Le mardi 27
novembre 1945.
336/337> 343.1 – La plaine côtoie le Jourdain
avant qu'il se jette dans le lac de Méron. Une belle plaine sur laquelle de
jour en jour croissent plus luxuriantes les céréales et fleurissent les
arbres à fruits. Les collines, au-delà desquelles se trouve Cédès, sont
maintenant derrière des pèlerins qui, transis de froid, cheminent vivement
aux premières lumières du jour, en jetant un œil d'envie sur le soleil qui
s'élève et en le cherchant dès que ses rayons touchent les prés et caressent
les frondaisons. Ils doivent avoir dormi à la belle étoile, ou au mieux dans
un pailler, car les vêtements sont froissés et conservent des brins de paille
et des feuilles sèches qu'ils enlèvent à mesure qu'ils les découvrent à la
lumière plus forte.
Le fleuve s'annonce par son bruissement, qui paraît puissant dans le silence
matinal de la campagne, et par une rangée serrée d'arbres aux feuilles
nouvelles qui tremblent à la brise légère du matin. Mais on ne le découvre
pas encore, enseveli comme il l'est dans la plaine plate. Quand ses eaux
bleues, grossies de nombreux petits torrents qui descendent des collines à
l'ouest, se voient scintillantes dans la verdure nouvelle des rives, on est
presque sur le bord.
"Suivons-nous la rive jusqu'au pont, ou bien passons-nous le fleuve
ici ?" demandent-ils à Jésus qui était seul, pensif, et qui s'est
arrêté pour les attendre.
"Voyez s'il y a une barque pour passer. Il vaut mieux aller par
ici..."
"Oui. Au pont qui est justement sur la route pour Césarée Panéade, nous
pourrions rencontrer de nouveau quelqu'un envoyé sur nos traces" observe
Barthélemy renfrogné en regardant Judas.
"Non, ne me regarde pas de travers. Moi, je ne savais pas que l'on
devait venir ici, et je n'ai rien dit. Il était facile de deviner que, de Séphet, Jésus serait allé aux tombes des rabbis et à
Cédès. Mais je n'aurais jamais pensé qu'il voudrait pousser jusqu'à la
capitale de Philippe, Eux l'ignorent donc, et nous ne les trouverons pas par
ma faute, ni par leur volonté. À moins d'avoir Belzébuth pour les
conduire" dit calme et humble l'Iscariote.
"C'est bien, parce qu'avec certaines gens... Il faut avoir l’œil et
surveiller les paroles, ne pas laisser de traces de nos projets, il faut
faire attention à tout. Autrement notre évangélisation se changera en une
fuite perpétuelle" réplique Barthélemy.
Jean et André reviennent.
Ils disent :
"Nous avons trouvé deux barques. On passe pour une drachme par barque.
Descendons sur le bord."
Et dans les deux petites barques ils passent, en deux fois, sur l'autre rive.
La plaine plate et fertile les accueille aussi en cet endroit. Une plaine
fertile mais peu peuplée .
Seuls les paysans qui la cultivent y ont leur maison.
343.2 – "Hum ! Comment
allons-nous faire pour le pain ! Moi, j'ai faim. Et ici... il n'y a pas
même les épis philistins... De l'herbe et des feuilles, des
feuilles et des fleurs. Je ne suis ni une brebis ni une abeille" murmure
Pierre à ses compagnons qui sourient de sa remarque.
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338>
Jude
Thaddée se retourne - il était un peu en avant - et il dit :
"Nous achèterons du pain au premier village."
"Pourvu qu'ils ne nous fassent pas fuir" termine Jacques de
Zébédée.
"Gardez-vous, vous qui dites de faire
attention à tout, de prendre le levain des pharisiens et des sadducéens. Il
me semble que vous êtes en train de le faire, sans réfléchir à ce que vous
faites de mal. Soyez attentifs ! Gardez-vous !" dit Jésus.
Les apôtres se regardent l'un l'autre et chuchotent :
"Mais que dit-il ? Le pain nous a été donné par cette femme du
sourd-muet et par l'hôte de Cédès. Et il est encore ici. Le seul que nous
avons. Et nous ne savons pas si nous pourrons en trouver à prendre pour notre
faim. Pourquoi donc dit-il que nous achetons aux pharisiens et aux sadducéens
du pain avec leur levain ? Peut-être ne veut-il pas qu'on achète dans
ces villages..."
Jésus, qui était de nouveau tout seul en avant, se retourne de nouveau :
"Pourquoi avez-vous peur de rester sans pain pour votre faim ? Même
si tous ici étaient sadducéens et pharisiens, vous ne resteriez pas sans pain
à cause de mon conseil. Ce n'est pas du levain qui se trouve dans le pain que
je parle, par conséquent vous pourrez acheter où vous voudrez le pain pour
vos ventres. Et si personne ne voulait vous en vendre, vous ne resteriez pas
non plus sans pain.
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339> Ne vous souvenez-vous pas des cinq pains dont se
rassasièrent cinq mille personnes ? Ne vous rappelez-vous pas que vous
avez ramassé douze paniers pleins de restes ? Je pourrais faire pour
vous, qui êtes dix et qui avez un pain, ce que j'ai fait pour cinq mille avec
cinq pains. Ne comprenez-vous pas à quel levain je fais allusion ? À
celui qui fermente dans le cœur des pharisiens, des sadducéens et des
docteurs, contre Moi. C'est la haine et c'est l'hérésie. Or vous êtes en
train d'aller vers la haine comme s'il était entré en vous une partie du
levain pharisaïque. On ne doit pas haïr même celui qui est notre ennemi.
N'ouvrez pas, même un soupirail, à ce qui n'est pas Dieu. Derrière le premier
élément en entreraient d'autres contraires à Dieu. Parfois, pour vouloir
combattre les ennemis à armes égales, on finit par périr ou être vaincu. Et
une fois vaincus, vous pourriez à leur contact absorber leurs doctrines. Non.
Ayez charité et réserve. Vous n'avez pas encore en vous suffisamment pour
pouvoir les combattre, ces doctrines, sans en être infectés. Car certains
éléments qu'elles ont, vous les avez, vous aussi. Et la rancœur à leur égard
en est un. Je vous dis encore qu'ils pourraient changer de méthode pour vous
séduire et vous enlever à Moi, en usant de mille gentillesses, en se montrant
repentis, désireux de faire la paix. Vous ne devez pas les fuir. Mais quand
ils chercheront à vous donner leurs doctrines, sachez ne pas les accueillir.
Voilà ce qu'est le levain dont je parle : l'animosité qui est contraire
à l'amour, et les fausses doctrines. Je vous le dis : soyez
prudents."
343.3 – "Ce signe que les
pharisiens demandaient hier, c'était du "levain",
Maître ?" demande Thomas.
"C'était du levain et du poison."
"Tu as bien fait de ne pas le leur donner."
"Mais je le leur donnerai un jour."
"Quand ? Quand ?" demandent-ils, curieux.
"Un jour..."
"Et quel signe est-ce ? Tu ne le dis pas même à nous, tes
apôtres ? Pour qu'on puisse le reconnaître tout de suite" demande
Pierre désireux de savoir.
"Vous, vous ne devriez pas avoir besoin d'un signe."
"Oh ! ce n'est pas pour pouvoir croire en Toi ! Nous ne sommes
pas des gens à avoir de nombreuses pensées, nous. Nous en avons une
seule : t'aimer" dit vivement Jacques de Zébédée.
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340> 343.4 – "Mais les gens, vous qui
les approchez si familièrement plus que Moi, et sans la crainte que je peux
leur inspirer, que disent-ils que je suis ? Et comment définissent-ils
le Fils de l'homme ?"
"Certains disent que tu es Jésus, c'est-à-dire le Christ, et ce sont les
meilleurs. D'autres t'appellent Prophète, d'autres seulement Rabbi, et
d'autres, tu le sais, te disent fou et possédé."
"Quelques-uns pourtant se servent pour Toi du nom que tu te donnes et
ils t'appellent : "Fils de l'homme"
"Et certains aussi disent que cela ne peut-être, parce que le Fils de
l'homme c'est une chose bien différente. Et cela n'est pas toujours négation
car, au fond, ils admettent que tu es plus que Fils de l'homme : tu es
le Fils de Dieu. D'autres, au contraire, disent que tu n'es même pas le Fils
de l'homme, mais un pauvre homme que Satan agite ou que bouleverse la folie.
Tu vois que les opinions sont nombreuses et toutes différentes" dit
Barthélemy.
"Mais pour les gens, qu'est-ce donc que
le Fils de l'homme ?"
"C'est un homme où sont toutes les vertus les plus belles de l'homme, un
homme qui réunit en lui-même toutes les qualités requises d'intelligence, de
sagesse, de grâce, dont nous pensons qu'elles étaient en Adam et certains, à
ces qualités, ajoutent celle de ne pas mourir. Tu sais que déjà circule le
bruit que Jean Baptiste n'est pas mort, mais seulement transporté ailleurs
par les anges et qu'Hérode, pour ne pas se dire vaincu de Dieu, et plus
encore Hérodiade, ont tué un serviteur et, après l'avoir décapité, ont
présenté comme le cadavre du Baptiste le corps mutilé du serviteur. Les gens
racontent tant de choses ! Ainsi plusieurs pensent que le Fils de
l'homme est Jérémie ou bien Elie, ou l'un des Prophètes et même le Baptiste
en personne, en qui étaient grâce et sagesse et qui se disait le Précurseur
du Christ. Le Christ : l'Oint de Dieu. Le Fils de l'homme : un
grand homme né de l'homme. Un grand nombre ne peut admettre, ou ne veut pas
admettre, que Dieu ait pu envoyer son Fils sur la terre. Tu l'as dit
hier : "Ne croiront que ceux qui sont convaincus de l'infinie bonté
de Dieu". Israël croit davantage dans la rigueur de Dieu que dans sa
bonté..." dit encore Barthélemy.
"Oui. En effet ils se sentent si indignes qu'ils jugent impossible que
Dieu soit assez bon pour envoyer son Verbe pour les sauver. Ce qui fait
obstacle à leur croyance c'est la dégradation de leurs âmes" confirme le
Zélote, et il ajoute : "Tu dis que tu es le Fils de Dieu et de
l'homme.
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341> En effet, en Toi,
se trouve toute grâce et toute sagesse comme homme. Et je crois réellement
que quelqu'un qui serait né d'Adam en état de grâce t'aurait ressemblé pour
la beauté, l'intelligence et toute autre qualité. Et en Toi brille Dieu pour
la puissance. Mais qui peut le croire de ceux qui se croient dieux et qui
mesurent Dieu sur eux-mêmes, dans leur orgueil démesuré ? Eux, les
cruels, les haineux, les rapaces, les impurs, ils ne peuvent certainement pas
penser que Dieu ait poussé sa douceur jusqu'à se donner Lui-même pour les
racheter, son amour pour les sauver, sa générosité pour se livrer à l'homme,
sa pureté pour se sacrifier parmi nous. Ils ne le peuvent pas, eux qui sont
si impitoyables et pointilleux pour rechercher et punir les fautes."
343.5 – "Et vous, qui dites-vous
que je suis ? Dites-le vraiment d'après votre jugement, sans tenir
compte de mes paroles et de celles d'autrui. Si vous étiez obligés de me
juger, qui diriez-vous que je suis ?"
"Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant"
s'écrie Pierre en s'agenouillant, les bras tendus en haut, vers Jésus qui le
regarde avec un visage tout lumineux et qui se penche afin de le relever pour
l'embrasser en disant :
"Tu es bienheureux, ô Simon, fils de Jonas ! Car ce n'est pas la
chair ni le sang qui te l'ont révélé, mais mon Père qui est dans les Cieux.
Dès le premier jour que tu es venu vers Moi, tu t'es posé cette question, et
parce que tu étais simple et honnête, tu as su comprendre et accepter la
réponse qui te venait du Ciel. Tu n'avais pas vu les manifestations
surnaturelles comme ton frère et Jean et Jacques. Tu ne connaissais pas ma
sainteté de fils, d'ouvrier, de citoyen comme Jude et Jacques, mes frères. Tu
n'as pas profité d'un miracle et tu ne m'as pas vu en accomplir, et je ne
t'ai pas donné de signe de ma puissance comme je l'ai fait et comme l'ont vu
Philippe, Nathanaël, Simon le Cananéen, Thomas, Judas. Tu n'as pas été
subjugué par ma volonté comme Mathieu le publicain. Et pourtant tu t'es
écrié : "Il est le Christ !" Dès la première heure que tu
m'as vu, tu as cru et jamais ta foi n'a été ébranlée. C'est pour cela que je t'ai appelé Céphas,
et pour cela c'est sur toi, Pierre, que j'édifierai mon Église et les
puissances de l'Enfer ne prévaudront pas contre elle. C'est à toi que je
donnerai les clefs du Royaume des Cieux.
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342/343> Et tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans
les Cieux, et tout ce que tu auras délié sur la terre sera délié dans les
Cieux, ô homme fidèle et prudent dont j'ai pu éprouver le cœur. Et ici, dès
cet instant, tu es le chef auquel il faut donner l'obéissance et le respect
comme à un autre Moi-même. Et c'est tel que je le proclame devant vous
tous."
343.6 – Si Jésus avait écrasé Pierre
sous une grêle de reproches, les pleurs de Pierre n'auraient pas été aussi
forts. Il pleure et éclate en sanglots, le visage sur la poitrine de Jésus.
Des pleurs qui n'auront leur égal que dans ceux incoercibles de sa douleur
d'avoir renié Jésus. Maintenant ce sont des pleurs faits de mille sentiments
humbles et bons... Un peu encore de l'ancien Simon le pêcheur de Bethsaïda
qui, à la première annonce de son frère, avait dit en riant : "Le
Messie t'apparaît !... Vraiment !" incrédule et plaisant -
mais un peu de l'ancien Simon s'effrite sous ces pleurs pour faire
apparaître, sous la couche mince de son humanité, toujours plus nettement le
Pierre, Pontife de l'Église du Christ.
Quand il lève son visage, timide, confus, il ne sait faire qu'un geste pour
dire tout, pour promettre tout, pour se donner tout entier
à son nouveau ministère : celui de jeter ses bras courts et musclés au
cou de Jésus et de l'obliger à se pencher pour l'embrasser, en mêlant ses
cheveux et sa barbe un peu hérissés et grisonnants, aux cheveux et à la barbe
soyeux et dorés de Jésus, le regardant ensuite d'un regard adorant,
affectueux, suppliant de ses yeux un peu bovins, luisants et rougis par les
larmes qu'il a versées, en tenant dans ses mains calleuses, larges; épaisses,
le visage ascétique du Maître penché sur le sien, comme si c'était un vase
d'où coulait une liqueur vivifiante... et il boit, boit, boit douceur et
grâce, sécurité et force, de ce visage, de ces yeux, de ce sourire...
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