98>
14.1 – Le ciel le plus azuré d'un
tiède mois de février s'étend sur les collines de Galilée. Les douces collines
que dans ce cycle de la Vierge enfant je n'ai jamais vues et dont l'aspect
m'est désormais aussi familier que si j'y étais née.
La route principale, humide par suite d'une pluie récente, tombée peut-être la dernière nuit, n'est ni poussiéreuse, ni non plus
boueuse. Elle est régulière et propre comme une rue de ville et elle se
déroule entre deux haies d'aubépines en fleurs. C'est comme une surface
neigeuse d'où s'exhale un parfum amer et de bois, coupée par d'énormes
groupes de cactus aux feuilles grosses et plates, toutes hérissées
d'aiguillons et garnies d'énormes groupes de fruits bizarres poussés sans
ordre à l'extrémité des feuilles. Leur forme et leur couleur évoquent
toujours en moi les profondeurs marines avec les polypiers, les méduses et
autres animaux des fonds marins.
Au-delà des haies - qui servent de limites de propriétés, et qui s'allongent
en tous sens, en formant un bizarre dessin géométrique avec des courbes et
des angles, des rhombes ,
des losanges, des carrés, des demi-cercles, des triangles aux angles aigus ou
obtus les plus invraisemblables, c'est un dessin tout saupoudré de blanc
comme un ruban capricieux qu'on aurait ainsi étendu, pour le plaisir, le long
des champs et sur lequel volent, piaulent, chantent, par centaines, des
oiseaux de toutes espèces, dans la joie de l'amour et de la construction des
nids.
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99> Par-delà des haies, on aperçoit les
champs avec les blés en herbe, déjà plus hauts que ceux de Judée, et des prés
tout fleuris. Au-dessus, en réponse aux légères nuées du ciel auxquelles le
crépuscule donne des teintes de rose, de lilas clairs, de violettes, de
pervenches, d'opale azurée, d'orange corail, s’étendent par centaines et
centaines les nuées des arbres à fruit : blanches, rosés, rouges avec
toutes les nuances intermédiaires.
Avec le léger vent du soir, papillonnent et tombent les premiers pétales des
arbres en fleurs. On dirait des essaims de papillons à la recherche du pollen
Sur les fleurs de la campagne. Et d'un arbre à l'autre des festons de vignes
encore dénudées, sauf qu'à leur sommet là où le soleil tape davantage c'est
l'ouverture innocente, étonnée, palpitante des premières petites feuilles.
Le soleil se couche tranquille dans le ciel si doux dans son azur que la
lumière rend encore plus clair et il fait briller au loin les neiges de
l'Hermon et d'autres cimes lointaines.
14.2 – Un char passe sur la route.
C'est celui qui porte Joseph et Marie avec ses cousins. Le voyage se
termine.
Marie regarde, du regard anxieux de qui veut connaître et même reconnaître
ce qu'il voit et dont il ne se rappelle pas et elle sourit quand quelque
souvenir imprécis revient et s'arrête sur telle et telle chose, sur un point particulier.
Élisabeth
et avec elle Zacharie et Joseph l'aident à se souvenir en
précisant telle ou telle cime, telle ou telle maison. Maisons, désormais, car
Nazareth déjà se montre, étendue sur l'ondulation de sa colline.
Frappée à gauche par le soleil couchant, la cité montre ses petites maisons
blanches, larges et basses que surmonte une terrasse teintée de rose.
Certaines, que le soleil frappe en plein, semblent éclairées par un incendie
tant leur façade est rougie par le soleil qui fait briller l'eau des canaux
et des puits bas, presque sans parapets, d'où montent les seaux pour la
maison et les arrosoirs pour le potager.
Enfants et femmes se mettent sur le bord de la route jetant un coup d’œil
dans le char, et saluent Joseph, bien connu. Mais après ils restent perplexes
et intimidés devant les trois autres.
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100> Mais quand on entre dans la cité
proprement dite, il n'y a plus ni perplexité, ni crainte. Beaucoup et
beaucoup de tout âge se trouvent au début du pays sous un arc rustique de
fleurs et de feuillage et à peine le char apparaît de derrière le coude de la
dernière maison campagnarde qui échappe à l'alignement, c'est une roulade de
cris aigus. Les gens agitent des rameaux et des bouquets. Ce sont les femmes,
les jeunes filles et les enfants de Nazareth qui saluent l'épouse. Les hommes
plus retenus se tiennent en arrière de la haie remuante et bruyante et
saluent avec gravité.
Maintenant le char a été découvert avant d'arriver au pays car le soleil
n'est plus gênant et permet ainsi à Marie de bien voir la terre natale. Marie
apparaît belle comme une fleur. Blanche et blonde comme un ange, elle sourit
avec bonté aux enfants qui lui jettent des fleurs et lui envoient des
baisers, aux jeunes filles de son âges qui l'appellent par son nom, aux
épouses, aux mères, aux vieilles qui la bénissent avec leurs voix chantantes.
Elle s'incline devant les hommes et spécialement devant l'un d'eux qui est
peut-être le rabbin ou le principal personnage du pays.
Le char avance au pas par la rue principale suivi d'une grande partie de la
foule pour laquelle l'arrivée est un événement.
14.3 – "Voici ta maison,
Marie" dit Joseph en indiquant avec le fouet une petite maison qui se
trouve exactement au bas d'une ondulation de la colline et qui a, par
derrière, un beau et vaste jardin tout en fleurs qui se termine avec un tout
petit olivier. Plus loin l'habituelle haie d'aubépine et de cactus marque la
limite de la propriété. Les champs, autrefois à Joachim,
sont plus loin.
"Il t'est resté peu de chose, dit Zacharie. La maladie de ton père fut
longue et coûteuse. Coûteuses aussi les dépenses pour les réparations, les
dégâts faits par Rome. Tu vois, la route a supprimé les trois principales
dépendances et la maison a été réduite. Pour l'agrandir sans lourdes
dépenses, on a utilisé une partie de la colline qui fait grotte. Joachim y
gardait les provisions et Anne ses métiers. Tu feras ce qui te semblera
bon."
"Oh ! que ce soit peu de chose, n'importe ! Cela me suffira
toujours. Je travaillerai..."
"Non, Marie." C'est Joseph
qui parle. "C'est moi qui travaillerai. Tu ne feras que les
travaux de lingerie, de couture de la maison. Je suis jeune et fort et je
suis ton époux. Ne me mortifie pas avec ton travail."
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101> "Je ferai comme tu veux."
"Oui, pour cette question, c'est ma volonté. Pour tout le reste
tous tes désirs font loi, mais pas pour cela."
14.4 – Ils sont arrivés, le char
s'arrête. Deux femmes et deux hommes, respectivement sur les quarante et
cinquante ans, sont près de la porte, et avec beaucoup de bambins et de
jeunes.
"Dieu te donne la paix, Marie" dit l'homme le plus âgé et une femme
aborde Marie, la prend dans ses bras et l'embrasse.
"C'est mon frère Alphée
et Marie
sa femme et ceux-ci sont leurs fils .
Ils sont venus exprès pour te fêter et te dire que leur maison est la tienne,
si tu veux" dit Joseph.
"Oui, viens Marie, s'il t'est pénible de vivre seule. La campagne est
belle au printemps et notre maison est au milieu des champs en fleurs. Là, tu
seras la plus belle fleur" dit Marie d’Alphée.
"Je te remercie Marie. Bien volontiers je viendrai. Je viendrai de temps
en temps et sans faute pour les noces. Mais je désire tant de voir, de
reconnaître ma maison. J'étais toute petite quand je l'ai quittée et j'ai
oublié son aspect... Maintenant je le retrouve... et il me semble de
retrouver ma mère que j'ai perdue, mon père bien aimé, de retrouver l'écho de
leurs paroles et le parfum de leur dernier soupir. Il me semble n'être plus orpheline puisque autour de moi j'ai l'embrassement des
murs,... Comprends-moi, Marie."
La voix de Marie trahit son émotion et des larmes perlent à ses cils.
Marie d'Alphée répond :
"Comme tu veux, aimée. Je veux que tu me sentes comme une sœur et une
amie et un peu aussi une mère parce que je suis de beaucoup plus âgée que
toi."
L'autre femme s'avance :
"Marie, je te salue. Je suis Sarah,
l'amie de ta mère. Je t'ai vue naître. Et voilà Alphée ,
petit-fils d'Alphée
et grand ami de ta mère. Ce que j'ai fait pour ta mère, je le ferai pour toi,
si tu veux.
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102> Vois-tu ? Ma maison est la
plus proche de la tienne et tes champs sont maintenant à nous. Mais, si tu veux
venir, tu le peux à toute heure. Nous ferons un passage dans la haie et nous
serons ensemble, tout en restant chacun chez soi. Voilà mon mari."
"Je vous remercie tous et pour tout. De tout le bien que vous
avez voulu faire aux miens et que vous voulez me faire. Que vous bénisse le
Dieu Tout-Puissant."
14.5 – Les lourdes caisses sont
déchargées et portées à la maison. On entre, et je reconnais la petite maison
de Nazareth, telle qu'elle est plus tard, dans la vie de Jésus.
Joseph prend Marie par la main - geste habituel - et il entre ainsi. Sur le
seuil, il lui dit :
"Et à présent, sur ce seuil, je
veux de toi une promesse. Que n'importe quelle chose survienne ou qui
t'arrive tu n'aies d'autre ami, d'autre aide vers qui te tourner que vers Joseph
et que, pour aucun motif tu n'aies à t'enfermer dans ta peine. Je suis tout
entier à ta disposition, rappelle-toi et ce sera là ma joie de rendre heureux
ton chemin et, puisque le bonheur n'est pas toujours en notre pouvoir, au
moins de te le faire paisible et sûr."
"Je te le promets, Joseph."
On ouvre portes et fenêtres. Le soleil couchant entre, curieux. Marie,
maintenant a quitté le manteau et le voile parce que, sauf les fleurs de
myrte, elle a encore le vêtement de noces. Elle sort dans le jardin en
fleurs. Elle regarde et sourit et avec toujours sa main dans celle de Joseph,
elle fait le tour du jardin. Elle semble reprendre possession d'un lieu
perdu.
Et Joseph lui montre ses travaux :
"Tu vois, ici, j'ai fait ce trou pour recueillir l'eau de pluie, car ces
vignes ont toujours soif. À cet olivier, j'ai coupé les branches les plus
vieilles pour le revigorer. J'ai planté ces pommiers parce que deux étaient
morts, et là j'ai mis des figuiers. Quand ils auront poussé, ils protégeront
la maison d'un soleil trop ardent et des regards curieux. Là est l'ancienne
tonnelle, j'ai seulement changé les supports pourris
et travaillé avec les ciseaux. Elle donnera
beaucoup de raisin, j'espère. Et là, regarde"
Et, tout fier, il la conduit vers la pente qui se dresse au dos de la maison
et qui fait la limite du verger.
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103> "Et là, j'ai
creusé une petite grotte et l'ai étayée, et quand ces petites plantations
auront grandi, elle sera à peu près aussi grande que celle que tu avais. Il
n'y a plus la source... mais j'espère amener un filet d'eau. Je travaillerai
pendant les longues soirées d'été quand je viendrai te voir ..."
14.6 – "Mais, comment ? dit
Alphée, vous ne faites pas les noces
cet été ?"
"Non, Marie désire filer les draps de laine, unique chose qui manque au
trousseau. Et j'en suis heureux. Elle est si jeune, Marie, qu'il n'y a pas
d'importance qu'elle attende un an ou plus. En attendant, elle s'habitue à la
maison,.."
"Ah ! tu as toujours été un peu différent des autres et tu l'es
encore maintenant. Je me demande qui n'aurait pas hâte d'avoir pour femme une
fleur comme Marie et toi, tu attends des mois !..."
"Joie longuement attendue, joie plus intensément goûtée" répond
Joseph avec un fin sourire.
Le frère hausse les épaules et demande :
"Et alors quand penses-tu aux noces ?"
"Quand Marie prendra ses seize ans. Après la fête des Tabernacles
.
Elles seront douces les soirées d'hiver pour les nouveaux
époux !..." Et il sourit encore, en regardant Marie.
Un sourire d'entente secrète et pleine de douceur, d'une consolante chasteté
fraternelle. Puis il reprend son tour :
"Ici, c'est la pièce dans la butte. Si tu veux, j'en ferai mon atelier
quand je viendrai. Elle communique mais n'est pas dans la maison. Ainsi il
n'y aura ni bruit ni désordre. Si pourtant tu veux autrement..."
"Non, Joseph, ça va très bien ainsi."
14.7 – On rentre à la maison et on
allume les lampes.
"Marie est fatiguée, dit Joseph. Laissons-la tranquille avec les cousins."
Tous saluent et s'en vont. Joseph reste encore quelques minutes et parle à
Zacharie à voix basse.
"Ton cousin te laisse Elisabeth quelque temps, es-tu contente ?
Moi, oui, parce qu'elle t'aidera à... devenir une parfaite maîtresse de
maison.
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104> Avec elle tu pourras disposer
toutes choses à ton goût et ranger le mobilier et je viendrai tous les soirs
t'aider, Avec elle tu pourras te procurer la laine et tout ce qu'il faut.
C'est moi qui réglerai les dépenses. Souviens-toi que tu as
promis de t'adresser à moi pour tout. Adieu, Marie. Dors ton premier sommeil
de dame, dans cette maison qui est à toi, et que l'ange de Dieu te le rende
paisible. Que le Seigneur soit toujours avec toi."
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