Le mercredi 26
septembre 1945.
466> 287.1 - Dans la lumière
un peu crue d'un matin quelque peu venteux, apparaît dans toute son originale
beauté le caractère singulier de ce pays posé sur une plate-forme rocheuse
qui se dresse au milieu d'une couronne de pics plus ou moins élevés. On
dirait un grand plateau de granit sur lequel sont posés des maisons, des
maisonnettes, des ponts, des fontaines, qui se trouvent là comme pour
divertir un enfant géant.
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467> Les
maisons paraissent taillées dans la roche calcaire qui forme la matière base
de cette région. Construites de blocs superposés, qui sans mortier, qui
à peine équarris, semblent un jouet construit avec des cubes par un grand
enfant ingénieux.
Tout autour de ce petit pays, on contemple sa petite
campagne boisée et fertile, avec ses cultures variées qui, vues d'en haut,
sont comme un tapis où l'on distingue des carrés, des trapèzes, des
triangles, les uns de terre brune que l'on vient de piocher, d'autres de
couleur vert émeraude à cause de l'herbe qu'a fait repousser la pluie
d'automne, d'autres rougies par les dernières feuilles des vignes et des
vergers, d'autres vert gris avec les peupliers et les saules, d'autres d'un
vert émaillé avec les chênes et les caroubiers, ou vert bronze avec les
cyprès et les conifères, Très, très beau !
Et puis des routes qui s'en vont comme à partir d'un nœud de rubans, du pays
à la plaine lointaine, ou bien vers des montagnes encore plus hautes et qui
s'enfoncent sous des bois, ou bien séparent par un trait bistre les prés
verdoyants et les terres brunes, des champs labourés.
Et il y a un riant cours d'eau couleur d'argent au-delà du pays en allant
vers la source, et qui du côté opposé devient couleur d'azur teinté de jade
dans les descentes vers les vallées entre les gorges et les pentes, et qui
apparaît et disparaît, capricieux, de plus en plus fort et plus azuré à
mesure que le courant augmente en ne permettant plus aux roseaux du fond et
aux herbes qui ont poussé dans son lit à la saison sèche de le teinter de
vert. Maintenant il reflète le ciel, après avoir enseveli les tiges sous une
épaisseur d'eau déjà profonde.
Le ciel est d'un azur irréel : une écaille précieuse d'un émail d'azur
foncé, sans une fêlure dans sa masse merveilleuse.
287.2 - La caravane se remet en marche avec les femmes encore à
cheval car, dit le marchand, la route est fatigante au-delà du pays et il
faut faire vite pour arriver à Gérasa avant la nuit. Emmitouflés, dispos
après le repos, ils avancent rapidement sur la route. qui monte au milieu de
superbes fourrés côtoyant les pentes plus élevées d'une montagne solitaire
qui se dresse comme un bloc énorme au-dessus des autres monts en contrebas.
Un véritable géant tel qu'on en rencontre aux points les plus élevés de notre
Apennin.
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468> "Galaad" dit en le montrant du doigt le marchand resté près de Jésus, qui conduit toujours par la bride le
mulet de, la Vierge. Et il
ajoute : "Après cela, la route est meilleure. Es-tu jamais venu
ici ?"
"Jamais. Je voulais y venir au printemps, mais à Galgala j'ai été repoussé."
"Te repousser ? Quelle erreur !"
Jésus le regarde et se tait.
Le marchand a pris en selle Marziam qui vraiment peinait avec ses jambes courtes pour suivre
le pas rapide des montures. Et Pierre le sait, qu'il est
rapide ! Il avance, s'efforçant péniblement de suivre, imité par les
autres, mais il est toujours distancé par la caravane. Il sue, mais il est
content, car il entend rire Marziam, il voit la Madone reposée et le Seigneur
heureux. Il parle haletant avec Mathieu et son frère André qui restent en queue comme lui et il les fait rire en
leur disant que s'il avait des ailes comme il a les jambes, il serait heureux
en cette matinée. Il s'est débarrassé de tout fardeau comme les autres, en
attachant les sacs aux selles des femmes, mais la route est vraiment
difficile sur les pierres que la rosée rend glissantes. Les deux Jacques avec Jean et le Thaddée sont plus braves et
suivent de près les mulets des femmes. Simon le Zélote parle avec Jean d'Endor.
Timon et Hermastée sont occupés eux
aussi à conduire les mulets.
287.3 - Finalement le plus difficile est franchi et un tableau tout
différent s'offre à la vue étonnée. La vallée du Jourdain est définitive-
ment disparue. Maintenant l’œil découvre à l'orient un haut plateau d'une
étendue imposante, sur laquelle seulement des rides de collines arrivent à
peine à s'élever pour interrompre la monotonie du paysage. Je n'aurais jamais
pensé qu'il y avait en Palestine quelque chose de semblable. Il semble
qu'après la tempête rocheuse des montagnes, elle se soit pétrifiée et apaisée
en un énorme flot resté suspendu entre le niveau du fond et le ciel, avec
comme unique souvenir de sa furie première, ces lignes de collines, écume des
crêtes solidifiées çà et là alors que l’eau du flot s'est étendu en une
surface plane d'une merveilleuse magnificence. Et à cette région de paix
lumineuse, on arrive par un dernier défilé sauvage comme l'est l'abîme entre
deux vagues qui se heurtent, les deux dernières vagues d'une tempête. Au fond
il y a un nouveau torrent qui court en écumant vers l’ouest. Il arrive de
l'est dans un parcours tourmenté, rageur à travers les roches et les cascades
contrastant ainsi avec la paix lointaine de l'énorme plateau.
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469> "Maintenant la route va être bonne. Si tu le
permets, je vais commander la halte" dit le marchand.
"Moi, je me laisse conduire par toi, homme. Tu es au courant." Ils
descendent tous et se dispersent sur la pente afin de chercher du bois pour
cuire de la nourriture, de l'eau pour les pieds fatigués, pour les gorges
assoiffées. Les bêtes, que l'on a déchargées de leurs fardeaux, broutent
l'herbe touffue ou descendent s’abreuver dans les eaux limpides du torrent.
Une odeur de résine et de viande rôtie se dégage des petits feux allumés pour
cuire les agneaux.
Les apôtres ont préparé un feu et y cuisent des poissons salés, lavés au
préalable dans l'eau fraîche du torrent. Mais le marchand les voit et vient
leur apporter un petit agneau ou un chevreau, et les force à l'accepter. Et
Pierre se met en devoir de le rôtir après l'avoir farci d'aromates. Le repas
est vite préparé et vite consommé.
287.4 - Et sous le soleil à pic de midi, on reprend la marche sur
une route meilleure qui côtoie le torrent en direction nord-est, dans une
région d'une fertilité merveilleuse et bien cultivée, riche de troupeaux de
brebis et de porcs qui s'enfuient en grognant devant la caravane.
"Cette ville entourée de murs,
Seigneur, c'est Gérasa. Ville de grand avenir. Maintenant elle est en train
de se développer et je ne crois pas me tromper en disant qu'elle rivalisera
vite avec Joppé et Ascalon, avec Tyr et beaucoup d'autres villes pour la
beauté, le commerce et la richesse. Les romains en voient l'importance sur
cette route qui va de la Mer Rouge, et par conséquent de l'Égypte, par Damas
vers la Mer Pontique. Ils aident les géraséniens à bâtir... Ils ont bon œil
et bon flair. Pour le moment, elle a seulement de nombreux commerces, mais
plus tard !... Oh ! elle sera belle et riche ! Une petite Rome
avec des temples et des piscines, des cirques et des thermes. Moi, je n'y
avais que des maisons de commerce. Mais j'ai déjà acquis beaucoup de terrain
pour y installer des magasins, pour les revendre cher après les avoir achetés
bon marché, peut-être pour construire une vraie maison de riche et venir m'y
établir dans ma vieillesse quand Baldassar, Nabor, Félix, et Sidmia pourront
respectivement tenir et diriger les magasins de Sinope, Tyr, Joppé et
Alexandrie à l'embouchure du Nil. Pendant ce temps les trois autres garçons
grandiront et je leur donnerai les magasins de Gérasa, d'Ascalon, de
Jérusalem peut-être. Et les femmes, riches et belles, seront recherchées et
feront de riches mariages et me donneront beaucoup de petits-fils..."
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470> Le marchand rêve les yeux
ouverts le plus heureux avenir.
287.5 - Jésus demande calmement : "Et
après ?" Le marchand se secoue, le regarde, perplexe et puis il
dit : "Et après ? Ce sera tout. Après viendra la mort... C'est
triste, mais c'est ainsi."
"Et tu quitteras toute activité ? Tout magasin ? Toute
affection ?"
"Mais, Seigneur ! Moi, je ne le voudrais pas. Mais comme je suis
né, je dois aussi mourir. Et je devrai tout quitter" et il pousse un
soupir capable par son vent de pousser en avant la caravane...
"Mais qui te dit qu'après la mort on quitte tout ?"
"Qui ? Mais les faits ! Quand on est mort... plus rien. Plus
de mains, plus d'yeux, plus d'oreilles..."
"Tu n'es pas seulement mains, yeux et oreilles."
"Je suis un homme. Je le sais. J'ai autres choses. Mais tout finit avec
la mort. C'est comme le coucher du soleil. Son coucher le fait
disparaître..."
"Mais l'aurore le recrée ou plutôt le ramène de nouveau. Tu es un homme,
tu l'as dit. Tu n'es pas un animal comme celui que tu montes. Lui, une fois
mort, est réellement fini. Toi, non. Tu as l'âme. Tu ne le sais pas ? Tu
ne sais même plus cela ?"
Le marchand entend le triste reproche, triste et doux, et il baisse la tête
en murmurant : "Cela, je le sais encore..."
"Et alors ? Tu ne sais pas que l'âme survit ?"
"Je le sais."
"Et
alors ? Tu ne sais pas qu'elle a toujours une activité dans la vie de
l'au-delà ? Sainte, si elle est sainte. Mauvaise, si elle est mauvaise.
Elle a ses sentiments. Oh ! comme elle les a ! D'amour, si elle est
sainte. De haine, si elle est damnée. De la haine, pour qui ? Pour les
causes de sa damnation. Dans ton cas, les activités, les magasins, les
affections uniquement humaines. D'amour, pour qui ? Pour les mêmes
choses. Et que de bénédictions sur les enfants et sur les activités des
enfants peut apporter une âme qui est dans la paix du Seigneur !"
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471> L'homme est pensif. Il dit ensuite :
"Il est tard. Je suis vieux désormais." Et il arrête le mulet.
Jésus sourit et répond : "Moi, je ne te force pas. Je te
conseille" et il se retourne pour regarder les apôtres qui, pendant
l'arrêt avant d'entrer dans la ville, aident les femmes à descendre et
prennent leurs sacs.
287.6 - La caravane repart s'empressant d'entrer par la porte que
gardent deux tours dans la ville affairée.
Le marchand revient vers Jésus : "Veux-tu encore rester avec
moi ?"
"Si tu ne me renvoie pas, pourquoi ne devrais-je pas le
vouloir ?"
"Pour ce que je t'ai dit. À Toi, saint, je dois inspirer le
dégoût."
"Oh ! non ! Je suis venu pour ceux qui sont comme toi. Je vous
aime parce que c'est vous qui en avez le plus besoin. Tu ne me connais pas
encore. Mais je suis l'Amour qui passe en mendiant l'amour."
"Alors, tu ne me hais pas ?"
"Je t'aime."
Un éclair traverse le fond des yeux de l'homme. Mais il dit avec un
sourire : "Alors nous allons rester ensemble. À Gérasa, je vais
m'arrêter trois jours pour affaires. Là, je laisse les mulets pour les
chameaux. J'ai la correspondance des caravanes dans les endroits de plus long
parcours et j'ai un serviteur pour s'occuper des bêtes que je laisse à cet
endroit. Et Toi, que vas-tu faire ?"
"J'évangéliserai pendant le sabbat. Je t'aurais quitté si tu ne t'étais
pas fermé car le sabbat est sacré pour le Seigneur."
L'homme plisse le front, réfléchit, et comme à regret se montre
d'accord : "...Oui... C'est vrai. Il est sacré pour le Dieu
d'Israël. Il est sacré. Il est sacré." Il regarde Jésus... "Je te
le consacrerai, si tu permets."
"À Dieu. Pas à son Serviteur."
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