plus encore que par l’âge.
"Toi, ici, rabbi ? Entre ! Viens ! Et que la paix soit avec toi"
lui dit Jean qui est en face de lui et très près alors que Marie est à
quelques pas en arrière.
"Si tu me conduis... Je suis aveugle..." répond le vieux rabbi
d’une voix qui tremble par une plainte secrète plus que par l’âge.
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Jean, grandement étonné, demande d’une voix qui trahit son émotion et sa
pitié :
"Aveugle ? ! Depuis quand ?"
"Oh !... Depuis longtemps ! Ma vue commença à s’affaiblir tout de suite
après.., après... Oui, après que je n’ai pas su reconnaître la vraie Lumière
venue pour illuminer les hommes jusqu’au moment où le tremblement de terre
déchira le voile du Temple et secoua ses puissantes murailles, comme Lui
l’avait dit. C’était vraiment un double voile qui recouvrait
le Saint des Saints du Temple, et le Saint des Saints encore plus vrai, la
Parole du Père, son Fils unique et éternel, caché par le voile d’une chair
humaine toute pure, que seulement sa Passion et sa glorieuse Résurrection
révélèrent même aux plus obtus, moi le premier, pour ce qu’il était
réellement : le Christ, le Messie, l’Emmanuel. A partir de ce moment les
ténèbres ont commencé à descendre sur mes pupilles et à devenir toujours plus
épaisses. Juste châtiment pour moi. Depuis quelque temps je suis totalement
aveugle.
647.3 - Et
je suis venu..."
Jean l’interrompt en lui demandant :
"Peut-être pour demander un miracle ?"
"Oui, un grand miracle. Je le demande à la Mère du Dieu vrai."
"Gamaliel, moi, je n’ai pas le pouvoir qu’avait mon Fils. Lui pouvait
rendre la vie et la vue aux pupilles éteintes, la parole aux muets, le
mouvement aux paralysés, mais moi, non" lui répond Marie. Et elle
poursuit : "Mais viens ici, près de la table, et assieds-toi. Tu es las
et âgé, rabbi. Ne te fatigue pas davantage" et avec pitié, avec Jean,
elle le conduit près de la table et le fait asseoir sur un tabouret.
Gamaliel, avant de laisser la main de Marie, la baise avec vénération, puis
il lui dit :
"Je ne te demande pas, ô Marie, le miracle d’y voir de nouveau. Non. Je
ne demande pas cette chose matérielle. Ce que je te demande, ô Bénie entre
toutes les femmes, c’est une vue d’aigle pour mon esprit, pour que je voie
toute la Vérité. Je ne te demande pas la lumière pour mes pupilles éteintes,
mais la lumière surnaturelle, divine, la vraie lumière qui est sagesse,
vérité, vie, pour mon âme et mon cœur déchirés et épuisés par les remords qui
ne me laissent pas de trêve. Je n’ai aucun désir de voir de mes yeux ce monde
hébraïque, si... oui, si obstinément rebelle à Dieu, qui a eu et qui a pour
lui tant de pitié qu’en vérité nous ne méritons pas d’avoir. Je suis même
heureux de ne devoir plus le voir, et que ma cécité m’ait libéré de tout
emploi au Temple et auprès du Sanhédrin,
tellement injustes envers ton Fils et envers ses fidèles.
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514> Ce que je désire voir par
l’intelligence, le cœur, l’esprit, c’est Lui, Jésus.
Le voir, en moi, dans mon esprit, le voir spirituellement, comme certainement
toi, ô Sainte Mère de Dieu, et Jean si pur, et Jacques,
tant qu’il a vécu,
et les autres, pour les aider dans leur ministère difficile et tellement
entravé, vous le voyez. Le voir pour l’aimer de tout moi-même et, par cet
amour, pouvoir réparer mes fautes et avoir son pardon, pour avoir la Vie
éternelle que je ne mérite plus d’avoir..."
Il baisse la tête sur ses bras posés sur la table, et il pleure.
647.4 - Marie
lui met une main sur sa tête secouée par les sanglots et lui répond :
"Non, tu n’as pas perdu la Vie éternelle ! Le Sauveur pardonne tout à
celui qui se repent de ses erreurs passées. Il aurait pardonné même à celui
qui l’a livré s’il s’était repenti de son horrible péché. Et la faute de Judas de Kériot est immense,
comparée à la tienne. Considère. Judas était l’apôtre accueilli par le
Christ, instruit par le Christ, aimé par le Christ plus que tout autre, si on
pense que, tout en ignorant rien de lui, le Christ ne l’a pas chassé du
groupe de ses apôtres, mais au contraire, jusqu’au dernier moment, a recouru
à toutes sortes d’expédients pour qu’ils ne comprennent pas ce qu’il était et
ce qu’il tramait. Mon Fils était la Vérité même, et n’a jamais menti, pour
aucun motif. Mais quand il voyait que les onze autres le soupçonnaient et Lui
posaient des questions sur l’Iscariote il réussissait, sans mentir, à
détourner leurs soupçons et à ne pas répondre à leurs questions en leur
imposant de ne pas poser de questions, à la fois par prudence et par charité
envers leur frère. Ta faute est bien plus petite. Et même on ne peut
l’appeler faute. Ce n’était pas de l’incrédulité, mais au contraire un excès
de foi.
Tu as tellement
cru à l’Enfant
de douze ans qui t’avait parlé au Temple qu’avec
obstination, mais avec une intention droite venue de ta foi absolue en cet
Enfant sur les lèvres duquel tu avais entendu des paroles d’une infinie
sagesse, tu as attendu le signe pour croire en Lui et voir en Lui le Messie.
Dieu pardonne à celui qui a une foi si forte et si fidèle. Il pardonne encore
davantage à celui qui, étant dans le doute sur la vraie Nature d’un homme,
accusé injustement, ne veut pas prendre part à sa condamnation parce qu’il la
sent injuste. Ta vision spirituelle de la Vérité est allée toujours en
grandissant du moment où tu as quitté le Sanhédrin pour ne pas consentir à
cette action sacrilège.
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515> Et elle a encore grandi davantage
quand, étant dans le Temple, tu as vu s’accomplir le signe tant attendu qui a
marqué le commencement de l’ère chrétienne. Et elle a encore grandi quand,
avec ces paroles puissantes, angoissées, tu as prié au pied de la croix de
mon Fils, désormais glacé et éteint. Elle est devenue presque parfaite chaque
fois où, par la parole ou en te retirant à part, tu as défendu les serviteurs
de mon Fils et que tu n’as pas voulu prendre part à la condamnation des
premiers martyrs. Crois-le, Gamaliel, chacun de tes actes de douleur, de
justice, d’amour, a fait grandir en toi ta vision spirituelle."
647.5 - "Ce
n’est pas encore assez tout cela ! Voilà : moi j’ai eu la grâce rare de
connaître ton Fils dès sa première manifestation publique, au moment de sa
majorité. J’aurais dû voir dès ce moment ! Comprendre ! J’ai été aveugle et
sot... Je n’ai pas vu et pas compris. Pas alors, et pas d’autres fois où j’ai
eu la grâce de l’approcher, devenu désormais Homme et Maître, et d’entendre
ses paroles toujours plus justes et plus puissantes. Entêté, j’attendais le
signe humain, les pierres secouées... Et je ne voyais pas que tout en Lui était un signe certain ! Et je ne voyais pas qu’il
était la Pierre angulaire prédite par les Prophètes, la Pierre qui déjà
secouait le monde, le monde entier : hébreu et gentil, la Pierre qui secouait
les pierres des cœurs par sa Parole, par ses prodiges ! Je ne voyais pas sur
Lui le signe visible de son Père en tout ce qu’il faisait ou disait ! Comment
peut-Il pardonner tant d’obstination ?"
647.6 - "Gamaliel,
peux-tu croire que moi, qui suis le Siège de la Sagesse,
la Pleine de Grâce qui, par la Sagesse qui en moi a pris Chair, et qu’étant
par la Grâce qu’Il m’a donnée, pleine de la connaissance des choses
surnaturelles, je puis te donner un bon conseil ?"
"Oh ! oui, je le crois ! C’est justement parce que je crois que tu es
cela que je viens à toi pour avoir la lumière. Toi, Fille, Mère, Épouse de
Dieu, qui certainement dès ta conception t’a comblée de ses lumières de
Sagesse, tu ne peux que m’indiquer le chemin que je dois prendre pour avoir
la paix, pour trouver la vérité, pour conquérir la vraie Vie. Je suis
tellement conscient de mes erreurs, tellement écrasé par ma misère
spirituelle, que j’ai besoin d’aide pour oser aller à Dieu."
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516> "Ce que tu regardes comme un
obstacle est au contraire une aile pour t’élever vers Dieu. Tu t’es démoli
toi-même, tu t’es humilié. Tu étais une montagne puissante, tu t’es rendu
vallée profonde. Sache que l’humilité est semblable à l’engrais du terrain le
plus aride pour le préparer à donner des plantes et des moissons magnifiques.
C’est un escalier pour monter, ou plutôt c’est une échelle pour monter vers
Dieu qui, voyant celui qui est humble, l’appelle à Lui pour l’exalter, pour
l’enflammer de sa Charité et l’éclairer de ses lumières pour qu’il voie.
C’est pour cela que moi je te dis que tu es déjà dans la Lumière, sur le bon
Chemin, tourné vers la Vie véritable des fils de Dieu."
647.7 - "Mais
pour avoir la Grâce je dois entrer dans l’Église, avoir le Baptême qui
purifie de la faute et nous rend de nouveau fils adoptifs de Dieu. Je n’y
suis pas opposé, au contraire. J’ai détruit en moi le fils de la Loi, je ne
puis plus avoir d’estime et d’amour pour le Temple. Mais je ne veux pas être
rien. Je dois donc réédifier sur les ruines de mon
passé l’homme nouveau, et la foi nouvelle. Je pense pourtant que les apôtres
et les disciples sont méfiants et prévenus à mon égard, à l’égard du grand
rabbi à la nuque raide..."
Jean l’interrompt pour lui dire :
"Tu te trompes, ô Gamaliel. Moi, tout le premier, je t’aime et je
marquerais comme un jour de très grande grâce celui où tu pourrais te dire
agneau du troupeau du Christ. Je ne serais pas son disciple si je ne mettais
pas en pratique ses enseignements. Et Lui nous a commandé l’amour et la
compréhension pour tous, et spécialement pour les plus faibles, les malades,
les égarés. Il nous a ordonné d’imiter ses exemples. Et nous le voyions
toujours tout amour pour les coupables repentis, ou les fils prodigues qui revenaient
au Père, ou les brebis égarées. De la Magdeleine
à la Samaritaine,
d’Aglaé
au larron,
combien il en a rachetés par miséricorde ! Il aurait pardonné même à Judas
pour son crime suprême, s’il s’était repenti. Il lui avait pardonné tant de
fois ! Moi seul je sais à quel point il l’a aimé, connaissant pourtant toute
sa conduite.
647.8 - Viens
avec moi, je ferai de toi un fils de Dieu et un frère pour le Christ
Sauveur."
"Tu n’es pas le Pontife. Le Pontife c’est Pierre. Et Pierre sera-t-il bon comme toi
? Lui, je le sais, est très différent de toi."
"Il l’était. Mais depuis qu’il a vu combien il a été faible,
jusqu’à être lâche et à renier son Maître, il n’est plus ce qu’il était, et
il est miséricordieux pour tous et avec tous."
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517> "Alors, conduis-moi tout de
suite à lui. Je suis âgé, et j’ai déjà trop tardé. Je me sentais trop
indigne, et je craignais que tous les serviteurs du Christ me jugent de la
même façon. Maintenant que les paroles de Marie et les tiennes m’ont
réconforté, je veux entrer tout de suite au Bercail du Maître, avant que mon
vieux cœur, brisé par tant de choses, s’arrête. Conduis-moi, car j’ai
congédié le serviteur qui m’a conduit ici pour qu’il n’entende rien. Il va
revenir à l’heure de prime. Mais alors je serai déjà loin, et de deux
manières. De cette maison et du Temple. Pour toujours. J’irai d’abord,
moi, fils rebelle, à la maison du Père, moi, brebis perdue, au vrai Bercail
du Pasteur éternel. Puis je retournerai dans ma maison lointaine,
pour y mourir dans la paix et dans la grâce de Dieu."
647.9 - Marie,
d’un mouvement spontané, l’étreint et lui dit :
"Que Dieu te donne la paix. La paix et la gloire éternelle parce que tu
l’as mérité, en montrant ta vraie pensée aux puissants chefs d’Israël sans
craindre leurs réactions. Que Dieu soit avec toi, toujours. Que Dieu te donne
sa bénédiction."
Gamaliel cherche de nouveau les mains de Marie. Il les prend dans les
siennes, les baise, et s’agenouille en la priant de poser ces mains bénies
sur sa vieille tête lasse.
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