Vision du dimanche 20 mai 1945 (Pentecôte)
65>
168.1 – Marie
travaille paisiblement à une toile. C'est le soir. Toutes les portes sont
fermées, une lampe à trois becs
éclaire la petite pièce de Nazareth et surtout la table près de laquelle la
Vierge est assise. La toile, peut-être un drap, retombe du coffre et de ses
genoux jusqu'à terre et Marie, vêtue de bleu foncé; semble émerger d'un tas
de neige. Elle est seule. Elle coud avec agilité, la tête penchée sur son
travail, et la lampe éclaire le haut de sa tête en y produisant des
reflets d'or clair. Le reste du visage est dans la pénombre.
Dans la pièce bien rangée règne le plus grand silence. Et
même de la rue, déserte pendant la nuit, n'arrive aucun bruit. Et du jardin
non plus. La lourde porte qui, de la pièce où Marie travaille, celle où elle
prend habituellement ses repas et où elle reçoit les amis, donne sur le
jardin, est fermée. Elle empêche de pénétrer même au bruit de la fontaine
dont l'eau se déverse dans le bassin .
C'est vraiment le silence le plus profond. Je voudrais savoir où se trouve la
pensée de la Vierge pendant que ses mains travaillent activement...
Un coup discret à la porte qui donne sur la rue. Marie lève la tête,
écoute... Mais le coup a été si léger que Marie doit penser qu'il est produit
par un animal nocturne ou par un peu de vent qui a secoué la porte. Elle
penche de nouveau la tête sur son travail. Mais le coup se fait entendre plus
distinctement. Marie se lève et va vers la porte. Elle demande avant
d'ouvrir :
"Qui frappe ?"
Une faible voix répond:
"Une femme. Au nom de Jésus, pitié pour moi."
Marie ouvre tout de suite en soulevant la lampe pour voir qui est cette
pèlerine. Elle voit un tas d'étoffe, un enchevêtrement d'où rien ne
transparaît. Un pauvre enchevêtrement qui reste courbé dans une profonde
inclination quand elle dit:
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66> "Salut, Maîtresse !"
Et elle répète encore :
"Au nom de Jésus, pitié pour moi."
"Entre et dis-moi ce que tu veux. Je ne te connais pas."
"Personne ne me connaît et beaucoup me connaissent, Maîtresse. Le Vice
me connaît. Et la Sainteté me connaît. Mais j'ai besoin que maintenant la
Pitié m'ouvre les bras. Et tu es la pitié..."
Et elle pleure.
"Mais, entre donc... Et dis-moi... Tu m'en as dit assez pour que je
comprenne que tu es une malheureuse... Mais, qui tu es, je ne le sais pas
encore. Ton nom, ma sœur..."
"Oh ! non ! Pas ma sœur ! Je ne puis être ta sœur... Tu
es la Mère du Bien... moi... moi, je suis le Mal..."
Et elle pleure toujours plus fort sous son manteau qui la cache toute
entière.
Marie pose la lampe sur un siège, prend la main de l'inconnue agenouillée sur
le seuil et la force à se lever.
168.2 – Marie ne la connaît pas...
moi, oui : C'est la
femme voilée de "La Belle Eau".
Elle se lève, humiliée, tremblante, secouée par ses pleurs et
elle hésite encore à entrer en disant :
"Je suis une païenne, Maîtresse. Pour vous hébreux : ordure, même si j'étais sainte. Mais deux
fois ordure car je suis une prostituée. "
"Si tu viens à moi, si tu cherches mon Fils à travers moi, tu ne peux
être qu'un cœur qui se repent. Cette maison accueille tout ce qui s'appelle
Douleur."
Et elle l'attire à l'intérieur en fermant la porte, remet la lampe sur la
table, lui offre un siège en lui disant :
"Parle."
Mais la femme voilée ne veut pas s'asseoir. Un peu penchée, elle continue de
pleurer. Marie est devant elle, douce et majestueuse. Elle attend, en priant,
que son chagrin se calme. Je la vois qui prie par toute son attitude bien que
rien en elle ne révèle qu'elle prie : ni les mains qui tiennent toujours
la petite main de la Voilée, ni les lèvres qui sont closes.
Enfin les larmes s'arrêtent. La femme s'essuie le visage avec son voile et
dit ensuite :
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67> "Et pourtant, je ne suis pas
venue de si loin pour rester inconnue. C'est l'heure de ma rédemption et je
dois me découvrir pour... pour te montrer de combien de plaies est couvert
mon cœur. Et... et tu es une mère... et sa Mère... Tu auras donc pitié de
moi."
"Oui, ma fille."
"Oh ! oui ! Appelle-moi ma fille !... J'avais une mère...
et je l'ai abandonnée... On m'a dit depuis qu'elle est morte de chagrin...
J'avais un père... il m'a maudite... et il dit aux gens de la ville :
"Je n'ai plus de fille"...
Elle a une crise violente de larmes. Marie devient pâle de peine. Mais elle
lui met la main sur la tête pour la réconforter. La femme reprend :
"Je n'aurai plus personne qui m'appelle : ma fille !... Oui,
ainsi, caresse-moi ainsi, comme le faisait ma maman... quand j'étais pure et
bonne... Permets-moi de baiser cette main et d'essuyer avec elle mes larmes.
Mes larmes seules ne me lavent pas. Combien j'ai pleuré depuis que j'ai
compris !... Auparavant j'avais pleuré aussi, car c'est horrible de
n'être qu'une chair vendue, insultée par l'homme. Mais ce n'était que les
plaintes d'un animal brutalisé qui hait et se révolte contre celui qui le
torture et le souille toujours plus car... je changeais de maître, mais
c'était toujours la même bestialité... Depuis huit mois je pleure
... parce que j'ai compris... J'ai compris ma misère, ma pourriture. J'en
suis couverte, saturée et j'en ai la nausée... Mais mes pleurs toujours plus
conscients ne me lavent pas encore. Ils se mélangent à ma pourriture et ne la
lavent pas. Oh ! Mère ! Essuie mes larmes, et je serai purifiée de
façon à pouvoir approcher mon Sauveur !"
"Oui, ma fille, oui. Assieds-toi, ici, avec moi et parle paisiblement.
Abandonne tout ce poids ici, sur mes genoux de Mère"
Et Marie s'assied.
168.3 – Mais la femme glisse à ses
pieds et veut parler ainsi. Elle commence doucement :
"Je suis de Syracuse... J'ai vingt-six ans... J'étais la fille d'un
intendant diriez-vous, nous nous disons du procurateur d'un grand seigneur
romain. J'étais fille unique. Je vivais heureuse. Nous habitions près de la
plage dans une très belle villa dont mon père était l'intendant. De temps à
autre le propriétaire de la villa venait, ou sa femme, et ses enfants... Ils
nous traitaient bien et ils étaient gentils avec moi.
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68> Les filles jouaient avec moi... Ma
maman était heureuse... elle était fière de moi. J'étais belle... j'étais
intelligente... tout me réussissait... Mais j'aimais davantage les choses frivoles
que les bonnes. À Syracuse, il y a un grand théâtre. Un grand théâtre...
beau... vaste...
Il sert aux jeux et aux comédies... Dans les comédies et les tragédies qu'on
y donne, on emploie beaucoup les mimes. Elles soulignent par leurs danses
muettes ce qu'exprime le chœur. Tu ne sais pas... mais même avec les mains,
avec les mouvements du corps, nous pouvons exprimer les sentiments de l'homme
agité par quelque passion... On forme dans une palestre contiguë au théâtre
des adolescents et des adolescentes au métier de mime. Ils doivent être beaux
comme des dieux et agiles comme des papillons... J'aimais beaucoup aller sur
une éminence qui dominait cet endroit et regarder les danses des mimes. Et
puis je les refaisais sur les prés fleuris, sur le sable blond de ma terre,
dans le jardin de la villa. Je paraissais une statue artistique ou bien un
vent qui survole, tant je savais me fixer dans des poses statuaires ou voler
sans presque toucher le sol. Mes riches amies m'admiraient... et ma maman en
était fière..."
La femme voilée parle, se remémore, revoit le passé comme en un songe, et
elle pleure. Les sanglots ponctuent ses dires.
"Un jour... c'était en mai... Syracuse était tout en fleurs. Les
festivités étaient terminées depuis peu
et j'étais restée enthousiaste d'une danse exécutée au théâtre... Mes maîtres
m'y avaient conduite avec leurs filles. J'avais quatorze ans... Dans cette
danse, les mimes devaient représenter les nymphes du printemps accourant pour
adorer Cérès. Elles dansaient couronnées de roses, vêtues de roses... De
roses seulement, car leur vêtement était un voile très léger, un filet de fil
d'araignée sur lequel étaient éparses les roses... Dans leur danse, elles
semblaient des Hébés ailées ,
tant elles couraient avec légèreté. Leurs corps splendides se voyaient à travers les écharpes de voile fleuri qui formaient des ailes derrière
elles... J'étudiai cette danse... et un jour... un jour..."
168.4 – La femme voilée pleure encore
plus fort... Puis elle se reprend :
"J'étais belle. Je le suis. Regarde."
Elle se dresse debout, rejetant rapidement son voile en arrière et laissant retomber
son manteau. Et moi, je reste ébahie car je vois surgir des étoffes qu'elle a
repoussées Aglaé,
très belle dans son humble vêtement, avec sa simple coiffure à tresses, sans
joyaux, sans étoffe de prix, une vraie fleur de chair, svelte et pourtant
parfaite, avec un très beau visage, brun clair et des yeux veloutés mais
pleins de feu.
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69> Elle se remet à genoux devant Marie:
"J'étais belle, pour mon malheur et j'étais folle. Ce jour-là, je
m'habillai avec des voiles. Les filles de mon maître m'aidèrent. Elles
aimaient me voir danser... Je m'habillai dans un coin de la plage blonde, en
face de la mer azurée. Sur la plage, déserte en ce lieu, il y avait des
fleurs sauvages, blanches et jaunes au parfum pénétrant d'amandier, de vanille ,
de chair à peine pure. Des agrumes, il arrivait aussi des bouffées de parfum
pénétrant, les roses de Syracuse exhalaient leurs odeurs, et aussi la mer, et
aussi le sable. Le soleil faisait exhaler des odeurs de toutes choses... Un
vague sentiment de panique me montait à la tête. Je me sentais nymphe, moi
aussi, et j'adorais... quoi ? La Terre féconde ? Le Soleil qui la
fécondait ? Je ne sais. Païenne parmi les païens, je crois que j'adorais
le Sens, mon roi despotique, que je ne pensais pas avoir en moi, mais qui
était puissant, plus qu'un dieu... Je me couronnai de roses que j'avais
prises dans le jardin... et je dansai... J'étais ivre de lumière, de parfums,
du plaisir d'être jeune, agile et belle. Je dansai... et on me vit. Je vis
qu'on me regardait. Mais je n'eus pas honte de paraître nue devant les deux
yeux avides d'un homme. Au contraire, je me complus à surfaire mes vols... Le
plaisir d'être admirée me donnait vraiment des ailes... Et ce fut ma ruine.
Trois jours après je restai seule car les maîtres étaient partis pour
regagner leur demeure patricienne de Rome. Mais, je ne restai pas à la
maison... ces deux yeux admirateurs m'avaient dévoilé autre chose que la
danse... Ils m'avaient dévoilé le sens et le sexe."
Marie a un geste involontaire de dégoût qu'Aglaé remarque.
"Oh ! mais tu es pure et peut-être je suis pour toi un être
répugnant..."
"Parle, parle, ma fille. Il vaut mieux que ce soit à Marie qu'à Lui.
Marie, c'est la mer qui lave... "
"Oui, il vaut mieux que ce soit à toi, c'est ce que je me suis dit aussi quand je sus qu'il avait une Mère... Car, tout d'abord, le
voyant si différent de tout autre homme, le seul qui soit tout esprit -
maintenant je sais que l'esprit existe et ce que c'est - tout d'abord je
n'aurais pu dire de quoi était fait ton Fils, ainsi pur de sensualité tout en
étant homme, et en moi même je pensais qu'il n'avait pas de mère, mais qu'il
était descendu ainsi sur la terre pour sauver les horribles misères dont je
suis la plus grande...
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70> 168.5 – Tous les jours je revins en
cet endroit espérant revoir cet homme, jeune, brun, beau... Et après quelque
temps, je le revis... Il me parla. Il me dit : "Viens avec moi à
Rome. Je t'amènerai à la cour impériale, tu seras la perle de Rome". Je
dis : "Oui, je serai ton épouse fidèle. Viens chez mon père".
il se mit à rire, moqueur, et me donna un baiser. Il dit : "Non pas
épouse, mais déesse, et moi, ton prêtre, je te dévoilerai les secrets de la
vie et du plaisir". J'étais folle, j'étais jeune, mais bien que jeune,
je n'ignorais pas ce qu'est la vie... j'étais rusée. J'étais folle, mais pas
encore dépravée... et je fus dégoûtée de sa proposition. Je m'échappai de ses
bras et courus à la maison... mais je n'en parlai pas à ma mère... et je ne
sus pas résister au désir de le revoir... Ses baisers m'avaient rendue encore
plus folle... et je revins. J'étais à peine revenue sur cette plage solitaire
qu'il m'embrassa, me baisant avec frénésie, une pluie de baisers, de paroles
amoureuses, de questions : "Est-ce que tout n'est pas dans cet
amour ? N'est-ce pas plus doux que le lien du mariage ? Que veux-tu
d'autre ? Peux-tu vivre sans cela ?"
Oh ! Mère... Je m'enfuis le soir même avec le dégoûtant patricien. Je
fus un chiffon piétiné par son animalité... Non pas déesse : fange. Non
pas perle : fumier. Il ne me révéla pas la vie, mais l'ordure de la vie,
l'infamie, le dégoût, la douleur, la honte, l'infinie misère de ne même plus
m'appartenir... Et puis... la chute totale. Après six mois d'orgie, fatigué
de moi, il passa à de nouveaux amours et je fus dans la rue. J'exploitai mes
talents de danseuse ... Je savais désormais que ma mère était morte de
chagrin. Je n'avais plus de maison, plus de père... Un maître de danse
m'accueillit dans son gymnase. Il me perfectionna... il m'exploita. ..il me
lança comme une fleur au courant de tous les arts sensuels au milieu du
patriciat corrompu de Rome. La fleur déjà souillée tomba dans un égout. Ce
furent dix années de descente dans l'abîme .
Toujours plus bas. Puis on m'amena ici pour charmer les loisirs d'Hérode et
je fus prise par un nouveau maître. Oh ! il n'y a pas de chien enchaîné
qui soit plus enchaîné que l'une de nous ! Et il n'y a pas
d'éleveur de chiens plus brutal que l'homme qui possède une femme !
Mère... tu trembles ! Je te fais horreur !"
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71> Marie s'est porté
la main au cœur comme si elle avait reçu un coup. Mais elle répond:
"Non, pas toi. Ce qui me fait horreur, c'est le Mal qui domine tant la
terre. Continue, pauvre enfant !"
"Il m'amena à Hébron... J'étais libre ? J'étais riche ? Oui,
parce que je n'étais pas en prison et que j'étais couverte de bijoux. Non,
parce que je ne pouvais voir que ceux que lui voulait et je ne pouvais même
plus disposer de moi.
168.6 – Un jour il vint à Hébron un
homme : l'Homme, ton Fils .
Cette maison Lui était chère. Je le sus et l'invitai à entrer. Shammai
n'était pas là ...
et par la fenêtre j'avais déjà entendu des paroles et vu une personne qui
m'avaient bouleversé. Mais, je te jure, ô Mère, que ce ne fut pas la chair
qui me poussa vers ton Jésus. Ce fut une chose que Lui me révéla qui me
poussa sur le seuil, méprisant les plaisanteries du vulgaire, pour Lui
dire : "Entre". Ce fut mon âme dont j'eus alors la révélation.
Il me dit: "Mon nom veut dire : Sauveur. Je sauve ceux qui ont un
vrai désir d'être sauvés. Je sauve en enseignant à être pur, à vouloir la
souffrance mais l'honneur, le Bien à tout prix. Je suis Celui qui cherche
ceux qui sont perdus, Celui qui donne la Vie. Je suis Pureté et Vérité".
Il me dit que j'avais moi aussi une âme et que je l'avais tuée par ma manière
de vivre. Mais il ne me maudit pas, ne se moqua pas de moi. Il ne me regarda
pas un instant ! Le premier homme qui ne me dévisagea pas d'un regard
avide, car j'ai la terrible malédiction d'attirer l'homme... Il me dit que
qui le cherche le trouve parce que Lui se trouve où l'on a besoin de médecin
et de remèdes. Et il est parti. Mais ses paroles étaient ici, et elles ne
sont plus sorties. Il m'a dit que son Nom voulait dire Sauveur
comme pour commencer à me guérir. Ses paroles m'étaient restées ainsi que ses
amis les bergers. Et je fis le premier pas en leur donnant l'obole et en
demandant leur prière ...
Et puis... Je me suis enfuie...
Oh ! sainte fugue que celle-là ! J'ai fui le péché, à la recherche
du Sauveur. Je suis allée le chercher, certaine de le trouver parce que Lui
me l'avait promis. On m'envoya auprès d'un homme du nom de Jean
,
en me disant que c'était Lui. Mais ce n'était pas Lui. Un hébreu me dirigea
vers "La Belle Eau" .
Je vivais en vendant l'or que j'avais en grande quantité. Pendant les mois où
j'étais à sa recherche ,
j'avais dû me couvrir le visage pour n'être pas reprise et parce que,
réellement, Aglaé était ensevelie sous ce voile.
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72> Morte la vieille Aglaé. Il y avait
sous ce voile sa pauvre âme blessée et exsangue qui
cherchait son médecin. Bien des fois, j'ai dû fuir l'homme qui me poursuivait
bien qu'ainsi camouflée dans mon vêtement. Même un des amis de ton Fils …
168.7 – À "La Belle Eau" je vivais
comme une bête : pauvre mais heureuse. Les averses et le fleuve me
purifièrent moins que ses paroles. Oh ! Aucune ne s'est perdue. Une fois
il pardonna à un assassin .
J'entendis et je fus sur le point de Lui dire : "Pardonne-moi, à
moi aussi". Une autre fois il parla de l'innocence perdue... Oh !
quels pleurs de regret ! Une autre fois il guérit un lépreux ...
et je fus sur le point de crier : "Purifie-moi de mon
péché..." Une autre fois il guérit un fou et c'était un romain ...
et je pleurai... et il me fit dire que les patries passent mais que le Ciel
reste. Un soir de tempête, il m'accueillit dans la maison ...
et puis il me fit trouver un logement par le régisseur... et il me fit dire
par un enfant : "Ne pleure pas"... Oh ! sa bonté !
Oh ! ma misère ! Si grandes toutes les deux que je n'osai pas
apporter ma misère à ses pieds... bien que l'un des siens m'eût instruit, la
nuit, sur l'infinie miséricorde de ton Fils .
Et puis il fut exposé aux pièges de gens qui voulaient voir un péché dans le
désir qu'avait une âme de renaître. Mon Sauveur est parti... et moi je l'ai
attendu... Mais l'attendait aussi la vengeance de gens bien plus indignes que
moi de le regarder. Car moi, j'ai péché en païenne contre moi-même, alors
qu'eux pèchent, connaissant déjà Dieu, contre le Fils de Dieu... et ils m'ont
frappée et plus que leurs pierres m'a blessée leur accusation, plus que dans
ma chair, ils m'ont blessée dans ma pauvre âme en l'amenant à désespérer.
Oh ! la lutte terrible avec moi-même ! Déchirée, sanglante,
blessée, fiévreuse, privée de mon Médecin, sans toit, sans pain, j'ai regardé
en arrière, devant moi... Le passé me disait : "Reviens", le
présent me disait: "Tue-toi", l'avenir me disait :
"Espère". J'ai espéré... Je ne me suis pas tuée. Je le ferais si
Lui me chassait car je ne veux plus être ce que j'étais !... Je me suis
traînée jusqu'à un pays à la recherche d'un abri... Mais j'ai été reconnue.
Comme une bête, j'ai dû fuir, ici, là, toujours poursuivie, toujours
méprisée, toujours maudite parce que je voulais être honnête et parce que
j'avais déçu ceux qui, par mon intermédiaire, voulaient frapper ton Fils. En
suivant le fleuve je suis remontée jusqu'en Galilée et suis venue ici...
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73> Tu n'y étais pas. Je suis allée à
Capharnaüm. Tu venais d'en partir .
Mais un vieil homme m'a vue. Un de ses ennemis, et il m'a fait un texte
d'accusation pour Lui, ton Fils, et comme je pleurais sans réagir, il m'a
dit... il m'a dit... "Tout pourrait changer pour toi si tu voulais être
ma maîtresse et ma complice pour accuser le Rabbi nazaréen. Il
suffit que tu dises, devant mes amis, que Lui était ton amant..."Je me
suis enfuie comme quelqu'un qui verrait s'ouvrir un buisson de fleurs sous un
nid de serpents .
168.8 – J'ai compris, de cette façon,
que je ne puis aller à ses pieds... et je viens aux tiens. Voici :
piétine-moi, je ne suis que boue. Voici : chasse-moi, je suis la
pécheresse. Voici : dis-moi mon nom : prostituée. J'accepterai tout
de toi, mais aie pitié de moi, Mère. Prends ma pauvre âme souillée et porte-la à Lui. C'est un péché que de remettre entre tes
mains ma luxure. Mais il n'y a que là qu'elle sera protégée du monde, qui la
veut, et deviendra pénitence. Dis-moi comment je dois faire. Dis-moi ce que
je dois faire. Dis-moi quels moyens je dois mettre en œuvre pour n'être plus
Aglaé. Que dois-je mutiler en moi ? Qu'est-ce que je dois m'arracher
pour n'être plus péché, plus séduction, pour n'avoir plus rien à craindre de
moi-même et de l'homme ? Dois-je m'arracher les yeux ? Dois-je me
brûler les lèvres ? Dois-je me couper la langue ? Les yeux, les
lèvres, la langue m'ont servi à faire le mal. Je ne veux plus le mal et je
suis disposée à me punir et à les punir en les sacrifiant. Ou veux-tu que je
m'arrache ces reins avides qui m'ont poussée à des amours dépravés ? Ces
entrailles insatiables dont je crains toujours le réveil ? Dis-moi,
dis-moi comment l'on fait pour oublier que l'on est femme et comment l'on
fait pour faire oublier que l'on est femme !"
Marie est bouleversée. Elle pleure, elle souffre, mais les seuls signes de sa
douleur ce sont les larmes qui tombent sur la repentie.
"Je veux mourir pardonnée. Je veux mourir sans autre souvenir que mon
Sauveur. Je veux mourir avec sa Sagesse pour amie... et je ne peux plus
l'approcher car le monde nous guette Lui et moi pour nous accuser..."
Aglaé pleure, jetée parterre comme une vraie loque.
168.9 – Marie se lève en murmurant
toute angoissée :
"Comme il est difficile d'être
rédempteurs !"
Aglaé, qui entend ce murmure et voit sa réaction,
gémit :
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74> "Tu le vois ! Tu vois
qu'à toi aussi j'inspire le dégoût ? Maintenant je m'en vais. C'est fini
pour moi !"
"Non, ma fille. Non, ce n'est pas fini. Pour toi maintenant, c'est le
commencement. Écoute, pauvre âme. Ce n'est pas pour toi que je gémis, mais
pour le monde cruel. Je ne te laisse pas partir, mais je te recueille, pauvre
hirondelle que la bourrasque a abattue contre mes murs. Je t'amènerai à Jésus,
et Lui t'indiquera le chemin de la rédemption..."
"Je n'espère plus... Le monde a raison. Je ne puis être pardonnée."
"Par le monde, non. Mais par Dieu, oui. Laisse-moi te parler au nom du
Suprême Amour qui m'a donné un Fils pour que je le donne au monde. Il m'a
sortie de la bienheureuse ignorance de ma virginité consacrée pour que le
monde ait le Pardon. Il m'a tiré le sang non de l'enfantement, mais du cœur
en me révélant que mon Fils est la Grande Victime. Regarde-moi, ma fille. Il
y a dans ce cœur une grande blessure. Elle gémit depuis trente ans et plus.
Elle s'élargit de plus en plus et me consume. Sais-tu quel nom, elle
a ?"
"Douleur."
"Non. Amour. Et c'est cet Amour qui me saigne pour que le Fils ne soit
pas seul à opérer le salut. C'est l'amour qui met en moi un feu pour que je
purifie ceux qui n'osent pas aller vers mon Fils. C'est l'amour qui me donne
les pleurs pour que je lave les pécheurs. Tu voulais mes caresses. Je te
donne mes larmes qui déjà te blanchissent pour que tu puisses regarder mon
Seigneur. Ne pleure pas ainsi. Tu n'es pas la seule pécheresse qui vient au
Seigneur et repart rachetée. Il y en a eu d'autres, et il y en aura d'autres.
Doutes-tu que Lui puisse te pardonner ? Mais ne vois-tu pas en tout ce
qui t'est arrivé une mystérieuse volonté de la Bonté Divine ? Qui t'a
amenée en Judée ? Qui t'a conduite dans la maison de Jean ? Qui t'a
mise à la fenêtre ce matin-là ? Qui a allumé une lumière pour éclairer
ses paroles ? Qui t'a donné la capacité de comprendre que la charité,
unie à la prière de celui qui reçoit un bienfait, obtient l'aide de
Dieu ? Qui t'a donné la force de t'enfuir de la maison de Shammaï ?
Qui t'a donné la force de persévérer les premiers jours jusqu'à son
arrivée ? Qui t'a conduite sur sa route ? Qui t'a rendue capable de
vivre en pénitente pour purifier toujours plus ton âme ? Qui t'a rendu
l'âme d'une martyre, l'âme d'une croyante, une âme persévérante, une âme
pure ? ...
Haut
de page.
75> Oui, ne secoue pas la tête.
Crois-tu qu'il n'y a de pur que celui qui n'a pas connu le sens ?
Crois-tu que l'âme ne puisse plus jamais redevenir vierge et belle ?
Oh ! ma fille ! Mais entre ma pureté qui est toute entière grâce du
Seigneur et ton héroïque ascèse pour retourner vers le sommet de ta pureté
perdue, crois que c'est la tienne qui est la plus grande. C'est toi qui la
construis: contre le sens, le besoin et l'habitude. Pour moi, c'est un don
naturel comme la respiration. Toi, tu dois briser au vif dans ta pensée, tes
affections, la chair, pour ne pas te souvenir, pour ne pas désirer, pour ne pas seconder. Moi...
Oh ! est-ce qu'une petite enfant de quelques heures peut désirer la
chair ? Et en a-t-elle le mérite de ne pas le faire ? Ainsi pour
moi. Je ne sais pas ce qu'est cette tragique faim qui a fait de l'humanité
une victime. Je ne sais autre chose que la très sainte faim de Dieu. Mais,
toi, tu ne la connaissais pas, et c'est par toi-même que tu l'as apprise.
Mais toi, l'autre faim, tragique et horrible, tu l'as domptée pour l'amour de
Dieu, ton unique amour maintenant. Souris, fille de la miséricorde
divine ! Mon Fils fait en toi ce qu'il t'a dit à Hébron. Il l'a déjà
fait. Tu es déjà sauvée car tu as eu la volonté sincère de te sauver, parce
que tu as appris la pureté, la douleur, le Bien. Ton âme est revenue à la
vie. Oui. Il te faut sa parole pour te dire au nom de Dieu : "Tu es
pardonnée". Moi, je ne peux la dire, mais je te donne mon baiser comme
une promesse, comme un commencement de pardon...
O Esprit Éternel, un peu de Toi est toujours en ta Marie ! Permets
qu'elle te répande, Esprit Sanctificateur, sur la créature qui pleure et
espère. Au nom de notre Fils, ô Dieu d'amour, sauve celle qui attend de Dieu
le salut. Que la Grâce, dont l'Ange m'a dit que Dieu m'a comblée, se pose
miraculeusement sur celle-ci et la soutienne, jusqu'à ce que l'absolve Jésus,
le Sauveur Béni, le Prêtre Suprême au nom du Père, du Fils et de L'Esprit…
Il fait nuit, ma fille. Tu es fatiguée et brisée. Viens. Repose-toi. Demain
tu partiras... Je t'enverrai dans une famille de gens honnêtes
,
car ici il vient maintenant trop de monde. Et je te donnerai un vêtement,
tout comme le mien. On te prendra pour une israélite. Je dois revoir mon Fils
en Judée, car la Pâque approche et à la nouvelle lune d'Avril, nous serons à
Béthanie. Je parlerai alors de toi. Viens à la maison de Simon le Zélote, Tu
m'y: trouveras et je te conduirai à Lui."
Haut
de page.
76> 168.10 – Aglaé pleure encore, mais
paisiblement. Elle s'est assise par terre. Marie aussi s'est assise de
nouveau. Aglaé met sa tête sur les genoux de Marie et baise sa main... Puis,
elle gémit :
"On me reconnaîtra..."
"Oh ! non, ne crains pas. Ton vêtement était désormais trop connu,
mais je te préparerai pour ce voyage que tu feras vers le Pardon. Et tu seras
comme la vierge qui va à ses noces : différente et inconnue à travers la
foule ignorante du rite. Viens. J'ai une petite chambre près de la mienne.
Elle a abrité des saints et des pèlerins désireux d'aller vers Dieu. Elle
t'abritera toi aussi."
Aglaé veut reprendre son manteau et son
voile.
"Laisse-les. Ce sont les habits de la pauvre Aglaé perdue. Elle n'existe plus... et d'elle il ne doit même pas rester ce vêtement. Il
a reçu trop de haine … et la haine fait mal autant que le péché."
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