Le lundi 22 avril 1946.
415> 545.1 – La nuit commence déjà à
tomber. Le serviteur,
remontant les bosquets du fleuve, éperonne son cheval qui fume de sueur pour
lui faire franchir la dénivellation qui existe en ce point entre le fleuve et
le chemin du village. Les flancs de la pauvre bête palpitent à cause de la
course rapide et longue. La sueur moire sa robe noire, et l'écume du mors
éclabousse son poitrail de taches blanches. Il halète en cambrant son cou et
en secouant sa tête.
Le voilà sur le sentier. Il a vite fait de rejoindre la maison. Le serviteur
saute à terre, attache le cheval à la haie, et appelle.
De derrière la maison se présente la tête de Pierre et, de sa voix un peu rauque, il
demande :
"Qui appelle ? Le Maître est fatigué. Cela fait des heures qu'il n'est
pas tranquille. Il fait presque nuit. Revenez demain."
"Je ne veux rien du Maître, moi. Je suis en bonne santé et je n'ai qu'un
mot à dire."
Pierre s'avance en disant :
"Et de la part de qui, si on peut le demander ? Si je ne puis
reconnaître à coup sur, je ne fais passer personne, et surtout quelqu'un qui
pue Jérusalem comme toi."
Il s'est avancé lentement, rendu plus soupçonneux par la beauté du cheval
maure richement harnaché, que par l'homme. Mais quand ils sont en face l'un
de l'autre, il fait un geste étonné :
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416> "Toi ? Mais n'es-tu pas un
serviteur de Lazare, toi ?"
Le serviteur ne sait que dire. Sa maîtresse lui a dit de ne parler qu'à Jésus, mais l'apôtre semble bien décidé à
ne pas le faire passer. Le nom de Lazare, il le sait, est puissant auprès des
apôtres. Il se décide à dire :
"Oui, je suis Jonas,
serviteur de Lazare. Je dois parler au Maître."
"Lazare est-il mal ? Est-ce lui qui t'envoie ?"
"Il est mal, oui. Mais ne me fais pas perdre de temps. Je dois retourner
au plus tôt." Et pour décider Pierre, il dit : "Il y a eu les sanhédristes à
Béthanie..."
"Les sanhédristes !!! Passe ! Passe !" et il ouvre le portail en
disant : "Détache le cheval. Nous allons lui donner à boire et de
l'herbe, si tu veux."
"J'ai de l'avoine, mais un peu d'herbe ne lui fera pas de mal. De l'eau
après; tout de suite, cela lui ferait du mal."
545.2 – Ils entrent dans la pièce où
se trouvent les couchettes et attachent la bête dans un coin pour la garder à
l'abri de l'air; le serviteur la couvre avec la couverture qui
était attachée à la selle, lui donne de l'avoine et de l'herbe que Pierre a
prise je ne sais où. Puis ils reviennent dehors et Pierre conduit le
serviteur dans la cuisine et lui donne une tasse de lait chaud qu'il prend
dans un petit chaudron qui est près du feu allumé, au lieu de l'eau que le
serviteur avait demandée. Pendant que le serviteur boit et se réchauffe
auprès du feu, Pierre, qui s'abstient héroïquement de poser des questions,
dit :
"Le lait vaut mieux que l'eau que tu voulais. Et puisque nous en avons !
Tu as tout fait en une étape ?"
"En une étape et je ferai ainsi au retour."
"Tu vas être fatigué. Et le cheval va tenir le coup ?"
"Je l'espère. Et puis, au retour, je ne galoperai pas comme à
l'aller."
"Mais il va faire nuit bientôt. La lune commence déjà à se lever... Comment
vas-tu faire au fleuve ?"
"J'espère y arriver avant qu'elle se couche, autrement je resterai dans
le bois jusqu'à l'aube. Mais j'arriverai avant."
"Et après ? La route est longue du fleuve à Béthanie, et la lune se
couche de bonne heure. Elle en est à ses premiers jours."
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417> "J'ai une bonne lanterne, je
l'allumerai et j'irai doucement. Si doucement que j'aille, je m'approcherai
toujours de la maison."
"Veux-tu du pain et du fromage ? Nous en avons et aussi du poisson.
C'est moi qui l'ai péché. Parce qu'aujourd'hui je suis resté ici avec Thomas. Mais maintenant Thomas est allé
prendre du pain chez une femme qui nous rend service."
"Non, ne te prive de rien. J'ai mangé en route, mais j'avais soif et
besoin aussi de quelque chose de chaud. Maintenant, je suis bien. Mais
veux-tu aller voir le Maître ? Est-il ici ?"
"Oui, oui. S'il n'y avait pas été, je te l'aurais dit tout de suite. Il
est à côté qui se repose, car il vient tant de gens ici... J'ai même peur que
la chose fasse du bruit et vienne à alarmer les pharisiens. Prends encore un
peu de lait. D'ailleurs tu devras laisser manger le cheval... et le faire
reposer. Ses flancs battaient comme une voile mal tendue..."
"Non. Le lait, vous en avez besoin. Vous êtes si nombreux."
"Oui, mais sauf Jésus qui parle tant qu'il en a la poitrine fatiguée, et
les plus âgés, nous qui sommes robustes, nous mangeons des choses qui font
travailler les dents. Prends. C'est celui des brebis laissées par le
vieillard. Quand nous sommes ici, la femme
nous l'apporte, mais si nous en voulons davantage,
tous nous en donnent. Ils nous aiment bien ici et ils nous aident.
545.3 – Et... dis-moi un peu : ils étaient si nombreux les sanhédristes ?"
"Oh ! presque tous et d'autres avec eux : sadducéens, scribes,
pharisiens, juifs de grande fortune, et aussi quelques hérodiens..."
"Et qu'étaient-ils venus faire ces gens à Béthanie ? Est-ce que Joseph
et Nicodème y étaient ?"
"Non. Ils étaient venus les jours d'avant, et Manahen aussi était venu. Ceux-ci n'étaient
pas de ceux qui aiment le Seigneur."
"Eh
! je le crois ! Il y en a tellement peu au Sanhédrin qui l'aiment
! Mais que voulaient-ils exactement ?"
"Saluer Lazare,
ont-ils dit en entrant..."
"Hum ! Quel amour étrange ! Ils l'ont toujours écarté pour tant de
raisons !... Bien !... Croyons-le aussi... Ils y sont restés longtemps
?"
"Assez. Et ils sont partis fâchés. Moi je ne sers pas à la maison et
donc je ne servais pas aux tables, mais ceux qui étaient à l'intérieur pour
servir disent qu'ils ont parlé avec les maîtresses et qu'ils ont voulu voir
Lazare. C'est Elchias
qui est allé voir Lazare et..."
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418> "La bonne peau !..." murmure
Pierre entre ses dents.
"Qu'as-tu dit ?"
"Rien, rien ! Continue. Et il a parlé avec Lazare ?"
"Je crois. Il y est allé avec Marie. Mais ensuite, je ne sais
pourquoi... Marie
s'est agitée et les serviteurs, prêts à accourir des pièces voisines, disent
qu'elle les a chassés comme des chiens..."
"Vive elle ! Ce qu'il faut ! Et elles t'ont envoyé
le dire ?"
"Ne me fais pas perdre plus de temps, Simon de Jonas."
"Tu as raison, viens."
545.4 – Il le conduit à une porte, il
frappe. Il dit :
"Maître, il y a un serviteur de Lazare. Il veut te parler."
"Entre" dit Jésus.
Pierre ouvre la porte, fait entrer le serviteur, ferme et se retire,
méritoirement, près du feu pour mortifier sa curiosité.
Jésus est assis sur le bord de sa couchette dans la petite pièce où il y a à
peine de la place pour la couchette et la personne qui l'habite. Ce devait
être auparavant un abri pour les vivres car il y a encore des crochets aux
murs et des planches sur des chevilles. Jésus regarde en souriant le
serviteur qui s'est agenouillé, et il le salue :
"La paix soit avec toi. Puis il ajoute : "Quelles nouvelles m'apportes-tu
? Lève-toi et parle."
"Mes maîtresses m'envoient te
dire
d'y aller tout de suite, car Lazare est très malade et le médecin dit
qu'il va mourir. Marthe et Marie
t'en supplient et elles m'ont envoyé te dire : "Viens, car Toi
seul peux le guérir."
"Dis-leur de rester tranquilles, ce
n'est pas une maladie mortelle, mais c'est la gloire de Dieu pour que sa
puissance soit glorifiée en son Fils."
"Mais il est très grave, Maître ! Sa chair est gangrenée, et il ne se
nourrit plus. J'ai éreinté le cheval pour arriver plus tôt..."
"Peu importe. C'est comme je dis."
"Mais viendras-tu ?"
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419> "Je viendrai. Dis-leur que je
viendrai et qu'elles aient foi. Qu'elles aient foi. Une foi absolue. Tu as
compris ? Va. Paix à toi et à celles qui t'envoient. Je te répète : "Qu'elles
aient foi absolue. Va."
Le serviteur salue et se retire.
545.5 – Pierre court à sa rencontre :
"Tu as eu vite fait de le dire. Je pensais à un long discours..."
Il le regarde, le regarde... Le désir de savoir transpire par tous les pores
de son visage, mais il se retient...
"Je pars. Veux-tu me donner de l'eau pour le cheval ? Après, je
partirai."
"Viens. De l'eau !... Nous avons tout un fleuve pour t'en donner, en
plus du puits pour nous"
Et Pierre, muni d'une lampe, le précède et donne l'eau demandée.
Ils font boire le cheval. Le serviteur soulève la couverture, examine les
fers, la sous-ventrière, les rênes, les étriers. Il explique :
"Il a tant couru ! Mais tout est en bon état. Adieu, Simon Pierre, et
prie pour nous."
Il conduit le cheval dehors, il sort sur la route en le tenant par la bride,
met un pied dans l'étrier, va monter en selle. Pierre le retient en lui
mettant une main sur le bras et en disant :
"La seule chose que je veux savoir : y a-t-il danger pour Lui à rester
ici ? Ont-ils fait cette menace ? Voulaient-ils savoir des deux sœurs où nous
étions ? Dis-le, au nom de Dieu !"
"Non, Simon, non. On n'en a pas parlé. C'est pour Lazare qu'ils sont
venus... Entre nous on soupçonne que c'était pour voir si le Maître était là
et si Lazare était lépreux, car Marthe criait très fort qu'il n'est pas
lépreux et elle pleurait... Adieu, Simon, paix à toi."
"Et à toi et à tes maîtresses. Que Dieu t'accompagne dans ton retour à
la maison..."
Il le regarde partir... disparaître bientôt au bout de la rue, car le
serviteur préfère prendre la grande route éclairée par la lumière de la lune
plutôt que le sentier obscur du bois le long du fleuve. Il reste pensif, puis
il ferme la grille et revient à la maison.
545.6 – Il va trouver Jésus qui est
toujours assis sur sa couchette, les mains appuyées sur le bord et pensif.
Mais il se secoue en sentant près de Lui Pierre qui le regarde comme pour
l'interroger. Il sourit.
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420> "Tu souris, Maître ?"
"Je te souris, Simon de Jonas. Assieds-toi près de Moi. Les autres
sont-ils revenus ?"
"Non, pas même Thomas. Il aura trouvé à parler."
"C'est bien."
"Bien qu'il parle ? Bien que les autres tardent ? Lui ne parle que trop.
Lui est toujours gai ! Et les autres ? Je suis toujours inquiet tant qu'ils
ne sont pas de retour. J'ai toujours peur, moi."
"Et de quoi, mon Simon ? Il n'arrive rien de mal pour le moment,
crois-le. Mets-toi en paix et imite Thomas qui est toujours gai. Toi, au
contraire, tu es très triste depuis quelque temps."
"Je défie quiconque t'aime de ne pas l'être ! Je suis vieux désormais,
et je réfléchis plus que les jeunes. Car eux aussi t'aiment, mais ils sont
jeunes et réfléchissent moins... Mais s'il te plaît que je sois plus gai, je
le serai, je m'efforcerai de l'être. Mais pour pouvoir l'être, donne-moi au
moins une raison de l'être. Dis-moi la vérité, mon Seigneur, Je te le demande
à genoux (et il glisse en fait à genoux). Que t'a dit le serviteur de Lazare
? Qu'ils te cherchent ? Qu'ils veulent te nuire ? Que..."
Jésus met sa main sur la tête de Pierre :
"Mais non, Simon ! Rien de cela. Il est venu me dire que l'état de
Lazare s'est beaucoup aggravé, et on n'a parlé que de Lazare."
"Vraiment, vraiment ?"
"Vraiment, Simon. Et j'ai répondu qu'elles aient foi."
"Mais à Béthanie y sont allés ceux du Sanhédrin, tu le sais ?"
"Chose naturelle ! La maison de Lazare est une grande maisonnée, et nos
usages comportent que l'on donne ces honneurs à un homme puissant qui meurt.
Ne t'agite pas, Simon."
"Mais tu crois vraiment qu'ils n'ont pas profité de cette excuse
pour..."
"Pour voir si j'étais là. Eh bien, ils ne m'ont pas trouvé. Allons, ne
t'effraie pas ainsi, comme si déjà ils m'avaient pris. Reviens ici, pauvre
Simon, qui ne veut absolument pas se persuader que rien ne peut m'arriver de
mal jusqu'au moment décrété par Dieu, et que alors... rien ne pourra me
défendre du Mal..."
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421/422> Pierre s'accroche
à son cou et Lui ferme la bouche en y posant un baiser et en disant :
Tais-toi ! Tais-toi ! Ne me dis pas ces choses ! Je ne veux pas
les entendre !"
Jésus réussit à se dégager assez pour pouvoir parler et il murmure :
"Tu ne veux pas les entendre
et c'est une erreur ! Mais je t'excuse...
545.7 – Écoute, Simon, Puisque tu
étais seul ici, toi et Moi seuls
nous devons savoir ce qui est arrivé. Tu m'as compris ?"
"Oui, Maître, je ne parlerai avec aucun des compagnons."
"Que de sacrifices, n'est-ce pas, Simon ?"
"Sacrifices ? Lesquels ? Ici on est bien. Nous avons le
nécessaire."
"Sacrifices de ne pas questionner, de ne pas parler,
de supporter Judas... d'être loin de ton lac... Mais Dieu te donnera une
compensation pour tout."
"Oh ! si c'est de cela que tu veux parler !... Au lieu du lac, j'ai le
fleuve et... je m'en contente. Pour Judas... j'ai Toi qui es une large
compensation... Et pour les autres choses !... Bagatelles ! Et elles me
servent à devenir moins rustre et plus semblable à Toi. Comme je suis heureux
d'être ici avec Toi ! Dans tes bras ! Le palais de César ne me paraîtrait pas
plus beau que cette maison, si je pouvais rester toujours ainsi, dans tes
bras."
"Qu'en sais-tu du palais de César ? L'as-tu vu peut-être ?"
"Non, et je ne le verrai jamais. Mais je n'y tiens pas. Pourtant
j'imagine qu'il est grand, beau, rempli de belles choses... et d'ordures,
comme Rome toute entière, j'imagine. Je n'y resterais pas même si on me couvrait
d'or !"
"Où ? Au palais de César, ou à Rome ?"
"Aux deux endroits. Anathème !"
"Mais c'est justement parce qu'ils sont
tels qu'il faut les évangéliser."
"Et que veux-tu faire à Rome ?! Ce n'est qu'un lupanar ! Rien à faire,
là-bas, à moins que tu y viennes, Toi. Alors !..."
"J'y viendrai. Rome est la capitale du monde. Rome une fois conquise, c'est
le monde qui est conquis."
"Nous allons à Rome ? Tu te proclames roi, là-bas ! Miséricorde et
puissance de Dieu ! Cela c'est un miracle !"
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