Vision du mercredi 31 mai 1944
165/166> 26.1 – Après
cinquante-trois jours, la Maman recommence à se manifester avec cette vision
qu'Elle me dit de noter dans ce livre. La joie renaît en moi, parce que voir
Marie, c'est posséder la joie.
26.2 – Je vois donc le petit jardin
de Nazareth. Marie
file à l'ombre d'un pommier à la frondaison touffue et surchargé de fruits
qui commencent à rougir. On dirait des joues d'enfants arrondies et
rosées.
Mais Marie n'a pas ces belles couleurs. Le teint que ses joues avaient à
Hébron a disparu. Le visage est pâle comme de l'ivoire. Seules les lèvres y
dessinent une courbe de pâle corail. Sous les paupières abaissées, deux
ombres obscures, et le bord des yeux est gonflé comme après des pleurs. Je ne
vois pas les yeux, parce qu'elle a la tête plutôt inclinée, attentive à son
travail, et plus encore à des pensées attristantes car je l'entends soupirer
comme quelqu'un qui souffre douloureusement dans son cœur. Elle est toute
habillée de blanc, de vêtements de lin blancs parce qu'il fait très chaud,
bien que la fraîcheur encore intacte des fleurs me dise que c'est le matin.
Elle a la tête découverte et le soleil qui joue avec le feuillage du pommier,
remué par un vent très léger, et qui filtre en faisant des raies de lumière
sur la terre brune des parterres, dessine des ronds lumineux sur sa tête
blonde et sur les cheveux qui ont des reflets d'or pur.
De la maison ne vient aucun bruit, ni non plus du voisinage. On entend le
murmure d'un filet d'eau qui coule dans une vasque au fond du jardin.
26.3 – Marie sursaute en entendant un
coup frappé résolument à la porte extérieure de la maison. Elle pose sa
quenouille et son fuseau et se lève pour aller ouvrir. Bien que son habit
soit souple et ample, elle n'arrive pas à cacher complètement la rondeur du
bassin.
Elle se trouve en face de Joseph. Elle pâlit jusqu'aux lèvres. En ce
moment son visage semble une hostie tant il est exsangue. Marie regarde d'un
œil qui interroge avec tristesse. Le regard de Joseph paraît suppliant. Ils
gardent le silence, en se regardant. Puis Marie ouvre la bouche :
"À cette heure, Joseph ? As-tu besoin de quelque chose ? Que
veux-tu me dire ? Viens."
Joseph entre et ferme la porte. Il ne parle pas encore.
"Parle Joseph, qu'est-ce que tu veux ?"
"Ton pardon."
Joseph s'incline comme s'il voulait s'agenouiller. Mais Marie, toujours si
réservée pour le toucher, le prend résolument par les épaules et l'en
empêche.
La couleur va et vient sur le visage de Marie, tantôt rouge, tantôt pâle
comme il était avant.
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de page.
166> "Mon pardon ? Je n'ai
rien à te pardonner, Joseph. Je n'ai qu’à te remercier encore de tout ce que
tu as fait ici en mon absence et pour l'amour que tu me portes."
Joseph la regarde et je vois deux grosses larmes qui se forment dans la
cavité de son œil profond. Elles restent comme sur le bord d'un vase et puis
roulent sur les joues et sur la barbe.
"Pardon, Marie. J'ai manqué de confiance. Maintenant, je sais.
Je suis indigne d'avoir un tel trésor. J'ai manqué de charité. Je t'ai
accusée en mon cœur. Je t'ai accusée sans justice puisque je ne t'avais pas demandé
de me dire la vérité. J'ai failli envers la Loi de Dieu en ne t'aimant pas
comme je me serais aimé..."
"Oh ! non ! Tu n'as pas manqué !"
"Oui, Marie. Si j'avais été accusé d'un pareil crime, je me serais
défendu. Toi... Je ne t'ai pas permis de te défendre, puisque j'allais
prendre une décision sans t'interroger. Je t'ai manqué en t'offensant par un
soupçon. Rien. qu'un soupçon, c'est une offense, Marie. Qui soupçonne
méconnaît. Je ne t'ai pas connue comme je le devais. Mais pour la douleur que
j'ai soufferte... trois journées de supplice, pardonne-moi, Marie."
"Je n'ai rien à te pardonner. Mais plutôt je te demande pardon de la
douleur que je t'ai causée."
"Oh ! oui, quelle douleur ç'a été ! Quelle douleur !
Regarde, Ce matin, on m'a dit que j'avais des cheveux blancs sur les tempes
et des rides sur le visage, Plus de dix ans de vie se sont écoulés en ces
jours.
26.4 – Mais pourquoi, Marie, as-tu été
humble au point de me cacher à moi, ton époux, ta gloire, et permettre que je
te soupçonne ?"
Joseph n'est pas à genoux, mais il est tellement courbé que
c'est tout comme, et Marie pose sur sa tête sa petite main en souriant. Il
semble qu'elle l'absolve. Elle dit :
"Si mon humilité n'avait pas été parfaite, je n'aurais pas mérité de
concevoir Celui qu'on attendait. Celui qui vient annuler la faute d'orgueil
qui a ruiné l'homme. Et puis j'ai obéi... Dieu m'a demandé cette obéissance.
Elle m'a coûté tellement... pour toi, pour la douleur que tu en éprouverais.
Mais je n'avais qu'à obéir. Je suis la servante de Dieu et les serviteurs ne
discutent pas les ordres qu'ils reçoivent. Ils les exécutent, Joseph, même
s'ils leur font pleurer du sang."
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167> Marie pleure doucement en disant
cela. Si doucement que Joseph tout courbé ne s'en aperçoit que quand une
larme tombe à terre.
Alors il redresse la tête et - c'est la première fois que je le vois faire
cela - il serre les petites mains de Marie dans ses mains fortes et hâlées et
baise l'extrémité de ces doigts délicats qui sortent comme des boutons de
pêcher de l'étreinte des mains de Joseph.
26.5 – "Maintenant il faut
pourvoir, parce que..."
Joseph n'ajoute rien, mais regarde le corps de Marie, qui s'assied tout de suite,
pour ne pas rester ainsi exposée au regard qui se pose sur elle. "Il
faudra faire vite. Je viendrai ici. Nous accomplirons le mariage... La
semaine prochaine, ça va… ?"
"Tout ce que tu fais est bien Joseph. Tu es le chef de la maison moi, je
suis ta servante."
"Non, c'est moi qui suis ton serviteur. Je suis le bienheureux serviteur
de mon Seigneur qui grandit en ton sein. Toi, tu es la bénie entre toutes les
femmes d'Israël. Ce soir, je préviendrai les parents. Et après... quand je
serai ici, nous travaillerons pour préparer tout à sa venue... Oh !
comment pourrai-je recevoir dans ma maison mon Dieu ? Dans mes bras
Dieu ? J'en mourrai de joie !... Je ne pourrai jamais oser le
toucher !…"
"Tu le pourras, comme moi je le pourrai, avec la grâce de Dieu."
"Mais toi, c'est toi. Moi, je suis un pauvre homme, le plus
pauvre des fils de Dieu ! ..."
"Jésus
vient pour nous qui sommes pauvres, pour nous faire riches en Dieu. Il vient
vers nous deux, parce que nous sommes les plus pauvres et que nous le
reconnaissons. Réjouis-toi, Joseph. La race de David a le Roi qu'elle
attendait et notre maison devient plus fastueuse que le palais royal de
Salomon, car ici il y aura le Ciel et nous partagerons avec Dieu le
secret de paix que plus tard les hommes apprendront. Il grandira parmi nous
et nos bras seront un berceau pour le Rédempteur qui grandit, et nos fatigues
Lui procureront le pain... Oh ! Joseph ! Nous entendrons la voix de
Dieu nous appeler "père et Mère !". Oh !..." Marie
pleure de joie. Des larmes si heureuses !
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