Le mardi 25 juin
1946.
123/124> 449.1 – "Prenez des provisions et des vêtements pour
plusieurs jours. Nous allons à Hippos et de
là à Gamla et à Aphéqa pour descendre à Guerguesa et
revenir ici avant le sabbat" ordonne Jésus debout sur le seuil de la
maison et caressant machinalement des enfants de Capharnaüm, venus saluer
leur grand Ami dès que le soleil, à son couchant, n'est plus ardent au point
d'être meurtrier et permet de quitter les maisons. Et Jésus est l'un des
premiers à le faire de la ville qui sort de la torpeur asphyxiante des heures
ensoleillées.
Les apôtres ne semblent pas très enthousiastes de l'ordre qu'ils ont reçu. Ils se regardent entre eux et
ils regardent le soleil encore si impitoyable, ils touchent les murs de la
maison encore brûlants et, avec le pied nu, ils tâtent le sol et ils
disent : "Il est chaud comme une brique mise au feu..." en
sous-entendant par toute cette pantomime qu'il faut être fou pour se mettre
en route...
Jésus se détache de l'huisserie à laquelle il s'appuyait un peu et il dit :
"Que celui qui n'a pas envie de venir reste simplement. Je n'oblige
personne, mais je ne veux pas quitter cette région sans parler."
"Maître... te semble-t-il ?! Nous venons tous... Seulement... il
nous paraissait encore tôt pour voyager..."
"Avant les Tabernacles, je veux aller vers le septentrion, beaucoup plus
loin par conséquent et par des chemins où on ne peut profiter de la barque.
Aussi, on doit maintenant faire cette région où le lac nous épargne beaucoup de chemin."
"Tu as raison. Je vais préparer les barques..." et Simon
de Jonas s'en va avec son frère et les deux fils de Zébédée et en plus quelques disciples pour préparer le départ.
Jésus reste avec le Zélote, ses cousins, Matthieu, l'Iscariote, Thomas et
les deux inséparables Philippe et Barthélemy, qui préparent leurs sacs, emplissent les gourdes,
apportent du pain, des fruits, tout ce
qu'il faut.
449.2 – Un petit garçon pleure contre les genoux de Jésus.
"Pourquoi pleures-tu, Alphée ?" lui dit Jésus en se penchant
pour l'embrasser...
Rien... et il pleure plus fort.
"Il a vu les fruits, et il en veut" dit l'Iscariote ennuyé.
"Oh ! pauvre petit ! Il a raison ! Il ne faut pas faire
passer certaines choses sous les yeux des enfants, sans leur en
donner un peu. Tiens, fils. Ne pleure pas !" dit Marie d'Alphée.
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125> Ce disant, elle détache une grappe dorée d'un rameau mis
dans un panier avec toutes ses feuilles et des grappes qui y sont encore
attachées.
"Je ne veux pas de raisin..." et il pleure plus fort.
"Il veut sûrement de l'eau emmiellée, dit Thomas et il lui offre sa
gourde en disant : Cela plaît aux enfants et leur fait du bien. Mes
neveux aussi..."
"Je ne veux pas de ton eau..." et il pousse des cris plus aigus et
plus forts.
"Mais que veux-tu alors ?" demande Jude d'Alphée, mi-sérieux,
mi-fâché.
"Deux claques, voilà ce qu'il veut !" dit l'Iscariote.
"Pourquoi ? Pauvre enfant !" demande Matthieu.
"Parce qu'il est ennuyeux."
"Oh ! S'il fallait donner des gifles à tous les gens ennuyeux, on
passerait sa vie à se les donner" dit Thomas avec beaucoup de calme.
"Il ne se sent pas bien, peut-être" déclare Marie Salomé qui est
parmi les disciples.
"Des fruits et de l'eau, de l'eau et des fruits... Le corps en
souffre."
"Et lui, c'est déjà beaucoup s'il mange du pain, de l'eau et des
fruits... Ils sont tellement pauvres !" dit Matthieu qui par son
expérience de percepteur connaît toutes les finances de Capharnaüm.
"Qu'as-tu, petit ? Tu souffres ici ?... Et pourtant tu n'as
pas de fièvre..." dit Marie de Cléophas, à genoux près de l'enfant.
"Oh ! Maman ! Mais c'est un caprice !... Tu ne vois
pas ? Tu les gâterais tous."
"Je ne t'ai pas gâté, mon Jude, mais je t'ai aimé. Et tu ne te rendais
pas compte que je t'aimais jusqu'à te protéger contre les rigueurs
d'Alphée ?..."
"C'est vrai, maman... J'ai eu tort de te faire des reproches."
"Il n'y a pas de mal, fils. Mais si tu veux être apôtre, sache avoir des
entrailles de mère pour les fidèles. Ils sont comme des enfants, tu sais...
et il faut pour eux une patience affectueuse..."
"Bien parlé, Marie !" approuve Jésus.
449.3 – "Nous
allons finir par être instruits par les femmes" bougonne Judas
Iscariote. "Et, peut-être, même par des païennes..."
"Sans aucun doute. Elles vous dépasseront de beaucoup, si vous resterez
ce que vous êtes, et toi plus que tous, Judas. Sûrement tous te
dépasseront : les petits, les mendiants, les ignorants, les femmes, les gentils..."
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"Autant dire que je serai l'avorton du monde, et ce serait plus vite
fait" répond Judas, et il rit jaune.
"Les autres sont en train de revenir... et ce sera l'heure de partir,
n'est-ce pas ?" dit Barthélemy pour couper court à la scène dont
souffrent plusieurs, chacun à sa manière.
Les pleurs de l'enfant atteignent leur maximum.
"Mais, en somme !! Que veux-tu ? Qu'as-tu ?"
s'adresse à lui l'Iscariote en le secouant rudement pour le détacher des
genoux de Jésus auxquels l'enfant s'est agrippé et surtout pour passer son
dépit sur l'innocent.
"Avec Toi ! Avec Toi !... Tu t'en vas... et les coups pleuvent
drus..."
449.4 – "Ah !...
Oh, le pauvre petit ! C'est vrai ! Depuis qu'elle s'est remariée, ceux
du premier mari... sont comme des mendiants... comme s'ils n'étaient pas nés
d'elle... Elle les envoie comme des mendiants et... oh ! pas de pain
pour eux..." dit la femme du propriétaire de la maison qui semble bien
connaître la situation et les responsables. Et elle dit pour finir :
"Il faudrait bien que quelqu'un les adopte, ces trois
abandonnés..."
"N'en parle pas à Simon de Jonas, femme. Tu te ferais haïr à mort par sa
belle-mère qui est plus que jamais butée contre lui et nous tous. Ce matin
même elle a couvert d'insolences Simon et Margziam, et moi qui étais avec
eux..." dit Matthieu.
"Je n'en parlerai pas à Simon... Mais c'est ainsi..."
"Et toi, tu ne les prendrais pas ? Tu n'as pas d'enfants..."
dit Jésus en la regardant fixement...
"Moi... Oh ! cela me plairait... Mais nous sommes pauvres... et
puis... Thomas... C'est qu'il a des neveux... et moi aussi... et... et"
"Et surtout tu n'es pas disposée à faire du bien à tes semblables...
Femme, hier tu critiquais les pharisiens d'ici comme durs de cœur, les gens
de la ville comme revêches à ma parole... Mais toi, que fais-tu de différent,
toi qui me connais depuis plus de deux ans ?..."
La femme baisse la tête en chiffonnant son vêtement, mais elle ne dit pas un
mot en faveur de l'enfant qui pleure toujours.
449.5 – "Nous
sommes prêts, Maître" crie Pierre qui arrive.
"Oh ! être pauvre !... et persécuté !..." soupire
Jésus en levant les bras et en faisant ainsi un geste de découragement...
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"Mon Fils !..." dit pour le réconforter Marie qui jusqu'alors
s'était tue. Et il suffit de cette parole pour consoler Jésus.
"Vous, allez en avant avec les provisions. Moi, je vais avec ma Mère
jusqu'à la maison de l'enfant" commande Jésus à ceux qui arrivent et à ceux qui étaient déjà avec Lui, et il s'éloigne avec sa
Mère qui a pris l'enfant à son cou...
Ils vont vers la campagne.
"Que vas-tu lui dire, mon Fils?"
"Maman, que veux-tu que je dise à une femme qui n'a pas d'amour dans ses
entrailles de mère même pour ceux qui sont nés de son sein?"
"Tu as raison... Et alors?"
"Et alors... Prions, ma Mère."
Ils marchent en priant.
Une vieille les interpelle :
449.6 – "Vous
portez Alphée à Méroba ? Dites-lui qu'il est temps qu'elle s'en occupe.
Il leur faudra forcément devenir voleurs... et ils sont comme des sauterelles
là où ils tombent... Mais c'est à elle que j'en veux, pas à ces trois
malheureux... Oh ! la mort comme elle est injuste! Jacob n'aurait-il pas
pu vivre et elle mourir ? Tu devrais la faire mourir, ainsi..."
"Femme, vieille comme tu l'es, tu n'es pas encore sage ? Et tu dis ces
paroles alors que tu peux mourir à chaque minute ? En vérité tu es
injuste autant que Méroba. Repens-toi et ne pèche plus."
"Pardon, Maître... C'est que sa faute-me fait déraisonner..."
"Oui. Je te pardonne. Mais ne dis jamais plus, pas même en toi-même, ces
paroles. Ce n'est pas par la malédiction que l'on répare les erreurs. C'est
par l'amour. Si Méroba mourait, le sort des enfants changerait-il ?
Peut-être le veuf prendrait une autre femme et il aurait des enfants d'un
troisième lit, et eux une marâtre... Plus pénible par conséquent serait leur
sort."
"C'est vrai. Je suis vieille et sotte. Voici Méroba. Elle maugrée
déjà... Je te quitte, Maître. Je ne veux pas qu'elle pense que je t'ai parlé
d'elle. C'est une vipère..."
Mais la curiosité est plus forte que la peur de la "vipère", et la
petite vieille, tout en se tenant à distance de Jésus et de Marie, ne s'en
écarte pas tellement et elle se penche pour arracher au bord du chemin de
l'herbe, rendue humide par le voisinage d'une fontaine, pour écouter sans se
faire remarquer.
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128> 449.7 – "Te
voilà ? Qu'as-tu fait ? À la maison ! Toujours en route comme
une bête errante, comme un chien sans maître, comme..."
"Comme un enfant sans mère. Femme, tu sais que c'est un mauvais
témoignage pour une mère, les enfants qui ne restent pas près de ses
vêtements ?"
"C'est parce qu'ils sont méchants..."
"Non. Je viens ici depuis trente mois. Auparavant, du vivant de Jacob et les premiers mois de ton veuvage, il n'en était pas ainsi.
Puis tu as repris un mari... et avec le souvenir du premier mariage, tu as
perdu aussi celui de tes enfants. Mais quelle différence en eux avec celui
qui mûrit dans ton sein ? Ne les as-tu pas portés ainsi ces
enfants ? Tu ne les as pas allaités, peut-être ? Regarde là cette
colombe... Quel soin elle a de son petit... Et pourtant elle couve déjà
d'autres œufs... Regarde cette brebis. Elle n'allaite
plus l'agneau de la portée précédente parce qu'elle en porte déjà un autre.
Et pourtant, vois comme elle lui lèche le museau et se laisse heurter le
flanc par son agnelet plein de vie ? Tu ne me réponds pas ? Femme,
pries-tu le Seigneur ?"
"Certainement. Je ne suis pas païenne..."
"Et comment peux-tu parler au Seigneur qui est juste, si tu es
injuste ? Et comment peux-tu aller à la synagogue et écouter les
rouleaux quand ils parlent de l'amour de Dieu pour ses enfants, sans sentir
le remords dans ton cœur ? Pourquoi gardes-tu le silence dans cette
attitude arrogante ?"
"Parce que je n'ai pas demandé tes paroles... et je ne sais pas pourquoi
tu viens me troubler... L'état, où je suis, mérite le respect..."
"Et celui de ton âme, non ? Pourquoi ne respectes-tu pas les droits
de ton âme ? Je sais ce que tu veux me dire : qu'une colère peut
mettre en danger la vie de celui qui doit naître... Mais de la vie de ton
âme, tu ne te soucies pas ? Elle est plus précieuse que celle de celui
qui doit naître... Tu le sais... Ton état peut se terminer dans la mort.
Est-ce que tu veux affronter cette heure avec l'âme troublée, malade,
injuste ?"
"Mon mari dit que tu es quelqu'un qu'il ne faut pas écouter. Je ne
t'écoute pas. Viens, Alphée...".
449.8 – Et
elle fait le geste de se retourner au milieu des cris de l'enfant qui sait
déjà qu'il va au-devant des coups et qui ne veut pas lâcher le bras de Marie.
Marie, en soupirant, cherche à persuader la femme et s'adresse à elle pour
lui dire :
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129> "Je suis mère, moi aussi, et je peux
comprendre tant de choses. Et je suis femme... Aussi je sais comprendre les
femmes. Tu as une période qui n'est pas bonne, n'est-ce pas ? Tu
souffres et tu ne sais pas souffrir... et ainsi tu t'aigris... Ma sœur,
écoute. Si je te donnais maintenant le petit Alphée, tu serais injuste envers
lui et envers toi. Laisse-le-moi pour quelques jours, oh ! quelques
jours seulement. Tu verras quand tu ne l'auras plus, tu soupireras après
lui... parce qu'un fils est chose si douce que quand il s'éloigne de nous,
nous nous sentons pauvres, glacées, sans lumière..."
"Mais prends-le ! Prends-le ! Si seulement tu pouvais prendre
les deux autres ! Mais je ne sais pas où ils sont..."
"Je le prends, oui. Adieu, femme. Viens, Jésus." Et Marie se retourne rapidement et elle s'éloigne en
sanglotant...
"Ne pleure pas, Maman."
"Ne la juge pas, Fils..."
Les deux phrases se croisent toutes les deux pleines de pitié, et puis dans une pensée unique, les lèvres s'ouvrent pour
une même parole. "S'ils ne comprennent pas l'amour naturel, peuvent-ils
jamais comprendre l'amour qui est dans la Bonne Nouvelle ?" et ils
se regardent, ce fils et cette Mère, par-dessus la petite tête de l'innocent
qui maintenant s'abandonne confiant et heureux dans les bras de Marie...
"Nous allons avoir un disciple de plus que prévu, Maman."
"Et lui aura des journées de paix..."
"Vous avez vu, hein ?" leur dit la petite vieille. "Elle
est sourde, sourde comme une cymbale
défoncée... Je vous l'avais dit ! Et maintenant ? Et après?"
"Et maintenant, c'est la paix. Et, après. Dieu veuille que quelque
cœur ait pitié... Pourquoi pas le tien,
femme ? Une coupe d'eau donnée par amour est comptée au Ciel. Mais celui
qui aide un innocent par amour pour Moi... oh ! quelle béatitude pour
ceux qui aiment les petits et les sauvent du mal !..."
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