Le vendredi 11 mai
1945.
17> 161.1 -
Jésus
est sur le point d’arriver en barque à Capharnaüm. Le soleil va se coucher et
le lac n’est qu’un scintillement jaune-rouge.
Tandis que les deux barques manœuvrent pour accoster, Jean
dit :
«Je me dépêche d’aller chercher de l’eau à la fontaine pour que tu puisses te
désaltérer.
– L’eau est bonne, ici, s’exclame André.
– Oui, elle est bonne. Et votre amour me la fait paraître encore meilleure.
– Moi, je vais porter le poisson à la maison. Les femmes les prépareront pour
le repas. Tu nous parleras ensuite, à elles et à nous ?
– Oui, Pierre.
– C’est le plus beau, maintenant, de revenir chez soi. Auparavant, nous
avions l’air de nomades. Mais maintenant, avec les femmes, il y a plus
d’ordre, plus d’amour. Et puis, voir ta Mère me fait oublier toute fatigue. Je ne
sais…»
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18> Jésus sourit et se tait.
La barque s’échoue sur la grève. Jean et André, en sous-vêtements courts,
sautent dans l’eau et tirent la barque sur la rive avec l’aide des garçons
puis disposent la planche qui sert de pont.
Jésus est le premier à descendre ; il attend que la seconde barque soit
amarrée pour s’unir à tous ses disciples. Puis, à pas lents, ils s’avancent
vers la fontaine. C’est une fontaine naturelle, une source qui jaillit un peu
en dehors du village et dont l’eau retombe dans un bassin en pierre, fraîche,
abondante, argentée.
Cette eau vous invite à la boire tant elle est limpide. Jean, qui a couru en
avant avec l’amphore, est déjà de retour et tend le broc ruisselant à Jésus,
qui boit à longues gorgées.
«Comme tu avais soif, mon Maître ! Et moi, comme un sot,
je ne m’étais pas procuré de l’eau !
– Cela ne fait rien, Jean. Maintenant tout est passé» répond Jésus avec une
caresse.
161.2 -
Ils sont sur le point de revenir quand ils voient Simon-Pierre, qui était
allé porter ses poissons chez lui, arriver aussi vite qu’il le peut.
«Maître, Maître ! crie-t-il, à bout de souffle. Tout le village est en émoi,
car l’unique petit-fils
d’Éli le pharisien est
en train de mourir à la suite d’une morsure de serpent.
Contre la volonté de sa mère, il était parti avec le vieil homme dans leur
oliveraie. Éli surveillait des travaux, et l’enfant jouait près des racines
d’un vieil olivier. Il a mis la main dans un trou dans l’espoir d’y trouver
quelque lézard, mais c’est un serpent qu’il a trouvé. Le vieillard a l’air
d’un fou. La mère de l’enfant – qui, entre parenthèses, déteste son
beau-père, et à juste titre – l’accuse d’assassinat. L’enfant se refroidit
rapidement. Entre parents, ils ne se sont jamais aimés ! Or on ne peut être
plus de la même famille que cela !
– Les querelles de familles sont une bien triste chose !
– Mais, Maître, je dis que les serpents n’ont pas aimé le serpent : Éli.
Et ils ont tué le petit serpent. Je regrette qu’il m’ait vu et qu’il m’ait
crié : “Le Maître est là ?” Et je regrette pour le petit. C’était un bel
enfant, et ce n’est pas sa faute s’il est le petit-fils d’un pharisien.
– Effectivement, ce n’est pas sa faute.»
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19> 161.3 -
Ils se dirigent vers le village et voient venir à leur rencontre une foule de
personnes qui crient et pleurent, le vieil Éli en tête.
«Il nous a trouvés ! Retournons sur nos pas !
– Mais pourquoi ? Ce vieil homme souffre.
– Ce vieil homme te déteste, souviens-t’en : c’est
l’un de tes accusateurs les plus acharnés auprès du Temple.
– Je me souviens que je suis la Miséricorde.»
Le vieil Éli, échevelé, bouleversé, les vêtements en désordre, court vers
Jésus bras tendus et s’écroule à ses pieds en criant :
«Pitié ! Pitié ! Pardon ! Ne te venge pas de ma dureté de cœur sur un
innocent. Toi seul peux le sauver ! Dieu, ton Père, t’a conduit ici. Je crois
en toi ! Je te vénère ! Je t’aime ! Pardon ! Je me suis montré injuste et
menteur ! Mais me voilà puni. Ces heures sont à elles seules une punition. À
l’aide ! C’est le garçon, le seul fils de mon garçon qui est mort. Et elle
m’accuse de l’avoir tué.»
Il pleure en se frappant la tête contre terre en cadence.
«Allons, ne pleure pas comme ça. Veux-tu mourir sans plus te soucier de voir
grandir cet enfant ?
– Il meurt ! Il meurt ! Il est peut-être déjà mort. Fais-moi mourir, moi
aussi. Que je n’aie pas à vivre dans cette maison vide ! Oh, mes tristes
derniers jours !
– Éli, relève-toi et allons-y…
– Tu… tu viens vraiment ? Mais sais-tu qui je suis ?
– Un malheureux. Allons.»
Le vieil homme se lève et dit :
«Je pars en avant, mais toi, cours, cours, dépêche-toi !»
Et il s’en va d’autant plus rapidement que le désespoir lui aiguillonne le
cœur.
«Seigneur, crois-tu que cela puisse le faire changer ? Ah ! quel miracle
inutile ! Laisse donc mourir ce petit serpent ! Le vieux mourra aussi de
chagrin et… ça en fera un de moins sur ta route. C’est Dieu qui a pensé à…
– Simon !
En vérité, en ce moment c’est toi le serpent.»
Repoussant sévèrement Pierre, qui reste tête basse, Jésus va de l’avant.
161.4 -
Près de la place la plus grande de Capharnaüm se trouve une belle maison devant
laquelle la foule fait grand bruit… Jésus s’y rend et il est sur le point d’y
arriver lorsque, par la porte grande ouverte, sort le vieillard, suivi d’une
femme échevelée qui serre dans ses bras un petit être à l’agonie.
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20> Le venin paralyse déjà ses organes
et la mort est proche. Sa menotte blessée pend avec la marque de la morsure à
la base du pouce. Éli ne cesse de crier :
«Jésus, Jésus !»
Jésus, serré, écrasé par la foule qui l’empêche presque de faire le moindre
geste, prend cette menotte, la porte à sa bouche, suce la blessure, puis
souffle sur le petit visage cireux aux yeux vitreux à demi clos. Puis il se
redresse en disant :
«Voilà, l'enfant
s'éveille. Ne l’effrayez pas par tous vos
visages bouleversés. Il aura déjà bien assez peur au souvenir du serpent.»
De fait, l’enfant, dont le visage reprend couleur, ouvre la bouche et bâille
longuement, se frotte les yeux puis les ouvre et paraît ébahi de se trouver
au milieu de tant de monde ; puis il se souvient et tente de fuir en faisant
un bond si soudain qu’il serait tombé si Jésus ne l’avait reçu promptement dans
ses bras.
«Du calme ! De quoi as-tu peur ? Regarde ce beau soleil ! Voilà le lac, ta
maison, et ici ta maman et ton grand-père.
– Et le serpent ?
– Disparu. C’est moi qui suis là.
– Toi, oui…»
L’enfant réfléchit… puis, se faisant naïvement la voix de la vérité, il
ajoute :
«Mon grand-père me disait de te traiter de “maudit”. Mais je ne le fais pas.
Moi, je t’aime bien.
– Moi, j’ai dit cela ? Cet enfant délire ! N’en crois rien, Maître. Je t’ai
toujours respecté.»
Une fois sa peur surmontée, sa vieille nature réapparaît.
«Les paroles ont de la valeur ou non. Je les prends pour ce qu’elles valent.
Adieu, mon petit, adieu, femme, adieu Éli. Aimez-vous bien et aimez-moi, si
vous le pouvez.»
Jésus tourne le dos et se dirige vers la maison où il habite.
161.5 -
« Pourquoi, Maître, ne pas avoir accompli un miracle éclatant ? Tu aurais dû
ordonner au venin de quitter l’enfant, tu aurais dû te montrer Dieu. Au lieu
de cela tu as sucé le venin comme l’aurait fait le premier venu.»
Judas
n’est pas très content. Il aurait voulu quelque chose de sensationnel.
Mais d’autres sont du même avis :
«Tu devais écraser cet ennemi de toute ta puissance. Tu as entendu, hein ?
Son venin est aussitôt réapparu…
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21> – Peu importe le venin. Observez
plutôt que, si j’avais agi comme vous l’auriez souhaité, il aurait dit que
Béelzéboul m’aidait. Dans son âme en ruines, il peut encore admettre mon
pouvoir de médecin. Pas davantage. Le miracle
amène à la foi
ceux qui sont déjà sur cette route. Mais chez ceux qui n’ont pas
d’humilité – la foi prouve toujours l’existence de l’humilité dans une âme –,
le miracle les pousse au blasphème. Par conséquent, mieux vaut éviter ce
risque en recourant à des procédés apparemment humains.
C’est la misère des incrédules, leur misère inguérissable. Il n’y a pas
d’argent qui la fasse disparaître, car aucun miracle ne porte à croire ni à
être bons. Peu importe. Je fais mon devoir, eux suivent leurs tendances
mauvaises.
– Mais alors, pourquoi l’avoir fait ?
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