Le mardi 4 mars 1947.
195> 574.1 – Hennon,
une poignée de maisons, est plus haut vers le nord. C'était l'endroit où
était le Baptiste : une grotte entourée d'une végétation luxuriante. À peu de
distance, des sources clapotent pour former ensuite un ruisseau bien nourri
d'eaux qui vont vers le Jourdain.
Jésus est assis en dehors de la grotte, là où il se trouvait quand il salua
son cousin. Il est seul. L'aurore teint à peine de rouge l'orient et les bois
se réveillent avec le pépiement des oiseaux qui s'éveillent. Des bêlements
arrivent des bercails d'Hennon. Un braiement déchire l'air tranquille.
Un trottinement de pas sur le sentier. Il passe un troupeau de chèvres
conduites par un adolescent qui s'arrête un instant, indécis, pour regarder
Jésus. Puis il s'en va. Mais peu après il revient, car une chevrette s'est
arrêtée là pour observer l'homme qu'elle n'avait pas l'habitude de voir en
cet endroit, et qui tend sa longue main pour lui offrir une tige de
marjolaine et
caresse sa tête intelligente. Le pastoureau reste interdit. Il ne sait pas
s'il doit éloigner la bête ou laisser Jésus la caresser en souriant comme
s'il était content qu'elle vienne sans crainte s'accroupir à ses pieds en
posant la tête sur ses genoux. Les autres chèvres aussi reviennent en arrière
pour brouter l'herbe parsemée de fleurettes.
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196> Le pastoureau demande :
"Veux-tu du lait ? Je n'ai pas encore trait deux chèvres rétives qui, si
elles ne sont pas repues, donnent des coups de cornes à celui qui leur presse
les mamelles. Elles sont comme leur maître qui, s'il n'est pas soûl de gain,
nous donne des coups de bâton."
"Tu es serviteur berger ?"
"Je suis orphelin, je suis seul et je suis serviteur. Lui m'est parent
car c'est le mari de la sœur de la mère de ma mère. Et tant qu'il y eut Rachel...
Mais elle est morte depuis plusieurs mois... Et je suis très malheureux... Prends-moi
avec Toi ! Je suis habitué à vivre de rien... Je serai ton serviteur... un
peu de pain me suffit comme paiement. Ici aussi je n'ai rien... S'il me
payait, je m'en irais. Mais il dit : "Voilà ton argent ? Mais je le
garde pour te vêtir et te nourrir". Il me vêt !... Tu le vois ? Il me
nourrit !... Regarde-moi... Et cela, ce sont les coups... Voilà mon pain
d'hier..."
Il montre des bleus sur ses bras et ses épaules très maigres.
"Qu'avais-tu fait ?"
"Rien. Tes compagnons, les disciples je veux dire, parlaient du Royaume
des Cieux, et moi, je les écoutais... C'était le sabbat. Même si je ne
travaillais pas, je n'étais pas oisif parce que c'était le sabbat... Il m'a
frappé brutalement, tellement que... que je ne veux plus rester avec lui.
Prends-moi. Ou je vais m'enfuir... je suis venu exprès ici, ce matin. J'avais
peur de parler. Mais tu es bon. Je parle."
"Et le troupeau ? Tu ne voudras pas certainement t'enfuir avec
lui..."
"...Je le ramènerai au bercail... L'homme, d'ici peu, va aller au
bosquet pour couper du bois... Je vais ramener le troupeau et m'enfuir. Oh !
prends-moi !"
574.2 – "Mais tu sais qui je suis
?"
"Tu es le Christ ! Le Roi du Royaume des Cieux. Qui te suit est bienheureux
dans l'autre vie. Je n'ai jamais eu de joie ici... mais, ne me repousse
pas... que je l'aie là-haut..."
Il pleure prosterné aux pieds de Jésus, près de la chevrette.
"Comment me connais-tu si bien ? Tu m'as peut-être entendu parler
?"
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197> "Non. Je sais, depuis hier,
que tu te trouves où était le Baptiste. Mais par Hennon, quelquefois, il
passe de tes disciples. Je les ai entendus. Ils s'appellent Matthias,
Jean,
Siméon,
et ils étaient souvent ici car le Baptiste a été leur maître avant Toi . Et
puis Isaac...
En Isaac j'ai retrouvé père et mère. Isaac voulait même m'enlever au maître
et il avait donné l'argent. Mais lui ! Oui, il a pris l'argent, mais ensuite,
il ne m'a pas donné, raillant ton disciple."
"Tu sais beaucoup de choses. Mais sais-tu où je vais ?"
"À Jérusalem. Mais je ne porte pas écrit sur mon visage que je suis
d'Hennon."
"Je vais plus loin. Je m'en vais bientôt. Je ne puis te prendre."
"Prends-moi pour le peu de temps que tu peux."
"Et puis ?"
"Et puis... Je pleurerai, mais j'irai avec ceux de Jean qui, les
premiers, ont dit au pauvre enfant que la joie que les hommes ne donnent pas
sur la Terre, c'est Dieu qui la donne au Ciel à ceux qui ont eu bonne
volonté. Moi, pour l'avoir, j'ai reçu tant de coups et j'ai eu si faim pour
demander à Dieu de me donner cette paix. Tu vois que j'ai eu bonne volonté...
Mais, maintenant, si tu me repousses, je ne pourrai plus espérer..."
Il pleure doucement, en suppliant Jésus de ses yeux pleins de larmes plus
qu'avec ses lèvres.
574.3 – "Je n'ai pas d'argent
pour te racheter et je ne sais pas si ton maître y consentirait."
"Mais j'ai déjà été payé. J'ai des témoins : Éli, Lévi
et Jonas ont vu et fait des reproches à
l'homme, et ce sont les plus grands d'Hennon, tu sais, eux !"
"S'il en est ainsi... Allons. Lève-toi et viens."
"Où ?"
"Chez ton maître."
"J'ai peur ! Vas-y seul. Il est là-bas, sur ce mont, au milieu des
arbres qu'il coupe. Moi, j'attends ici."
"Ne crains pas. Regarde : mes disciples viennent ici. Nous serons si
nombreux contre lui. Il ne te fera pas de mal. Lève-toi. Nous irons à Hennon
chercher les trois témoins et nous irons trouver ton maître. Donne-moi la
main. Par la suite, je te confierai aux disciples que tu connais. Comment
t'appelles-tu ?"
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198> "Benjamin."
"J'ai deux autres petits amis de ce nom.
Tu seras le troisième."
"Ami ? C'est trop ! Je suis serviteur."
"Du Seigneur très Haut. Pour Jésus de Nazareth, tu es l'ami. Viens.
Rassemble le troupeau et partons."
574.4 – Jésus se lève et, pendant que
le pastoureau rassemble les chèvres et pousse celles qui sont rétives sur le
chemin du retour, Jésus fait signe aux apôtres, qui avancent sur le sentier
et regardent du côté de Jésus, de venir rapidement. Ils hâtent le pas. Mais
le troupeau est désormais en route et Jésus, tenant le pastoureau par la
main, va vers eux...
"Seigneur ! Tu es devenu pasteur de chevreaux ? Vraiment la Samarie peut
être appelée la chèvre...
Mais Toi..."
"Mais je suis le bon Pasteur et je change aussi les chevreaux en
agneaux. Puis les enfants sont tous des agneaux et celui-ci n'est qu'un peu
plus qu'enfant."
"N'est-ce pas peut-être l'enfant que cet homme hier a emmené si
brutalement ?" dit Matthieu en l'observant.
"Je crois que c'est lui. Était-ce toi ?"
"C'est moi."
"Oh ! Pauvre garçon ! Ton père ne t'aime certainement pas !" dit Pierre.
"Mon maître. Je n'ai pas d'autre père que Dieu."
"Oui. Les disciples de Jean ont instruit son ignorance et réconforté son
cœur, et au bon moment le Père de tous nous a fait rencontrer. Nous allons à
Hennon pour prendre avec nous trois témoins, et puis allons trouver son
maître..." dit Jésus.
"Pour se faire donner l'enfant ? Et où est l'argent ? Marie
a donné les derniers deniers qu'elle avait..." observe Pierre.
"Pas besoin d'argent. Il n'est pas esclave, et on a déjà donné l'argent
pour l'avoir du maître. C'est Isaac qui l'a donné, car l'enfant lui faisait
peine."
"Et pourquoi ne l'a-t-il pas eu ?"
"C'est que nombreux sont ceux qui bafouent Dieu et le prochain. Voici ma
Mère avec les femmes. Allez leur dire qu'elles n'aillent pas plus loin."
Jacques de
Zébédée et André s'en vont en courant, légers comme
des gazelles. Jésus se hâte vers la Mère et les femmes disciples
et les rejoint quand déjà elles savent et observent l'enfant avec pitié.
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199> 574.5 – Ils retournent rapidement vers
Hennon ; ils y entrent. Ils vont, conduits par le garçon, à la maison
d'Éli. C'est un vieillard aux yeux embués par les ans, mais encore vigoureux.
Dans sa jeunesse il devait être robuste comme un chêne de ces régions.
"Éli, le Rabbi de Nazareth me prend
si..."
"Te prend ? Il ne pouvait faire une plus grande bonté. Tu finirais par
devenir mauvais en restant ici. Le cœur s'endurcit quand l'injustice dure
trop. Et elle est trop dure.
Tu l'as trouvé ? Le Très-Haut écoute donc tes pleurs, même s'ils viennent
d'un enfant samaritain. Tu es heureux alors, toi qui, grâce à ton âge,
es délivré de toute chaîne et qui peux suivre la Vérité sans que rien te
retienne de la suivre, pas même la volonté d'un père ou d'une mère. Cela
paraît providentiel maintenant ce qui pendant tant d'années a semblé un
châtiment. Dieu est bon. Mais que veux-tu de moi, pour être venu ici ? Ma
bénédiction ? Je te la donne comme l'Ancien de l'endroit."
"Ta bénédiction, je la veux, car tu es bon. Et puis je suis venu pour
que toi, avec Lévi et Jonas, vous alliez avec le Rabbi trouver mon maître
pour qu'il ne réclame pas d'autre argent."
"Mais, où est le Rabbi ? Je suis vieux et j'y vois bien peu et je ne
reconnais que ceux que je connais beaucoup. Moi, je ne connais pas le
Rabbi."
"Il est ici. Il est devant toi."
"Ici ? Puissance éternelle !"
Le vieillard se lève et il s'incline vers Jésus en disant :
"Pardonne au vieux dont les yeux sont enténébrés. Je te salue car il n'y
a qu'un juste dans tout Israël, et tu es celui-là.
574.6 – Allons. Lévi est dans son
jardin autour de sa cuve, et Jonas est à ses fromages."
Le vieillard se relève. Il est grand comme Jésus, bien que voûté par l'âge.
Il se met en route en tâtant le mur, évitant à l'aide de son bâton les
obstacles du chemin.
Jésus, qui l'a salué par sa paix, le secourt dans un endroit où trois marches
rudimentaires rendent la route dangereuse pour un demi-aveugle. Avant de se
mettre en route, Jésus avait dit aux femmes disciples de l'attendre à cet
endroit. Pendant ce temps, Benjamin va à son bercail.
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200> Le vieillard dit :
"Tu es bon, mais Alexandre est un fauve. C'est
un loup. Je ne sais pas si... Mais je suis assez riche pour te donner ce
qu'il faut d'argent pour Benjamin, si encore Alexandre en veut. Mes enfants
n'ont pas besoin de mon argent. Je suis près du siècle et l'argent ne sert
pas pour l'autre vie. Un acte d'humanité, oui, il a de la valeur..."
"Pourquoi ne l'as-tu pas fait plus tôt ?"
"Ne me fais pas de reproches, Rabbi. Je donnais à manger à l'enfant et
je le réconfortais, pour qu'il ne devienne pas un malfaiteur. Alexandre est
capable de rendre féroce une tourterelle, mais je ne pouvais pas, personne ne
pouvait lui enlever l'enfant. Toi... tu t'en vas loin. Mais nous... nous
restons ici et nous craignons ses vengeances. Un jour, quelqu'un d'Hennon
s'interposa parce que, ivre, il battait à mort l'enfant et lui, je ne sais
pas comment il fit, réussit à empoisonner le troupeau."
"N'est-ce pas mal penser ?"
"Non. Il attendit plusieurs mois. L'hiver, quand les brebis restent
enfermées et il empoisonna l'eau du bassin. Elles burent, elles gonflèrent,
elles moururent toutes. Nous sommes tous bergers ici, et nous avons compris…
Pour en être sûr, on a fait manger de leur viande à un chien et le chien est
mort. Et il y eut quelqu'un qui vit Alexandre entrer furtivement dans
l'enclos... Oh ! C'est un malfaiteur ! Nous le craignons... Cruel, toujours
ivre le soir. Impitoyable avec tous les siens. Maintenant qu'ils sont tous
morts, il torture le garçon."
"Et alors, ne viens pas si..."
"Oh ! non. Je viens. Il faut dire la vérité.
574.7 – Voilà. J'entends le marteau,
c'est Lévi."
Et il l'appelle à haute voix près d'une haie :
"Lévi ! Lévi !"
Un vieillard, qui est moins vieux que le premier, sort dehors en vêtements
courts, un marteau dans la main. Il salue Éli et lui demande :
"Que veux-tu, ami ?"
"J'ai à côté de moi le Rabbi de Galilée. Il est venu pour prendre
Benjamin. Viens, car Alexandre est dans le bois, pour témoigner que lui a
déjà eu l'argent de ce disciple."
"Je viens. On m'a toujours dit que le Rabbi était bon. Maintenant je le
crois. Paix à toi !"
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201> Il dépose le marteau, dit à je ne
sais qui de l'attendre, et il s'en va avec Éli et Jésus.
Ils sont vite arrivés au bercail de Jonas. Ils l'appellent, expliquent...
"Je viens. Toi, commande-t-il à un garçon, avance le travail."
Il s'essuie les mains à un linge qu'il jette sur une pioche et suit Jésus,
après l'avoir salué en même temps que Lévi et Éli.
Jésus parle pendant ce temps avec le vieillard. Il lui dit :
"Tu es un juste, Dieu te donnera la paix."
"Je l'espère. Le Seigneur est juste ! Ce n'est pas ma faute si je suis
né en Samarie..."
"Ce n'est pas ta faute. Dans l'autre vie, il n'y a pas de frontières
pour les justes. Seule la faute dresse une frontière entre le Ciel et
l'Abîme."
"C'est vrai. Comme je te verrais volontiers ! Ta voix est douce, et
douce est ta main pour conduire le vieil aveugle. Douce et forte. Il me
semble que c'est celle de mon fils bien-aimé : Éli, comme moi, fils de
Joseph, mon fils. Si ton aspect est comme ta main, bienheureux qui te
voit."
"Il vaut mieux m'entendre que me voir. Cela rend plus saint
l'esprit."
"C'est vrai. Moi, j'écoute ceux qui parlent de Toi. Mais ils passent
rarement...
574.8 – Mais cela n'est-il pas un
bruit de hache sur les troncs ?"
"Si."
"Alors... Alexandre est près d'ici... Appelle-le."
"Oui. Vous, restez ici. Si je puis faire seul, je ne vous appellerai
pas. Ne vous montrez pas si je ne vous appelle pas."
Il avance et appelle à haute voix.
"Qui me veut ? Qui es-tu ?" dit un homme âgé, très
robuste, au profil dur, avec une poitrine et des membres de lutteur. Un coup
de ces mains doit être comme un brutal coup de massue.
"C'est Moi, un inconnu qui te connaît. Je viens prendre ce qui
m'appartient."
"À Toi ? Ah ! Ah ! Qu'est-ce qui est à toi dans mon bois ?"
"Rien dans le bois. Dans ta maison, il y a Benjamin."
"Tu es fou ! Benjamin est mon serviteur."
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202> "Et ton parent. Et toi, tu es
son geôlier. Un de mes envoyés t'a donné, pour avoir l'enfant, l'argent que
tu demandais. Toi, tu as pris l'argent et gardé l'enfant. Mon envoyé, homme
de paix, n'a pas réagi. Je viens au nom de la justice."
"Ton envoyé a dû boire l'argent. Moi, je n'ai rien eu, et je garde
Benjamin. Je l'aime bien."
"Non. Tu le hais. Ce que tu aimes, c'est le profit dont tu ne lui donnes
rien. Ne mens pas. Dieu punit les menteurs."
"Moi, je n'ai pas eu d'argent. Si tu as parlé avec mon serviteur, sache
que c'est un rusé menteur. Et moi je le frapperai, puisqu'il me calomnie.
Adieu !"
Il tourne le dos à Jésus et va s'éloigner.
"Attention, Alexandre, que Dieu est présent. Ne défie pas sa
bonté."
"Dieu ! Est-Il par hasard chargé de protéger mes intérêts, Dieu ? C'est
à moi seul de sauvegarder mes intérêts, et je m'en charge."
"Gare à toi !"
574.9 – "Mais qui es-tu,
misérable galiléen ? Comment te permets-tu de me faire des reproches ? Moi,
je ne te connais pas."
"Tu me connais : je suis le Rabbi de Galilée, et..."
"Ah ! oui ! Et tu crois me faire peur ? Je ne crains ni Dieu ni
Belzébuth, moi, et tu veux que je te craigne, Toi ? Un fou ? Va, va !
Laisse-moi travailler. Va-t'en, te dis-je. Ne me regarde pas. Crois-tu que
tes yeux puissent me faire peur ? Que veux-tu voir ?"
"Tes crimes non, car je les connais tous. Tous. Même ceux que
personne ne connaît. Mais je veux voir si tu ne comprends même pas que cette
heure est la dernière que te donne la miséricorde de Dieu pour te repentir.
Je veux voir si le remords ne se lève pas pour fendre ton cœur de pierre,
si..."
L'homme, qui a sa hache dans les mains, la lance vers Jésus qui se penche
rapidement. La hache fait un arc au-dessus de sa tête et va frapper un jeune
chêne vert qui se trouve coupé net et tombe avec un grand bruit de feuillage
et un frémissement d'ailes d'oiseaux épouvantés.
574.10 – Les trois autres, cachés à peu
de distance, sortent en criant, craignant que Jésus aussi ait été frappé, et
celui qui ne voit pas crie :
"Oh ! y voir ! Voir si Lui est réellement sans blessure ! Pour cela
seulement y voir, ô Dieu éternel !"
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203> Et sourd à toutes les assurances des
autres, il avance à l'aveuglette car il a perdu son bâton et il veut toucher
Jésus, pour se rendre compte s'il ne saigne pas en quelque partie du corps,
et il gémit :
"Un clair rayon de lumière, et puis les ténèbres. Mais voir, voir, sans
ce voile qui me permet à peine de deviner les obstacles..."
"Je n'ai rien, père, touche-moi" dit Jésus en le touchant et en se
faisant toucher.
Pendant ce temps les autres adressent au brutal
de dures paroles et lui reprochent ses coups et ses mensonges. N'ayant plus
sa hache, il sort un couteau et il s'avance pour frapper, en blasphémant
Dieu, en se moquant de l'aveugle, en menaçant les autres, vraiment semblable
à un fauve furieux. Mais il chancelle, s'arrête, laisse tomber le poignard,
se frotte les yeux, les ouvre, les ferme, puis il pousse un cri terrifiant :
"Je n'y vois plus ! À l'aide ! Mes yeux... Les ténèbres... Qui me sauve
?"
Les autres crient aussi, de stupeur. Et même ils se moquent de lui en
disant :
"Dieu t'a entendu."
En effet, parmi ses blasphèmes, il y avait ceci :
"Que Dieu m'aveugle si je mens et si j'ai péché, Et que je m'aveugle
plutôt que d'adorer un fou nazaréen ! En ce qui vous concerne, je me
vengerai, et je briserai Benjamin comme cet arbuste..."
Et ils se moquent de lui en disant :
"Maintenant venge-toi..."
"Ne soyez pas comme lui, ne haïssez pas" conseille Jésus.
Et il caresse le vieillard qui ne se préoccupe de rien autre que de la
sauvegarde de Jésus et Jésus, pour le rassurer, lui dit :
"Lève le visage ! Regarde !"
Le miracle s'accomplit. Comme là-bas, pour le brutal,
les ténèbres ; de même, ici, pour le juste, la lumière. Et c'est un cri
différent, bienheureux, qui s'élève sous les arbres robustes :
"J'y vois ! Mes yeux ! La lumière ! Béni sois-tu !"
Et le vieillard fixe Jésus avec des yeux qui rayonnent d'une nouvelle vie et
puis il se prosterne pour baiser ses pieds.
"Allons, nous deux. Vous, vous reconduirez à Hennon ce malheureux. Et
ayez pitié car Dieu l'a déjà puni. Et Dieu suffit. Que l'homme soit bon pour
tout malheur."
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204> "Prends pour toi l'enfant, les
brebis, le bois, la maison, l'argent. Mais rends-moi la vue. Je ne peux
rester ainsi."
"Je ne puis. Je te laisse tout ce par quoi tu es devenu pécheur. Je
prends avec Moi l'innocent car il a déjà souffert le martyre. Que dans les
ténèbres ton âme puisse s'ouvrir à la Lumière."
574.11 – Jésus salue Lévi et Jonas, et
descend rapidement avec le vieillard qui paraît rajeuni et qui, arrivé aux
premières maisons, crie sa joie... Hennon toute entière est en émoi...
Jésus se fraie un passage, va trouver le pastoureau qui est près des apôtres,
et lui dit :
"Viens ! Partons, car on nous attend à Tersa."
"Libre ? Libre ? Avec Toi ? Oh ! Je n'y croyais pas ! Je salue Éli. Et
les autres ?"
Le garçon est agité...
Éli l'embrasse, le bénit et lui dit :
"Et pardonne au malheureux."
"Pourquoi ? Pardonner, oui. Mais pourquoi malheureux ?"
"Parce qu'il a blasphémé le Seigneur et la lumière s'est éteinte dans
ses yeux. Personne de nous ne le pourra plus craindre. Il est dans les
ténèbres et l'infirmité. Redoutable puissance de Dieu … !"
Le vieillard paraît un prophète inspiré, ainsi, les bras levés, tourné vers
le ciel, pensant à ce qu'il a vu.
Jésus le salue et fend la petite foule agitée. Il s'en va et à sa suite s'en
vont les apôtres et les femmes disciples, et Benjamin s'en va, salué par les
femmes qui veulent donner au préféré du Seigneur un gage de leur affection :
un fruit, une bourse, un pain, un vêtement, ce qu'elles trouvent sur place.
Et lui, heureux, les salue, les remercie et leur dit :
"Toujours bonnes avec moi ! Je m'en souviendrai. Je prierai pour vous.
Envoyez vos fils au Seigneur. Il est beau d'être avec Lui. Il est la Vie.
Adieu ! Adieu … !"
574.12 – Ils ont dépassé Hennon. Ils
descendent vers le Jourdain : vers la plaine de la vallée du Jourdain, vers
de nouveaux événements, encore inconnus...
Mais l'enfant ne se tourne pas pour regarder. Il ne commente pas. Il ne pense
pas. Il ne soupire pas. Il sourit. Il regarde Jésus, là-bas, tout en avant,
vrai Berger suivi de son troupeau, du troupeau dans lequel il est maintenant
lui aussi, le pauvre enfant... et à l'improviste, il chante, à gorge
déployée...
Les apôtres sourient en disant :
"Le garçon est heureux."
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205> Les femmes sourient en disant :
"L'oiseau prisonnier a retrouvé la liberté et son nid."
Jésus sourit, en se tournant pour le regarder, et son sourire, comme
toujours, parait rendre tout plus lumineux et il l'appelle en disant :
"Viens ici, agnelet de Dieu. Je veux t'enseigner un beau chant."
Et, suivi par les autres, il entonne le psaume :
"Le Seigneur est mon Berger. Il ne me manquera rien. Il m'a mis dans un
lieu d'abondants pâturages"
et cætera. La voix très belle de Jésus se répand à travers la campagne
fertile, l'emporte sur les autres, même sur les meilleures, tant elle exprime
puissamment sa joie.
574.13 – "Il est heureux, ton
Fils, Marie" dit Marie d'Alphée.
"Oui. Il est heureux. Il a encore quelques joies..."
"Aucun voyage n'est sans fruit. Il passe en répandant les grâces, et
toujours il y a quelqu'un qui rencontre vraiment le Sauveur. Te souviens-tu
de ce soir-là à Bethléem de
Galilée ?"
demande Marie de Magdala.
"Oui. Mais je ne voudrais pas me rappeler ces lépreux et cet
aveugle..."
"Tu pardonnerais toujours. Tu es tellement bonne ! Mais la justice aussi
est nécessaire" observe Marie Salomé.
"Elle est nécessaire, mais heureusement pour nous que la miséricorde est
plus grande" dit encore Marie de Magdala.
"Toi, tu peux le dire. Mais Marie..." répond Jeanne.
"Marie ne veut que le pardon, bien qu'elle-même n'ait pas besoin de
pardon. N'est-ce pas, Marie ?" dit Suzanne.
"Je ne voudrais que le pardon, oui. Cela seulement. Être mauvais doit
être déjà une terrible souffrance..." Elle soupire en le disant.
"Tu pardonnerais à tous, à tous vraiment ? Mais serait-ce juste de le
faire ? Il y a des obstinés dans le mal qui empêchent tout pardon en s'en
moquant comme d'une faiblesse" dit Marthe.
"Je pardonnerais. Pour moi, je pardonnerais. Non par sottise, mais parce
que je vois en toute âme un petit enfant plus ou moins bon. Comme un fils...
Une mère pardonne toujours... même si elle dit : "La justice veut un
juste châtiment".
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206> Oh ! si une mère pouvait mourir
pour engendrer un cœur nouveau, bon, pour le fils mauvais, croyez-vous qu'elle
ne le ferait pas ? Mais cela ne se peut. Il y a des cœurs qui repoussent
toute aide... Et je pense qu'à eux aussi la pitié doit donner le pardon. Car
il est déjà si grand le poids qu'ils ont sur le cœur : de leurs fautes, de la
rigueur de Dieu... Oh ! pardonnons, pardonnons aux coupables... Et plût à
Dieu accueillir notre pardon absolu pour diminuer leur dette..."
"Mais pourquoi pleures-tu toujours, Marie ? Même maintenant que ton Fils
a une heure de joie !" se plaint Marie d'Alphée.
"Cela n'a pas été toute joie car le coupable ne s'est pas repenti. Jésus
est dans une joie complète quand il peut racheter..."
Qui sait pourquoi Nikê,
qui n'a jamais parlé, dit à l'improviste :
"D'ici peu, nous serons de nouveau avec Judas de Kérioth."
Les femmes se regardent comme si cette simple phrase était une chose
extraordinaire, comme si derrière elle se cachait je ne sais quelle grande
chose. Mais aucune ne dit mot.
574.14 – Jésus s'est arrêté dans une
très belle oliveraie. Tous s'arrêtent. Jésus bénit la nourriture et la
partage et puis il la répartit.
Benjamin regarde et range ce qu'on lui a donné : vêtements trop longs ou trop
larges, sandales qui ne lui vont pas, amandes encore dans leur enveloppe, les
dernières noix, un petit fromage, quelques pommes ridées, un coutelas. Il est
heureux de son trésor. Il veut offrir les aliments, et il plie les vêtements
en disant :
"Je mettrai le plus beau pour Pâque."
Marie d'Alphée
promet :
"À Béthanie,
je te remettrai tout en ordre. En attendant, laisse-le dehors. À Tersa, il y
aura de l'eau pour le rafraîchir et plus loin il y aura du fil pour le mettre
aux mesures. Pour les sandales, ensuite... je ne sais comment faire."
"On va les donner au premier pauvre que l'on rencontre si elles vont à
son pied et, à Tersa,
on va en acheter une paire de neuves" dit tranquillement Marie de
Magdala.
"Avec quel argent, ma sœur ?" lui demande Marthe.
"Ah ! c'est vrai ! Nous n'avons plus une piécette... Mais Judas a de
l'argent... Ainsi chaussé, Benjamin ne peut faire une longue route. Et puis,
le pauvre enfant ! Son âme a eu une grande joie, mais son humanité aussi doit
avoir un sourire... Certaines choses font plaisir."
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207> Suzanne, jeune et de bonne humeur,
lui dit en riant :
"Tu parles comme si tu savais par expérience qu'une paire de sandales
neuves fait la joie de qui n'en a jamais possédées de pareilles !"
"C'est vrai. Mais c'est parce que, en effet, je sais comment peut faire
plaisir un vêtement sec quand on est trempé, et un vêtement frais quand on
n'en a qu'un. Moi, je me souviens..."
Et elle penche la tête sur l'épaule de Marie très Sainte en disant :
"Tu te rappelles, Ô Mère ?"
Et elle l'embrasse avec tendresse.
574.15 – Jésus donne l'ordre de partir
pour être à Tersa avant le
soir :
"Ils vont s'inquiéter les deux qui ne sont pas au courant..."
"Veux-tu que l'on aille en avant pour leur dire que tu arrives ?"
propose Jacques
d'Alphée.
"Oui. Allez tous, sauf Jean
et Jacques
et mon frère Jude.
Tersa n'est pas loin désormais... Allez donc. Cherchez Judas et Élise et préparez en même temps les
places pour nous, car ayant tant tardé et ayant les femmes avec nous, il est
bien d'y passer la nuit... Nous vous suivrons pendant ce temps. Faites en
sorte qu'on vous trouve aux premières maisons..."
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