Vision du samedi 19 avril
1947
394> 633.1 - Une nuit calme et une chaleur
étouffante. Pas un souffle de vent. Les étoiles, nombreuses et palpitantes,
remplissent le ciel serein. Le lac, calme et immobile au point de paraître un
très vaste bassin à l’abri des vents, reflète sur sa surface la gloire de ce
ciel palpitant d’étoiles. Les arbres, le long des rives, forment un bloc sans
frémissement. Si calme est le lac que son flot sur la rive
ne donne qu’un très léger bruissement. Quelque barque au large, à peine
visible comme une forme vague qui parfois produit une petite étoile à peu de
distance de l’eau avec sa lanterne attachée au mât de la voile, pour éclairer
l’intérieur de la petite embarcation.
Je ne sais pas quel point du lac c’est. Je dirais que c’est celui qui est le
plus au midi, là où le lac s’apprête à redevenir fleuve. Aux alentours de
Tarichée, dirais-je, non parce que je vois la ville qu’un groupe d’arbres me
cache, en s’avançant dans le lac pour faire un petit promontoire montueux,
mais j’en juge ainsi d’après les petites étoiles des lanternes des barques
qui s’éloignent vers le nord en se détachant des rives du lac. Je dis aux
alentours de Tarichée, parce qu’il y a là un groupe de cabanes, si peu
nombreuses qu’elles ne forment même pas un village, au pied du petit promontoire.
Ce sont de pauvres maisons, de pêcheurs certainement, presque sur le rivage.
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395> Des barques sont tirées au sec sur la petite plage,
d’autres, déjà prêtes pour naviguer, sont dans l’eau près de la rive et si
immobiles qu’elles paraissent fixées au sol, au lieu de se balancer.
633.2 - Pierre sort la tête d’une maisonnette. La lumière tremblante et
un feu allumé dans la cuisine fumeuse éclaire par derrière la rude figure de
l’apôtre en la faisant ressortir comme un dessin. Il regarde le ciel, il
regarde le lac... Il s’avance jusqu’au bord du rivage puis, en tunique courte
et les pieds nus, il entre dans l’eau jusqu’à mi-cuisses et caresse le bord
d’une barque en avançant son bras musclé. Les fils de Zébédée le rejoignent.
"Une belle nuit."
"D’ici peu il y aura la lune."
"Soir de pêche."
"Avec les rames pourtant."
"Il n’y a pas de vent."
"Que faisons-nous ?"
Ils parlent lentement, en phrases détachées, comme des hommes habitués à la
pêche et aux manœuvres des voiles et des filets qui demandent de l’attention,
et donc peu de paroles.
"Ce serait bien d’y aller. Nous vendrions une partie de la pêche."
Sur la rive viennent les rejoindre André, Thomas et Barthélemy.
"Quelle chaude nuit !" s’exclame Barthélemy.
"Y aura-t-il de la tempête ? Vous rappelez-vous cette nuit
?"demande Thomas.
"Oh ! non ! De la bonace, du brouillard peut-être, mais pas de tempête.
Moi... moi je vais pêcher. Qui vient avec moi ?"
"Nous venons tous. Peut-être on sera mieux au large, dit Thomas qui sue
et ajoute : La femme avait besoin de ce feu, mais c’est comme si nous
avions été aux thermes..."
"Je vais le dire à Simon. Il est tout seul là-bas" dit Jean.
633.3 - Pierre prépare déjà la barque avec
André et Jacques.
"Allons-nous jusqu’à la maison ? Une surprise pour ma mère..."demande
Jacques.
"Non. Je ne sais pas si je puis faire venir Marziam. Avant
de... de la... Oui, en somme ! Avant d’aller à Jérusalem - on était encore à Éphraïm -
le Seigneur m’a dit qu’il voulait faire la seconde Pâque avec Marziam. Mais ensuite il ne m’a rien dit
d’autre..."
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396> "Il me semble à moi qu’il a dit oui" dit
André.
"Oui. La seconde Pâque, oui. Mais le faire venir avant, je ne sais s’il
le veut. J’ai fait tant d’erreurs que... Oh ! viens-tu toi aussi ?"
"Oui, Simon de Jonas. Elle me rappellera beaucoup de choses cette
pêche..."
"Hé ! à tous elle rappellera beaucoup de choses... Et des choses qui ne
reviendront plus... On allait avec le Maître dans cette barque, sur le lac...
Et moi, je l’aimais bien comme si elle avait été un palais de roi et il me
semblait que je ne pourrais vivre sans elle. Mais maintenant que Lui n’y est
plus dans la barque... voilà... je suis dedans et je n’en ai plus de
joie" dit Pierre.
"Personne n’a plus la joie des choses passées. Ce n’est plus la même
vie. Et même en regardant en arrière… entre ces heures passées et les heures
présentes, il y a au milieu ce temps horrible..." dit Barthélemy en
soupirant.
"Prêts. Venez. Toi au gouvernail, et nous aux rames. Allons vers la baie
de Hippo. C’est un bon endroit. Sou ! Hop ! Sou ! Hop ! (Oh
hisse !)"
Pierre donne le départ et la barque glisse sur l’eau tranquille avec
Barthélemy au gouvernail. Thomas et le Zélote servent de mousses, prêts à
jeter les filets qu’ils ont déjà étendus. La lune se lève, c’est-à-dire
dépasse les monts de Gadara (si je ne me trompe) ou Gamala, en somme ceux qui
sont sur la côte orientale mais vers le sud du lac, et le lac en reçoit le rayonnement qui fait une route
de diamant sur les eaux tranquilles.
"Elle nous accompagnera jusqu’au matin."
"S’il ne vient pas de brume."
"Les poissons quittent le fond, attirés par la lune."
"Si nous faisons bonne pêche, cela tombera bien, car nous n’avons plus
d’argent. Nous achèterons du pain et nous apporterons des poissons et du pain
à ceux qui sont sur la montagne."
Des paroles lentes avec de longues pauses après chaque mot.
"Tu vogues bien, Simon. Tu n’as pas perdu le coup de rame !..." dit
le Zélote avec admiration.
"Oui...
633.4 - Malédiction !"
"Mais qu’as-tu ?" demandent les autres.
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397> "J’ai... J’ai que le souvenir de cet homme me
poursuit partout. Je me souviens de ce jour où l’on luttait avec deux barques
à qui voguerait le mieux, et lui..."
"Moi, de mon côté, je pensais que l’une des premières fois que j’eus la
vision de son abîme de perfidie, ce fut cette fois que nous avons rencontré,
ou plutôt que nous avons abordé, les barques des romains. Vous vous souvenez ?" dit le Zélote.
"Hé ! si on se rappelle ! Mais !... Lui le
défendait... et nous… entre les défenses du Maître et les duplicités de... de
notre compagnon, on n’a jamais bien compris..."dit Thomas.
"Hum ! Moi, plus d’une fois... Mais il disait : ‘Ne juge pas, Simon
!’"
"Le Thaddée l’a toujours soupçonné."
"Ce que je n’arrive pas à croire, c’est que celui-ci n’en ait jamais
rien su" dit Jacques en donnant un coup de coude à son frère.
Mais Jean baisse silencieusement la tête.
"Désormais tu peux en parler" dit Thomas.
"Je m’efforce d’oublier. C’est l’ordre que j’ai reçu. Pourquoi
voulez-vous me faire désobéir ?"
"Tu as raison. Laissons-le tranquille" dit le Zélote pour le
défendre.
633.5 - "Descendez les filets.
Doucement... Ramez, vous. Ramez lentement. Tourne à gauche, Bartholmaï.
Accoste. Vire. Accoste. Vire. Le filet est-il tendu ? Oui ? Levez les rames
et attendons" commande Pierre.
Comme il est beau le doux lac dans la paix de la nuit, sous le baiser de la
lune ! Paradisiaque tant il est pur. La lune s’y mire en plein du ciel et lui
donne l’aspect du diamant, sa phosphorescence tremble sur les collines, les
découvre et semble couvrir de neige les villes de la rive...
De temps en temps ils sortent le filet. Une cascade de diamants tombe en
produisant des arpèges sur l’argent du lac. Vide. Ils l’immergent de nouveau.
Ils se déplacent. Ils n’ont pas de chance...
Les heures passent. La lune se couche pendant que la clarté de l’aube se
fraie un chemin, incertain, vert azur... Une brume chaude fume du côté des
rives, particulièrement vers l’extrémité sud du lac de Tibériade qui en est
voilé et aussi Tarichée. Une brume basse, peu épaisse, que le premier rayon
de soleil fera disparaître. Pour l’éviter, ils préfèrent côtoyer le côté
oriental où elle est moins épaisse pendant qu’à l’ouest, venant du marécage
qui est au-delà de Tarichée sur la rive droite du Jourdain, elle s’épaissit
comme si le marécage fumait.
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398> Ils voguent, attentifs à éviter quelque péril sur ses
hauts fonds, eux qui connaissent bien le lac.
633.6 - "Vous, de la barque !
N’avez-vous rien à manger ?"
Une voix d’homme vient de la rive, une voix qui les fait sursauter.
Mais ils haussent les épaules en répondant à haute voix :
"Non" et puis entre eux :
"Il nous semble toujours l’entendre !..."
"Jetez le filet à droite de la barque et vous allez trouver."
La droite, c’est vers le large. Ils jettent le filet, un peu perplexes.
Secousses, poids qui fait pencher la barque du côté où se trouve le filet.
"Mais C’est le Seigneur !" crie Jean.
"Le Seigneur, tu dis ?" demande Pierre.
"Et tu en doutes ? Il nous a semblé que c’était sa voix, mais ceci en
est la preuve. Regarde le filet ! C’est
comme cette fois-là ! C’est Lui, te dis-je. O mon Jésus
! Où es-tu ?"
Tous essaient de voir pour percer les voiles de la brume, après avoir bien assuré
le filet pour le traîner dans le sillage de la barque, car c’est une manœuvre
dangereuse de vouloir le lever. Et ils rament pour aller à la rive. Mais
Thomas doit prendre la rame de Pierre qui a enfilé en toute hâte sa courte
tunique sur ses braies très courtes. C’était d’ailleurs son unique vêtement
comme c’est celui des autres, sauf Barthélemy. Il s’est jeté à la nage dans
le lac et il fend à grandes brasses l’eau tranquille, en précédant la barque.
Le premier, il met le pied sur la petite plage déserte où sur deux pierres, à
l’abri d’un buisson épineux, luit un feu de brindilles. Et là, tout près du
feu, se trouve Jésus, souriant et bienveillant.
"Seigneur ! Seigneur !"
Pierre est essoufflé par l’émotion et ne peut dire autre chose. Ruisselant d’eau
comme il est, il n’ose pas même toucher le vêtement de son Jésus et il reste
prosterné sur le sable, en adoration, avec la tunique qui lui colle dessus.
La barque frotte sur le sable et s’arrête. Tous sont debout agités par la
joie...
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399> 633.7 - "Apportez ici de ces poissons.
Le feu est prêt. Venez et mangez" commande Jésus.
Pierre Court à la barque et il aide à hisser le filet et il saisit dans le
tas frétillant trois gros poissons. Il les frappe sur
le bord de la barque pour les tuer et les éventre avec son couteau. Mais les
mains lui tremblent, oh ! pas de froid ! Il les rince et les porte où se
trouve le feu, il les installe dessus et surveille leur cuisson. Les autres
restent à adorer le Seigneur, un peu loin de Lui, craintifs comme toujours
devant Lui qui est Ressuscité si divinement puissant.
"Voilà : ici il y a du pain. Vous avez travaillé toute la nuit et
vous êtes fatigués. Maintenant vous allez vous réconforter. Est-ce prêt,
Pierre ?"
"Oui, mon Seigneur" dit Pierre avec une voix encore plus rauque que
d’habitude.
Penché sur le feu, et il essuie ses yeux qui dégouttent comme si la fumée les
faisait pleurer en les irritant en même temps que la gorge. Mais ce n’est pas
la fumée qui lui donne cette voix et ces larmes...
Il apporte le poisson qu’il a étendu sur une feuille râpeuse, il semble que
ce soit une feuille de courge qu’André lui a apportée après l’avoir rincée
dans le lac.
Jésus offre et bénit. Il coupe le pain et les poissons et il les distribue en
faisant huit parts, et il y goûte Lui aussi. Ils mangent avec le respect avec
lequel ils accompliraient un rite. Jésus les regarde et sourit. Mais il se
tait Lui aussi jusqu’au moment où il demande :
"Où sont les autres ?"
"Sur la montagne,
où tu as dit. Et nous sommes venus pour pêcher car nous n’avons plus d’argent
et nous ne voulons pas abuser des disciples."
"Vous avez bien fait. Pourtant, dorénavant, vous, les apôtres, vous
resterez sur la montagne en prière pour édifier les disciples par votre
exemple. Envoyez ceux-ci à la pêche. Quant à vous, il est bien que vous
restiez là en prière et pour écouter ceux qui ont besoin de conseils ou
peuvent venir pour vous donner des nouvelles. Tenez-les très unis les
disciples. Je viendrai bientôt."
"Nous le ferons, Seigneur."
"Marziam n’est pas avec toi ?"
"Tu ne m’avais pas dit de le faire venir si vite."
"Fais-le venir. Son obéissance est finie."
"Je le ferai venir, Seigneur."
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400> 633.8 - Un silence. Puis Jésus, qui était
resté un peu la tête penchée pour réfléchir, lève la tête et fixe son regard
sur Pierre. Il le regarde avec son regard des heures de plus grand miracle et
de plus grand commandement. Pierre en tressaille presque de peur et se
rejette un peu en arrière... Mais Jésus, mettant une main sur l’épaule de
Pierre, le retient de force et lui demande, en le tenant ainsi :
"Simon de Jonas, m’aimes-tu ?"
"Certainement, Seigneur ! Tu sais que je t’aime" répond Pierre avec
assurance.
"Pais mes agneaux... Simon de Jonas, m’aimes-tu ?"
"Oui, mon Seigneur. Et tu sais que je t’aime."
Sa voix est moins assurée, elle est même un peu étonnée par la répétition de
cette question.
"Pais mes agneaux... Simon de Jonas, m’aimes-tu ?"
"Seigneur... Tu sais tout ... Tu sais si moi je t’aime…"
La voix de Pierre tremble car s’il est sûr de son amour il a l’impression que
Jésus n’en est pas sûr.
"Pais mes brebis. La triple profession d’amour a effacé la triple
négation. Tu es entièrement pur, Simon de Jonas et Moi, le te dis : Prends le
vêtement de Pontife et porte la Sainteté du Seigneur au milieu de mon
troupeau. Ceins tes vêtements à ta ceinture et garde-les ceints jusqu’à ce
que de Pasteur toi aussi tu deviendras agneau. En vérité je te dis que quand
tu étais plus jeune tu te ceignais par toi-même et tu allais où tu voulais,
mais quand tu auras vieilli tu étendras les mains et un autre te ceindra et
te conduira là où tu ne voudrais pas. Maintenant pourtant c’est Moi qui te
dis : "Ceins-toi et suis-moi sur ma propre voie". Lève-toi et
viens."
Jésus se lève et Pierre se lève pour aller vers la rive et les autres se
mettent à éteindre le feu en l’étouffant sous le sable.
633.9 - Mais Jean, après avoir ramassé les
restes de pain, suit Jésus. Pierre entend le bruit de ses pas et tourne la
tête. Il voit Jean et demande en le montrant à Jésus :
“Et de lui qu’arrivera-t-il ?"
"Si je veux
qu’il reste jusqu’à ce que je revienne, que t’importe ? Toi, suis-moi."
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