Le samedi 26 août
1944
31> 5.1 – Je vois Anne qui sort du
jardin potager. Elle s'appuie au bras d'une parente, sûrement, parce qu'elle
lui ressemble. Elle est très grosse et paraît fatiguée peut-être aussi du
fait de la chaleur, toute pareille à celle qui m'accable.
Bien que le jardin soit ombragé, pourtant l'air est brûlant, accablant. Un
air à couper au couteau comme une pâte molle et chaude; tellement il est
lourd, sous un ciel impitoyablement azuré, que la poussière en suspension
dans l'air assombrit légèrement. Depuis longtemps ce doit être la sécheresse,
parce que la terre, là où elle n'est pas arrosée, est littéralement réduite
en une très fine poussière presque blanche, d'un blanc qui tend légèrement
vers le rose sale tandis qu'elle est marron rouge foncé, à cause de
l'arrosage, au pied des plantes ou le long des plates-bandes où poussent des
rangs de légumes et autour des rosiers, des jasmins et autres fleurs et
fleurettes, qui se trouvent surtout devant et en bordure d'une belle tonnelle
qui coupe en deux le verger jusqu'au commencement des champs , dont les avoines sont récoltées. Même l'herbe
du pré qui marque l'extrémité de la propriété est sèche et rase. À la limite
seulement, là où se trouve une haie d'aubépine sauvage déjà toute constellée
des rubis de ses petits fruits , l'herbe est plus verte et épaisse, et là, à la
recherche de pâture et d'ombre, il y a des brebis avec un petit berger.
Joachim est autour des rangées de légumes et d'oliviers.
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32> Il a avec lui deux hommes pour l'aider. Mais, malgré
son âge, il est alerte et travaille avec goût. Ils sont en train d'ouvrir de
petites rigoles aux limites d'un champ pour donner de l'eau aux plantes
assoiffées. Et l'eau se fraye un chemin en bouillonnant à travers l'herbe et
la terre sèche, et forme des boucles qui pendant un moment ont l'aspect d'un
cristal jaunâtre cet puis ils ne sont plus que des cercles obscurs de terre
humide, autour des pieds de vigne et des oliviers lourdement chargés.
À travers la tonnelle ombragée sous laquelle des abeilles d'or bourdonnent,
avides du suc des grains blonds du raisin, lentement Anne se dirige vers
Joachim qui l'apercevant se hâte d'aller à sa rencontre.
"Tu es venue jusqu'ici ?"
"La maison est chaude comme un four."
"Et tu en souffres."
"L'unique souffrance de mes derniers moments de grossesse. C'est la
souffrance de tous : hommes et bêtes. Ne reste pas trop à la chaleur,
Joachim."
"L'eau qu'on espère depuis si longtemps et qui depuis trois jours
semblait être proche, n'est pas encore venue, et la campagne brûle.
Heureusement qu'il y a pour nous la source au débit si abondant . J'ai ouvert des canaux d'arrosage : faible
soulagement pour les plantes dont les feuilles sont fanées et couvertes de
poussière, mais ce n'est que pour les empêcher de mourir. S'il pouvait
pleuvoir !..." Joachim, avec l'angoisse de tous les cultivateurs,
scrute le ciel, pendant qu'Anne s'évente avec un éventail qui semble fait
d'une feuille sèche de palmier entrelacée de fils multicolores qui la
tiennent rigide.
La parente dit :
"Là-bas, au-delà du Grand Hermon, surgissent des nuages rapides . Le vent vient du nord, il rafraîchira et peut-être
donnera de l'eau."
"Cela fait trois jours qu'il se lève et qu'il tombe au lever de la lune.
Ce sera encore la même chose."
Joachim est découragé.
"Retournons à la maison, dit Anne. Ici aussi on a du mal à respirer, et
puis je pense qu'il vaut mieux revenir..."
Elle semble encore plus olivâtre à cause d'une pâleur qui a envahi son
visage.
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33> 5.2 – "Tu souffres ?"
"Non, mais j'éprouve cette grande paix que j'ai éprouvée au Temple quand
me fut faite la grâce et que j'ai ressentie aussi quand j'ai su que j'allais
être mère. C'est comme une extase. Une douce somnolence corporelle pendant
que l'esprit jubile et s'apaise en une paix à laquelle rien n'est humainement
comparable. Je t'ai aimé, Joachim, et quand je suis entrée dans ta maison et
que je me suis dit : "Je suis l'épouse d'un homme juste", j'ai
eu un sentiment de paix et de même toutes les fois que ton amour prévoyant
prenait soin de ton Anne. Mais cette paix que j'éprouve, ce n'est pas la même
chose. Vois : je crois que c'est une paix comme celle qui, à la manière de
l'huile qui suavement s'étend, devait envahir l'esprit de Jacob notre père
après son songe des anges
et, mieux encore, semblable à la paix délicieuse des deux Tobie quand Raphaël
se manifesta à eux .
Elle me pénètre profondément, et à mesure que je la goûte elle grandit de
plus en plus.
C'est comme si je m'élevais dans les espaces azurés du ciel... et, je ne sais
pourquoi, depuis l'instant où j'ai cette paisible joie au cœur, un cantique
naît en mon cœur : celui de Tobie .
il me semble qu'il a été écrit pour cette heure... pour cette joie... pour la
terre d'Israël qui la reçoit... pour Jérusalem pécheresse et maintenant
pardonnée... mais... - ne riez pas des délires d'une mère - mais quand je
dis : "Remercie le Seigneur pour les biens qu'Il t'a accordés et bénis
l'Éternel pour qu'il reconstruise en toi son Tabernacle", je pense que
celui qui reconstruira en Jérusalem le Tabernacle du Vrai Dieu ce sera cette
créature qui va naître ...
et je pense encore que ce n'est plus de la cité sainte, mais de l'être qui va
naître de moi que le destin a prophétisé quand le cantique dit :
"Tu brilleras d'une lumière éclatante, tous les peuples de la terre se
prosterneront devant toi, les nations viendront vers toi pour t'apporter des
présents, ils adoreront en toi le Seigneur et garderont ta terre comme une
terre sainte parce que, en toi, elles invoqueront le Grand Nom .
Tu seras heureuse en tes fils, parce que tous seront
bénis et se réuniront près du Seigneur .
Heureux ceux qui t'aiment et jouissent de ta paix !...". Et la
première à en jouir c'est moi, sa bienheureuse mère..."
Anne change de couleur en disant ces paroles et resplendit comme un être qui
passe de lumière lunaire à un grand feu et vice versa. Des douces larmes
coulent le long de ses joues. Elle ne les remarque pas et sourit à son
bonheur et tout en parlant elle se dirige vers la maison entre son époux et
sa parente, qui l'écoutent silencieusement, saisis par l'émotion.
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34> 5.3 – Ils se hâtent, parce que les
nuages poussés par un vent violent courent et s'accumulent à travers le ciel,
et la plaine s'assombrit et s'agite annonçant la tempête. Quand ils arrivent
au seuil de la maison, un premier éclair bleuâtre déchire le ciel et la rumeur
d'un premier coup de tonnerre rappelle le roulement d'une énorme grosse
caisse qui se mêle au bruissement des premières gouttes sur les feuilles
brûlées.
Tout le monde rentre et Anne se retire pendant que Joachim, rejoint par ses
aides, parle, sur le seuil, de l'eau tant attendue qui est bénédiction pour
la terre desséchée. Mais la joie fait place à la crainte parce qu'il s'élève
une effroyable tempête qu’accompagnent les éclairs et des nuages chargés de
grêle. "Si la nuée se déchire, le raisin et les olives seront broyés
comme sous la meule. Malheur pour nous !"
Une autre angoisse saisit ensuite Joachim, pour son épouse pour qui le moment
est venu d'accoucher. La parente lui donne la nouvelle rassurante
qu'Anne ne souffre pas du tout .
Mais lui est troublé. La parente ou d'autres femmes, et parmi elles la mère
d'Alphée, sortent de l'appartement d'Anne
pour revenir ensuite avec des bassins d'eau chaude et des linges séchés à la
flamme du feu, qui jaillit joyeux et splendide du foyer au milieu de
la grande cuisine, et à chacune Joachim demande des nouvelles et ne se
tranquillise pas à leurs déclarations. Même l'absence de cris de la part
d'Anne le préoccupe. Il dit :
"Je suis un homme et n'ai jamais assisté à un enfantement, mais je me
souviens avoir entendu dire que l'absence de douleurs est un très mauvais
signe."
La nuit arrive, avancée par la tempête qui est d'une extraordinaire violence.
Torrents d'eau, vent, éclairs, tout à la fois, sauf la grêle qui est allée
s'abattre ailleurs.
Un des garçons
remarque cette violence et déclare :
"On dirait que Satan est sorti de la Géhenne
avec tous ses diables. Regarde ces nuées noires ! Sens l'odeur de soufre
répandue dans l'air, ces sifflements sinistres, ces cris de lamentation et de
malédiction. Si c'est lui, il est furieux ce soir !"
L'autre garçon rit et répond :
"Une grande proie lui aura échappé, ou bien Michel l'a frappé d'un coup
de foudre de Dieu
et il en a les cornes et la queue tranchées et brûlées."
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35> Passe en courant une femme et elle
crie :
"Joachim, il va naître ! Et tout a été aisé et heureux !"
et elle disparaît avec une petite amphore dans les mains.
5.4 – La tempête tombe tout d'un
coup, après un dernier coup de foudre si violent qu'il lance contre le mur
les trois hommes; et sur le devant de la maison, dans le sol du jardin, il en
reste en souvenir un trou noir et fumant. Cependant un vagissement, qui
semble être la plainte d'une tourterelle qui pour la première fois ne
criaille plus mais roucoule, traverse la porte de la chambre d'Anne, en même
temps un gigantesque arc-en-ciel déploie son demi-cercle sur toute t'étendue
du ciel. Il sort, ou du moins paraît sortir, de la cime de l'Hermon qui,
baisée par un coup de soleil, semble d'une couleur d'albâtre d'un blanc rose
des plus délicats. Il s'élève jusqu'au très clair ciel de septembre
et, passant par des espaces purifiés de toute souillure, survole les collines
de la Galilée et de la plaine qui apparaît au sud entre deux figuiers et
encore une autre montagne, et semble poser son extrémité au bout de
l'horizon, là où une chaîne de montagnes abruptes arrête totalement la vue .
"Quel spectacle jamais vu !"
"Regardez ! Regardez !"
"Il semble qu'il encercle toute la terre d'Israël, et déjà, mais
regardez, voilà une étoile alors que le soleil n'est
pas encore disparu. Quelle étoile ! Elle brille comme un énorme
diamant !..."
"Et la lune, voilà. C'est la pleine lune alors qu'il manque encore trois
jours pour y arriver. Mais regardez quelle splendeur !"
5.5 – Les femmes surviennent
joyeuses avec un poupon rose dans un linge tout blanc.
C'est Marie,
la Maman ! Une Marie toute petite qui pourrait dormir entre les deux
bras d'un enfant. Une Marie pas plus longue que le bras, une petite tête
d'ivoire teinté légèrement de rose et des petites lèvres de carmin qui déjà
ne pleurent plus mais esquissent l'instinctive succion, mais si petites qu'on
ne voit pas comment elles pourront faire pour saisir l'extrémité du sein, un
petit bout de nez entre deux joues arrondies et, quand avec une sensation lui
font ouvrir ses petits yeux, deux morceaux de ciel, deux points innocents qui
ont la couleur de l'azur, qui regardent, sans voir, entre des cils si fins et
d'un blond presque rose à force d'être blond. Même les petits cheveux sur la
tête ronde ont la teinte rose blonde de certains miels blancs.
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36> Pour oreilles, deux petites
coquilles rosées et transparentes, parfaites. Et comme mains... qu'est-ce que
ces deux petites choses qui s'agitent en l'air et vont vers la bouche ?
Elles sont fermées maintenant comme deux boutons de rose mousse qui ont fendu
les sépales verts et présentent leur soie de rose pâle ; et ouvertes on
les dirait deux joyaux d'ivoire ou d'albâtre à peine rosée avec cinq ongles
grenat clair. Comment feront-elles ces mains pour essuyer tant de larmes ?
Et les pieds, où sont-ils ? Pour l'instant, ce ne sont que de petits
petons enfuis dans les langes de lin. Mais voilà que la parente
s'assied et les découvre. Oh ! les petits pieds ! Quatre
centimètres, et leur plante c'est une coquille couleur de corail, le dessus
c'est encore une coquille comme de la neige veinée d'azur. Les doigts sont
des chefs-d’œuvre de sculpture lilliputienne couronnés aussi de petites
écailles grenat clair. Mais, comment trouvera-t-on des sandalettes quand ces
petits pieds de poupée feront leurs premiers pas, ces pieds si petits qu'on
se demande comment peuvent-ils permettre de rester debout ? Et comment
feront-ils ces petits pieds pour faire un si dur
chemin et soutenir tant de douleur sous une croix ?
Mais maintenant, cela ne se sait pas, et on rit et sourit en regardant
s'agiter et se démener de belles jambettes, des cuisses en miniature qui
toutes grassouillettes forment avec le petit ventre des fossettes et des
replis, une nuque qui surgit d'une petite poitrine parfaite. Sous la soie
très blanche on voit le mouvement de la respiration et si, comme le père
heureux, on applique la bouche pour la baiser, en entend battre un petit cœur
...un petit cœur qui est le plus beau que la terre ait possédé au cours des
siècles : l'unique cœur humain immaculé.
Et le dos ? Voici qu'on la retourne et qu'on voit la courbure des reins,
puis les épaules grassouillettes et la nuque rose. Mais voici : la
petite tête se dresse sur l'arc des vertèbres et on dirait la tête d'un
oiseau qui regarde autour de lui le monde nouveau qu'elle découvre. Elle
pousse un petit cri pour protester qu'on la montre ainsi, elle la pure, la
chaste, aux yeux de bien des personnes, elle qu'on ne verra plus jamais nue,
la Toute Vierge, la Sainte et Immaculée. Couvrez, Couvrez ce bouton de lys
qui ne s'ouvrira jamais sur la terre et qui donnera sa Fleur encore plus
belle qu'elle, tout en restant un bourgeon.
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37> Ce n'est qu'au Ciel que le lys du
Dieu Trine ouvrira tous ses pétales, parce que là-haut il n'y a pas la
poussière des fautes qui pourrait involontairement profaner cette candeur.
Parce que là-haut on aura à accueillir, à la vue du Ciel entier, Celui qui
maintenant, sous peu d'années, caché dans un cœur sans tache, habitera en
Elle : Père, Fils, Époux.
La voilà de nouveau entre les linges et dans les bras de son père de la
terre, à qui elle ressemble. Pas maintenant. Maintenant elle n'est qu'une
ébauche d'être humain. Je veux dire qu'elle lui ressemblera devenue femme. De
la mère, elle n'a rien. Du père le teint et la couleur des yeux et aussi des
cheveux qui, blanchis maintenant, étaient assurément blonds, comme
l'indiquent les sourcils. Du père, les traits, plus parfaits et plus affinés
parce que c'est une femme, et cette Femme ! Du père, le sourire et le
regard, les gestes et la taille. En pensant à Jésus, comme je le vois, je
trouve qu'Anne a donné sa taille à son Petit-fils et la couleur plus ivoire
foncé de la peau. Marie n'a pas la prestance d'Anne - un palmier élevé et
souple - mais la gentillesse du père.
5.6 – Les femmes parlent encore de
la tempête et du prodige de la lune, de l'étoile,
du gigantesque arc-en-ciel, pendant qu'avec Joachim elles entrent dans la
chambre de l'heureuse mère et lui remettent la petite créature.
Anne sourit à sa pensée :
"C'est l'Étoile, dit-elle. Son signe est dans le ciel. Marie, arc-en-ciel
de la paix ! Marie, mon étoile ! Marie, lune brillante !
Marie, notre perle !"
"Tu l'appelle Marie ?"
"Oui. Marie, étoile, perle, lumière, paix..."
"Mais ce nom veut dire aussi amertume... Ne crains-tu pas qu'il lui
porte malheur ?"
"Dieu est avec elle. Elle est à Lui avant d'exister. Il la conduira par
ses chemins et toute amertume se transformera en un miel paradisiaque.
Maintenant, tu es chez ta maman... encore un peu de temps avant d'être toute
à Dieu..."
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