Le mercredi 19 mars 1947.
271/272> 582.1 – "Vous
pouvez aller, comme bon vous semble, où vous désirez. Aujourd'hui je reste
ici avec Judas
et Jacques. Les femmes disciples doivent venir"
dit Jésus à ses apôtres rassemblés autour de Lui sous le portique de la
maison. Et il ajoute : "Faites en sorte, pourtant, d'être tous ici avant
le coucher du soleil. Et soyez prudents. Cherchez à passer inaperçus pour
éviter des représailles sur vous."
"Oh ! Moi je reste, vraiment. Que ferais-je à Jérusalem ?" dit Pierre.
"Moi, j'irai, au contraire. Mon père m'attend certainement. Il veut
offrir le vin. C'est une vieille promesse ,
mais tenue comme toujours, car mon père est un homme honnête. Vous verrez
quel vin au banquet pascal ! Les vignes de mon père à Rama ! Célèbres dans la zone" dit Thomas.
"Les vins de Lazare
sont excellents aussi. Je n'ai pas oublié le banquet des
Encénies..."
dit Matthieu involontairement gourmand.
"Et alors demain, plus que jamais, tu te rafraîchiras la mémoire, car je
crois que demain Lazare commande un grand banquet. J'ai vu certains
préparatifs..." dit Jacques de Zébédée.
"Oui ? Est-ce que d'autres viendront ?" demande André.
"Non. Je l'ai demandé à Maximin.
Il m'a dit que non."
"Ah ! Autrement j'aurais mis le vêtement neuf que mon épouse
m'a envoyé" dit Philippe.
"Moi, je le ferai. Je voulais le mettre pour la Pâque. Mais je le
mettrai demain. Nous serons sûrement plus tranquilles ici, demain, que dans
quelques jours..." dit Barthélemy
et il s'interrompt, pensif.
"Moi, je m'habille à neuf pour l'entrée dans la ville. Et Toi, Maître
?" demande Jean.
582.2 – "Moi aussi. Je mettrai le
vêtement teint de pourpre. "
"Tu ressembleras à un roi !" dit avec admiration le préféré qui le
voit déjà, par la pensée, dans son vêtement splendide...
"Mais si je n'avais pas été là pour y penser ! Cette
pourpre, c'est moi qui l'ai procurée, il y a des années..."
se vante l'Iscariote.
"Vraiment ? Oh ! on n'y avait pas pensé... Le Maître est toujours si
humble..."
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273> "Trop. Maintenant c'est le moment
qu'il soit Roi. Assez attendu ! S'il n'est pas un roi sur un trône, qu'au
moins, à cause de sa dignité, il ait des vêtements conformes à son rang. Moi,
je pense à tout."
"Tu as raison, Judas. Toi, tu es du monde. Nous... nous sommes de
pauvres pêcheurs..." disent humblement ceux du lac...
Et comme il arrive toujours dans la lumière du monde, dans la lumière fausse,
crépusculaire du monde, le bas alliage de métal de Judas semble un métal plus
noble que l'or grossier, mais pur, sincère, honnête des cœurs
galiléens...
Jésus qui parlait avec le Zélote et avec les fils d'Alphée, se
retourne et regarde l'Iscariote et il regarde ces hommes honnêtes, si humbles
et si mortifiés d'être si... déficients en comparaison de Judas... et il
hoche la tête sans parler.
582.3 – Mais voyant que l'Iscariote
serre les lacets de ses sandales et ajuste son manteau, comme s'il allait se
mettre en route, il lui demande :
"Où vas-tu ?"
"À la ville."
"J'ai dit que je te retiens avec Jacques..."
"Ah ! je croyais que tu parlais de Jude, ton frère...
Alors... moi... je suis comme un prisonnier... Ah ! Ah !" Il a un
mauvais rire.
"Béthanie n'a pas de chaînes ni de barreaux, je crois. Elle a seulement
le désir de ton Maître, et je serais heureux d'être son prisonnier"
observe le Zélote.
"Oh ! bien sûr ! Je plaisantais... C'est que... je voudrais avoir des
nouvelles de ma mère. Certainement les pèlerins de Kérioth sont arrivés et..."
"Non. Dans deux jours, nous serons tous à Jérusalem. Maintenant tu
restes ici" dit Jésus d'un ton autoritaire.
Judas n'insiste pas. Il enlève son manteau en disant :
"Et alors qui va à la ville ? Il serait bien de connaître l'humeur des
gens... Ce que font les disciples... Je voulais aussi aller pour me rendre
compte auprès des amis... Je l'avais promis à Pierre..."
"Peu importe, reste ici. Rien n'est nécessaire de ce que tu dis. Rien
n'est strictement nécessaire..."
"Mais si Thomas y va..."
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274> 582.4 – "Maître,
moi aussi je voudrais aller, car je l'ai promis, moi aussi. J'ai des amis
chez Hanne
et..." dit Jean.
"Et tu irais là, mon fils ? Et s'ils te prennent
?" demande Salomé qui s'est approchée.
"S'ils me prennent ? Qu'ai-je fait de mal ? Rien. Je ne dois donc pas
craindre le Seigneur, Par conséquent, même s'ils me prennent, je ne craindrai
pas."
"Oh ! le lionceau fanfaron ! Tu ne trembleras pas ? Mais tu ne sais pas
comme ils nous haïssent ? C'est la mort, sais-tu, s'ils nous prennent ?"
dit l'Iscariote pour l'effrayer.
"Et toi, alors, pourquoi veux-tu y aller ? As-tu l'impunité, par hasard
? Qu'as-tu fait pour l'avoir ? Dis-le moi, et je le ferai."
Judas fait un geste de peur et de colère, mais il est si limpide le visage de
Jean que le traître se rassure. Il comprend qu'il n'y a pas de piège, ni de
soupçon dans ces paroles, et il dit :
"Je n'ai rien fait. Mais j'ai quelques bons amis auprès du Proconsul, et donc..."
582.5 – "Bien ! Qui veut venir,
qu'il vienne, puisqu'il ne pleut plus. On perd du temps ici, et à sexte
peut-être il pleuvra de nouveau. Que celui qui veut venir se dépêche"
exhorte Thomas.
"J'y vais, Maître ?" demande Jean.
"Va."
"Voilà ! Toujours la même chose. Lui, oui; les autres, oui ; moi,
non. Toujours non !"
"Je chercherai à avoir des nouvelles de ta mère" dit Jean pour le
calmer.
"Et moi aussi. Je viens avec toi et Thomas" dit le Zélote. Et il
ajoute : "Mon âge sera un frein pour les jeunes, Maître. Et je connais
bien ceux de Kérioth. Si j'en vois quelqu'un, je vais le trouver. Je
t'apporterai des nouvelles de ta mère, Judas. Sois bon ! Sois tranquille !
C'est Pâque, Judas. Tous nous sentons la paix de cette fête, la joie de cette
solennité. Pourquoi veux-tu être, toi seul, toujours si inquiet, si sombre,
mécontent, sans paix ? Pâque, c'est le passage de Dieu... Pâque, c'est pour nous
hébreux la fête de la libération d'un joug dur. Nous en a libérés Dieu
Très-Haut. Maintenant, comme on ne peut pas répéter l'événement ancien, il
reste son symbole, individuel... Pâque : libération des cœurs, purification,
baptême, si tu veux, avec le sang de l'agneau pour que les forces ennemies ne
fassent plus de mal à celui qui en a la marque.
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275> C'est si beau de commencer l'année
nouvelle par cette fête de purification, de libération, d'adoration à Dieu
notre Sauveur... Oh ! excuse-moi, Maître ! J'ai parlé quand j'aurais dû me
taire car tu es ici pour corriger nos cœurs..."
"C'est ce que je pensais, moi aussi, Simon. Exactement
la même chose : que maintenant j'ai deux maîtres au lieu d'un, et cela me
paraissait trop" dit l'Iscariote irascible.
582.6 – Pierre... Oh ! Pierre cette
fois ne peut se contenir, et il décoche :
"Et si tu n'en finis pas, bientôt tu vas en avoir un troisième, et ce
sera moi. Et je te jure que j'aurai des arguments plus persuasifs que des
paroles."
"Tu lèverais la main sur un compagnon ? Après tant d'efforts pour tenir
au fond le vieux galiléen, ta vraie nature revient donc à la surface ?"
"Elle ne vient pas à la surface. Elle a toujours été claire en surface.
Je n'use pas de feinte, moi. Mais c'est que pour les ânes sauvages comme toi,
il n'y a qu'un argument pour les dompter : les coups. Tu devrais avoir honte
d'abuser de sa bonté et de notre patience ! Viens, Simon ! Viens, Jean !
Viens, Thomas ! Adieu, Maître. Je m'éloigne moi aussi, car si je reste...
non, vive Dieu, c'est que je ne me retiens plus"
Et Pierre saisit son manteau qui était sur un siège et se le met en toute
hâte, si agité qu'il ne voit pas qu'il met le haut en bas, et Jean doit
l'avertir de l'erreur et l'aider à s'habiller comme il faut, et il s'éloigne
brusquement en frappant le sol de son pied pour décharger un peu sa colère.
Il semble un petit taureau emballé.
Les autres... oh ! les autres sont comme des livres ouverts sur lesquels on
peut lire ce qui est écrit. Barthélemy lève son visage effilé de vieillard
vers le ciel encore orageux et il semble étudier les vents pour ne pas avoir
à étudier les visages : trop affligé celui du Christ, trop perfide celui de
l'Iscariote. Matthieu et Philippe regardent le Thaddée dont les yeux,
semblables à ceux de Jésus, brillent de colère, et une même pensée s'empare
d'eux : ils le prennent entre eux deux et le poussent dehors vers l'allée
intérieure qui mène à la maison de Simon en lui disant :
"Ta mère avait besoin de nous pour ce travail. Viens toi aussi, Jacques
de Zébédée"
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276> Et ils entraînent aussi le fils de
Salomé. André regarde Jacques d'Alphée et Jacques le regarde : deux visages
qui reflètent la même souffrance contenue et qui, ne sachant que dire, se
prennent par la main comme deux enfants et s'éloignent tristement. Des femmes
disciples, il n'y a que Salomé qui n'ose pas bouger ni parler, mais qui aussi
ne sait pas se décider à s'éloigner comme si elle voulait par sa présence
freiner d'autres paroles de l'apôtre indigne. Heureusement personne n'est
présent de la famille de Lazare. Marie
très Sainte aussi est absente.
582.7 – Judas se voit seul avec Jésus
et Salomé. Il ne veut pas être avec eux, et il leur tourne le dos pour
s'éloigner vers le pavillon des jasmins.
Jésus le regarde partir, le surveille. Il voit
qu'après avoir feint de s'asseoir dans le pavillon, Judas se glisse en douce
au dehors par l'arrière et s'enfonce dans les haies de roses, de lauriers et
de buis qui séparent le vrai jardin du terrain des aromates, là où sont les
ruches. De là, on peut sortir par une des portes secondaires, ouvertes dans
les murs du vaste jardin, un vrai parc qui de deux côtés se termine en haies
très hautes, doubles comme une avenue, ouvertes çà et là sur des grilles qui
donnent accès aux prés, aux champs, aux vergers et aux oliveraies, et aussi à
la maison de Simon, qui continuent le jardin dans les domaines, en les tenant
à la fois unis et séparés. Sur les deux autres côtés, il a des murailles
puissantes, ouvertes sur deux routes : une secondaire et une maîtresse où
débouche la première qui, coupant Béthanie, continue vers Bethléem.
Jésus se dresse autant qu'il peut et se déplace quand il le faut et ses yeux
flamboient quand ils regardent ce que fait l'Iscariote.
582.8 – Marie Salomé les voit et se
rend compte. Bien que sa petite taille l'empêche de voir, elle se rend compte
de ce qui arrive vers la limite du parc, et elle murmure :
"Aie pitié de nous, Seigneur !"
Jésus entend ce soupir et se tourne un instant pour la regarder, cette bonne
et simple disciple. Elle avait bien pu avoir une pensée d'orgueil maternel,
quand elle demandait un poste d'honneur pour ses fils, mais au moins elle
pouvait le faire car ce sont de bons apôtres; elle avait reçu humblement la
réprimande du Maître et ne s'en était pas offensée, elle ne s'était pas
éloignée de Lui, mais au contraire elle s'était rendue plus humble, plus
empressée, près du Maître qu'elle suit comme son ombre quand c'est possible,
dont elle étudie les moindres expressions afin de pouvoir, quand c'est
possible, prévenir ses désirs et Lui faire plaisir.
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277> Et maintenant encore, la bonne et humble
Salomé cherche à consoler le Maître, à apaiser le soupçon qui le fait
souffrir, en disant :
"Tu vois ? Il ne va pas loin. Il a jeté là son manteau et ne l'a pas
repris. Il va aller à travers les prés exhaler son humeur... Jamais Judas
n'irait en ville, sans être tout à fait en tenue..."
"Il y irait même nu s'il voulait y aller. Et en effet... Regarde ! Viens
ici !"
"Oh ! Il cherche à ouvrir la grille ! Mais elle est fermée ! Il appelle
un serviteur du
rucher !"
Jésus crie à haute voix :
"Judas ! Attends-moi ! Je dois te parler" et il va s'éloigner.
"Par charité, Seigneur !! Je vais appeler Lazare... ta Mère... Ne va pas
seul !'
Jésus, tout en marchant rapidement, se retourne un peu et dit :
"Je t'ordonne de ne pas le faire. Tais-toi, au contraire. Avec tout
le monde. Si on me demande, je suis sorti avec Judas pour une course
brève. Si les femmes disciples viennent, qu'elles attendent, je ne tarderai
pas."
Salomé ne réagit pas, comme ne réagit pas l'Iscariote. L'une près de la
maison, l'autre près de l'enceinte, ils restent là où la volonté de Jésus les
a arrêtés et le regardent : l'une s'éloigner, l'autre venir.
582.9 – "Ouvre la porte, Jonas.
Je sors un moment avec mon disciple, et si tu restes à cet endroit ce n'est
pas nécessaire que tu la refermes derrière nous. Je serai bientôt de
retour" dit-il avec bonté au serviteur paysan qui était resté interdit
avec la grosse clé dans les mains.
La petite porte, une lourde porte de fer, grince quand on l'ouvre comme
grince la clé pour faire jouer la serrure.
"Porte qui s'ouvre rarement" dit le serviteur en souriant. "Hé
! tu t'es rouillée ! Quand on reste oisif, on se gâte... La rouille, la
poussière.., les gamins... C'est comme pour nous quand nous ne travaillons
pas autour de notre âme !"
"Bravo, Jonas ! Tu as eu une sage pensée. Beaucoup
de rabbis te l'envieraient."
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278> "Oh ! ce sont mes abeilles qui
me les suggèrent... et tes paroles. Vraiment ce sont tes paroles. Mais
ensuite même les abeilles me le font comprendre. Car rien n'est sans voix,
quand on sait comprendre. Et je me dis : si elles, les abeilles, obéissent à
l'ordre de Celui qui les a créées, et ce sont des bestioles dont je ne puis
savoir où elles ont le cerveau et le cœur, moi, qui ai cœur, cerveau et
esprit, et qui entends le Maître, ne dois-je pas savoir faire ce qu'elles
font, et travailler toujours, toujours pour faire ce que le Maître dit de
faire, et rendre ainsi mon esprit beau, clair, sans rouille, sans boue, sans
paille, mises dans le mécanisme par les esprits infernaux, et aussi les
pierres et autres pièges ?"
"Tu parles vraiment bien. Imite tes abeilles, et ton âme deviendra un
riche rucher, rempli de vertus précieuses, et Dieu viendra s'y complaire.
Adieu, Jonas. La paix soit avec toi."
Il met la main sur la tête grisonnante du serviteur qui se tient penché
devant Lui, et il sort sur la route pour aller vers des prés de trèfle rouge,
beaux comme des tapis épais, verts et cramoisis. Sur eux, les abeilles volent
de fleur en fleur, étincelles bourdonnantes.
582.10 – Quand ils sont assez loin de
l'enceinte pour que personne qui se trouverait dans le jardin de Lazare ne
puisse entendre un mot, Jésus dit :
"Tu as entendu ce serviteur ? C'est un paysan. C'est déjà beaucoup s'il
peut lire quelques mots... Et pourtant... Ses paroles auraient pu être sur
mes lèvres sans que ma parole de Maître parût sotte. Il sent qu'il faut
veiller pour que les ennemis de l'esprit ne gâtent pas l'esprit... Moi...
c'est pour cela que je te garde près de Moi, et tu me hais à cause de cela !
Je veux te défendre d'eux et de toi-même, et tu me hais. Je te fournis le
moyen de te sauver, tu peux le faire encore, et tu me hais. Je te le dis
encore une fois : éloigne-toi, Judas, va au loin. N'entre pas à Jérusalem. Tu
es malade. Ce n'est pas un mensonge de dire que tu es si malade que tu ne
peux pas participer à la Pâque. Tu feras la supplémentaire. Il est permis par
la Loi de faire la Pâque supplémentaire quand la maladie ou autre grave
raison empêchent de faire la Pâque solennelle. Je prierai Lazare — c'est
un ami prudent et il ne te demandera rien — de te conduire aujourd'hui même
au-delà du Jourdain."
"Non. Je t'ai dit de nombreuses fois de me chasser. Tu n'as pas voulu.
Maintenant, c'est moi qui ne veux pas."
"Tu ne veux pas ? Tu ne veux pas te sauver ? Tu n'as pas pitié de
toi-même ? Pas pitié de ta mère ?"
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279> "Tu devrais me dire :
"Tu n'as pas pitié de Moi ?" Tu serais plus sincère."
"Judas, mon malheureux ami, ce n'est pas pour Moi que je t'en prie.
C'est pour toi, pour toi que je t'en prie.
582.11 – Regarde ! Nous sommes seuls,
toi et Moi seuls. Tu sais qui je suis; je sais qui tu es. C'est le dernier
moment de grâce qui nous est encore accordé pour empêcher ta ruine... Oh ! ne
ricane pas ainsi sataniquement, mon ami. Ne te moque pas de Moi comme si
j'étais fou parce que je dis : "ta ruine" et non la mienne. La
mienne n'est pas une ruine. La tienne, si... Nous sommes seuls : toi et Moi,
et au-dessus de nous, il y a Dieu... Dieu qui ne te hait pas encore, Dieu qui
assiste à cette lutte suprême entre le Bien et le Mal qui se disputent ton
âme. Au-dessus de nous, il y a l'Empyrée qui
nous observe, cet Empyrée qui bientôt se remplira de saints. Déjà ils
tressaillent d'avance, dans le lieu où ils attendent, parce qu'ils sentent
venir la joie... Judas, parmi eux, il y a ton père..."
"C'était un pécheur. Il n'y est pas."
"C'était un pécheur, mais pas un damné. La joie s'approche donc aussi
pour lui. Pourquoi veux-tu lui donner une douleur dans sa joie ?"
"Il est hors de la douleur. Il est mort. "
"Non. Il n'est pas hors de la douleur de te voir toi coupable, toi... oh
! ne m'arrache pas ce mot !..."
"Mais oui ! Mais oui ! Dis-le ! Moi je me le dis depuis des mois ! Je
suis damné, je le sais. Rien ne peut plus changer."
"Tout ! Judas, je pleure. Les dernières larmes de l'Homme, tu veux donc
les faire gémir, toi ?... Judas, je t'en prie. Réfléchis, ami : à ma prière,
acquiesce le Ciel, et toi, et toi... Me laisseras-tu prier en vain ?
Réfléchis qui est devant toi, en prière : le Messie d'Israël, le Fils du
Père... Judas, écoute-moi !... Arrête-toi, tant que tu le peux ! ..."
"Non !"
582.12 – Jésus se couvre le visage de
ses mains et se laisse tomber au bord du pré. Il pleure sans bruit, mais il
pleure beaucoup. Ses épaules sursautent dans ses sanglots profonds...
Judas le regarde là, à ses pieds, brisé, en larmes, et à cause de son désir
de le sauver... et il a un moment de pitié. Il dit, en déposant le ton dur,
de vrai démon, qu'il avait avant :
"Je ne puis aller... J'ai donné ma parole..."
Jésus lève son visage déchiré pour l'interrompre :
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280> "À qui ? À qui ? À de pauvres
hommes ! Et tu t'occupes d'eux, de leur paraître déshonoré ? Et ne t'étais-tu
pas donné toi-même à Moi depuis trois ans ? Et tu penses aux commentaires
d'une poignée de malfaiteurs et non au jugement de Dieu ? Oh ! Mais que
dois-je faire, Ô Père, pour ressusciter en lui la volonté de ne pas pécher
?"
Il baisse de nouveau la tête, découragé, déchiré... Il semble déjà le Jésus
souffrant de l'agonie du Gethsémani.
Judas en a pitié, et il dit :
"Je reste. Ne souffre pas ainsi ! Je reste... Aide-moi à rester !
Défends-moi !"
"Toujours ! Toujours, pourvu que tu le veuilles. Viens. Il n'est pas de
faute à laquelle je ne compatisse et que je ne pardonne. Dis : "Je le
veux". Et je t'aurai racheté..."
Se relevant, il l'a pris dans ses bras. Mais si les pleurs de Jésus-Dieu
tombent dans les cheveux de Judas, la bouche de Judas reste fermée. Il ne dit
pas la parole demandée. Il ne dit même pas "pardon" quand Jésus
murmure dans ses cheveux :
"Tu vois si je t'aime ! J'aurais dû te faire des reproches ! Je
t'embrasse. J'aurais le droit de te dire : "Demande pardon à ton
Dieu" et je te demande seulement d'avoir le désir du pardon. Tu es si
malade ! On ne peut demander beaucoup à quelqu'un qui
est très malade. À tous les pécheurs qui sont venus me trouver, j'ai demandé
le repentir absolu pour pouvoir leur pardonner. À toi, mon ami, je demande
seulement le désir de te repentir et puis... Moi, j'agirai."
Judas se tait...
Jésus le laisse aller. Il dit :
"Reste au moins ici jusqu'au lendemain du sabbat."
"Je resterai... Revenons à la maison. On va remarquer notre absence.
Peut-être les femmes t'attendent. Elles sont meilleures que moi, et tu ne
dois pas les négliger à cause de moi."
"Tu ne te rappelles pas la parabole de la brebis égarée
? C'est toi, celle-là... Elles, les disciples, ce sont les bonnes brebis
enfermées au bercail. Elles ne sont pas en danger, même si je cherche ton âme
toute la journée pour la ramener au bercail..."
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281> "Mais oui ! Mais oui ! Voilà !
Je reviens au bercail ! Et je vais me renfermer dans la bibliothèque de
Lazare, pour lire. Je ne veux pas qu'on me dérange. Je ne veux rien voir, ni
rien savoir. Ainsi... tu ne me soupçonneras pas toujours. Et si quelque chose
de ce qui arrive est rapporté au Sanhédrin, tu devras chercher les serpents
parmi tes préférés. Adieu ! J'entre par la grille principale. Ne crains pas.
Je ne m'enfuis pas. Tu peux venir vérifier quand tu veux"
Et tournant le dos, il s'en va à grands pas.
582.13 – Jésus, altesse blanche dans
son vêtement de lin au bord du pré vert rouge, lève les bras vers le ciel
serein, lève son visage tout affligé et lève son âme vers son Père, en
gémissant :
"Oh ! mon Père ! Et pourras-tu peut-être m'accuser d'avoir laissé
quelque chose capable de le sauver ? Tu sais que c'est pour son âme, non pour
ma vie, que je lutte pour empêcher son crime... Père ! Mon Père ! Je t'en
supplie ! Hâte l'heure des ténèbres, l'heure du Sacrifice, car il est pour
Moi trop atroce de vivre près de l'ami qui ne veut pas être racheté... La
plus grande douleur !"
Et Jésus s'assoit dans le trèfle touffu, élevé, très beau. Il incline la tête
sur ses genoux relevés et enserrés de ses bras et il pleure...
Oh ! je ne puis voir ces pleurs ! Ils rappellent déjà trop en désolation, en
solitude, en persuasion que le Ciel ne fera rien pour le consoler, et qu'il
devra souffrir cette douleur,
ces pleurs du Gethsémani. Et cela me fait trop mal...
Jésus pleure longuement dans l'endroit solitaire, silencieux. Témoins de ses
pleurs les abeilles d'or, le trèfle odorant qui remue lentement sous le
souffle du vent d'orage, et les nuages qui, au début du matin étaient comme
un léger filet sur le ciel bleu et qui maintenant se sont épaissis,
obscurcis, amoncelés annonçant qu'il va pleuvoir de nouveau.
582.14 – Jésus cesse de pleurer. Il lève
la tête pour écouter... Un bruit de roues et de grelots arrive de la route
principale et puis le bruit des roues cesse, mais pas celui des grelots.
Jésus dit :
"Allons ! Les disciples... Elles sont fidèles... Mon Père, qu'il soit
fait comme Tu veux ! Je t'offre le sacrifice de ce désir de Sauveur et d'Ami.
C'est écrit ! Lui l'a voulu. C'est vrai.
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282/283> Laisse-moi
pourtant, ô mon Père, continuer mon travail pour lui jusqu'à ce que tout soit
fini. Et dès maintenant je te dis : Père, quand je prierai pour les pécheurs,
victime désormais impuissante pour toute action directe, Père, Toi prends ma
souffrance et force par elle sur l'âme de Judas. Je sais que je te demande
une chose que la Justice ne peut accorder. Mais c'est de Toi que la
Miséricorde et l'Amour sont venus, et Tu les aimes eux qui viennent de Toi et
qui sont Une seule Chose avec Toi, Dieu Un et Trin, saint et béni. Je me
donnerai Moi-même à mes bien-aimés en nourriture et en boisson. Père, mon
Sang et ma Chair devront donc être condamnation pour l'un d'eux ? Père,
aide-moi ! Un germe de repentir en ce cœur !... Père, pourquoi t'éloignes-tu
? Tu t'éloignes déjà de ton Verbe qui prie ? Père, c'est l'heure, je le sais.
Que soit faite ta volonté bénie ! Mais laisse à ton Fils, à ton Christ, en
qui par un impénétrable décret diminue à cette heure la vision assurée de
l'avenir — et je ne te dis pas que de ta part c'est cruauté, mais pitié pour
Moi — laisse en Moi l'espoir de le sauver encore. Oh ! mon Père. Je le sais.
Je l'ai su depuis que je suis. Je l'ai su depuis que non seulement Verbe,
mais Homme, je suis venu ici sur la Terre. Je l'ai su depuis que j'ai
rencontré l'homme dans le Temple... Je l'ai toujours su... Mais maintenant...
Oh ! grande pitié de ta part, ô Père très Saint ! il me semble que ce soit un
horrible rêve suscité par son comportement mais que ce n'est pas
inéluctable... et que je puisse espérer encore, encore, toujours, car infinie
est ma souffrance, et infini sera le Sacrifice, et que je puisse, même pour
lui, quelque chose... Ah ! je délire ! C'est l'Homme qui veut avoir cet
espoir ! Le Dieu qui est dans l'Homme, le Dieu fait Homme, ne peut se faire
d'illusions ! Se dissipent les nuées légères qui me cachaient pour un moment
l'abîme, l'abîme déjà ouvert pour prendre celui qui a préféré les Ténèbres à
la Lumière... Pitié quand tu me le caches ! Pitié quand tu me le montres, maintenant
que tu m'as réconforté. Oui, Père, même cela ! Tout ! Et je serai Miséricorde
jusqu'à la fin car telle est mon Essence."
Il prie encore, d'une prière muette, les bras en croix, et
son visage tourmenté s'apaise de plus en plus en prenant un aspect de paix
auguste. Il devient presque lumineux, d'une lumière de joie intérieure, bien
qu'il n'y ait pas de sourire sur ses lèvres serrées. C'est la joie de son
esprit, en communion avec le Père, qui passe hors des voiles de la chair et
efface les marques que la douleur a creusées et peintes sur le visage amaigri
et spiritualisé qui est venu de plus en plus au Maître à mesure qu'il est
entré dans la douleur et qu'il s'est approché du sacrifice. Ce n'est déjà
plus un visage de la Terre, le visage du Christ dans les derniers temps de sa
vie mortelle, et aucun artiste ne serait capable de nous donner, même si le
Rédempteur se montrait à l'artiste, ce visage d'Homme-Dieu dégagé avec une
beauté surnaturelle par le ciseau de l'amour et de la douleur parfaits et
complets.
582.15 – Jésus est de nouveau à la
porte de l'enceinte, il entre, la ferme avec le verrou et il s'avance vers la
maison. Le serviteur de tout à l'heure le voit et court Lui prendre la grosse
clé que Jésus a dans les mains.
Il avance et rencontre Lazare :
"Maître, les femmes sont venues. Je les ai faites entrer dans la salle
blanche car dans la bibliothèque il y a Judas qui lit et qui est
souffrant."
"Je le sais. Merci pour les femmes. Sont-elles nombreuses ?"
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