Vision du dimanche 13 mai 1945
21> 162.1 - Par
un jardin potager dont tous les sillons commencent à verdir, Jésus entre dans
une grande cuisine où les deux Marie les plus âgées (Marie de Cléophas
et Marie Salomé)
préparent le dîner.
«Paix à vous !
– Oh, Jésus ! Maître !»
Les deux femmes se retournent et le saluent, l’une tenant un beau poisson
qu’elle est en train d’ouvrir, l’autre le chaudron plein de légumes qu’elle
fait bouillir et qu’elle avait retiré de son crochet
pour voir où en était la cuisson. Leurs bons visages un peu flétris, rougis
par la flamme et le travail, sourient de joie ; sous l’effet du bonheur, ils
semblent rajeunir et embellir.
« C’est prêt dans un instant, Jésus. Tu es fatigué ? Tu dois avoir faim, dit
sa tante Marie, qui a la familiarité d’une parente et qui, je crois, aime
Jésus plus que ses propres enfants.
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22> – Pas plus que
d’habitude. Mais je mangerai certainement avec plaisir les bons plats que
Marie et toi m’avez préparés. Et les autres de même. Les voilà qui arrivent.
– Ta Mère est dans la chambre du haut. Tu sais ? Simon est
venu… Oh, je suis vraiment contente, ce soir ! Non : pas complètement, parce
que… Tu le sais, toi, quand je serai vraiment contente…
– Oui, je le sais.»
Jésus attire à lui sa tante, l’embrasse sur le front puis dit :
«Je connais ton désir et je sais que tu envies Salomé,
sans qu’il y ait de péché. Mais un jour viendra où, comme elle, tu pourras
dire : “Tous mes enfants appartiennent à Jésus.” 162.2 -
Je vais trouver Maman.»
Il sort, monte le petit escalier extérieur qui mène à la terrasse qui, pour
une bonne moitié, recouvre la maison ; l’autre partie est occupée par une
vaste pièce d’où sortent de grosses voix d’hommes et, de temps à autre, la
douce voix de Marie,
cette voix claire et virginale de jeune fille que les années n’ont pas
altérée, cette même voix qui a dit “Je suis la servante du Seigneur” et qui
chantait des berceuses
à son bébé.
Jésus s’approche sans bruit, tout en souriant parce qu’il entend sa Mère
dire :
«Ma demeure, c’est mon Fils. Et je n’éprouve aucune douleur d’être loin de
Nazareth sauf lorsqu’il est parti. Mais s’il est auprès de moi… ah, plus rien
ne me manque ! Et puis, je ne crains rien pour ma maison : vous y êtes, vous…
– Oh ! regarde, voilà Jésus !» crie Alphée, fils
de Sarah, qui, ayant le visage tourné vers
la porte, est le premier à y voir apparaître Jésus.
«Je suis là, oui. Que la paix soit avec vous tous. Maman !»
Il embrasse sa Mère sur le front et reçoit son baiser. Puis il se tourne vers
ces hôtes inattendus que sont son cousin Simon,
Alphée, fils de Sarah, le berger Isaac
et ce Joseph
que Jésus avait recueilli à Emmaüs
après le verdict du Sanhédrin.
«Nous étions allés à Nazareth,
mais Alphée nous a avertis qu’il fallait venir ici, et nous sommes venus. Et
Alphée a voulu nous accompagner, ainsi que Simon, explique Isaac.
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23> – Cela me semblait
trop beau de venir, dit Alphée.
– Moi aussi, je voulais te saluer, rester un peu avec toi et avec Marie,
achève Simon.
– Et moi, je suis très heureux d’être parmi vous. J’ai bien fait de ne pas
rester sur l’autre rive, comme le désiraient les habitants de Qédesh, où j’étais arrivé en allant de Guerguesa à Mérom, pour revenir ensuite par l’autre
rive.
– Tu viens de là-bas ? !
– Oui, je me suis montré dans les endroits où j’étais déjà allé, et encore
plus loin. Je suis allé jusqu’à Giscala.
– Quelle longue route !
– Mais quelle récolte ! Sais-tu, Isaac ? Nous avons été les hôtes du rabbi Gamaliel. Il s’est montré
bien bon. Ensuite, j’ai rencontré le chef de la synagogue de la Belle Eau. Il
vient, lui aussi. Je te le confie.
Et puis… et puis… j’ai trois nouveaux disciples… »
Jésus sourit, manifestement heureux.
«De qui s’agit-il ?
– D’un vieillard
de Chorazeïn. Je lui ai rendu service autrefois,
et, pour me montrer son amour, ce pauvre homme, un vrai juif sans préventions,
a travaillé la région pour moi comme un parfait laboureur le fait pour son
sol. Le second est un enfant de cinq ans, guère
plus, intelligent, hardi. Je lui avais aussi parlé
la première fois que je suis allé à Bethsaïde, et il s’en est
souvenu mieux que les adultes. Le troisième est un ancien lépreux.
Je l’ai guéri un soir près de Chorazeïn, il y a déjà longtemps, puis je l’ai
quitté. Je le retrouve maintenant parlant de moi sur les monts de Nephtali.
Et pour confirmer ses dires, il lève ce qui lui reste de ses mains, guéries
mais partiellement diminuées, et il montre ses pieds, guéris mais déformés,
avec lesquels il fait beaucoup de route, pourtant. À ce qui lui reste, les
gens comprennent à quel point il a été malade et ils croient à ses paroles
accompagnées de larmes de reconnaissance.
Il m’a été facile de parler là-bas, parce que quelqu’un m’avait déjà fait
connaître et avait amené les autres à croire en moi. J’ai ainsi pu faire de
nombreux miracles. Celui qui croit réellement peut tant !»
Alphée écoute sans mot dire. Il ne cesse d’acquiescer de la tête alors que
Simon baisse la tête sous le reproche implicite. Quant à Isaac, il jubile
ouvertement de la joie de son Maître, qui va raconter le miracle
accompli peu de temps auparavant sur le
petit-fils d’Éli.
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24> 162.3 -
Mais le dîner est prêt et les femmes, aidées par Marie, préparent la table
dans la grande salle, apportent les plats, puis se retirent en bas.
Seuls les hommes restent, et Jésus offre, bénit et distribue les parts.
Mais après quelques bouchées à peine, Suzanne
monte annoncer :
«Éli est
arrivé avec des serviteurs et de nombreux cadeaux. Mais il souhaiterait te
parler.
– Je viens tout de suite. Ou plutôt, fais-le monter.»
Suzanne sort et revient peu après avec le vieil Éli accompagné de deux
serviteurs qui portent un grand panier. Derrière, les femmes – Marie exceptée
– observent avec curiosité.
«Que Dieu soit avec toi, mon bienfaiteur, salue le pharisien.
– Et avec toi, Éli. Entre. Que veux-tu ? Ton petit-fils est encore malade ?
– Oh ! il va très bien ! Il saute dans le jardin comme un cabri. Mais, tout à
l’heure, j’étais tellement bouleversé, tellement sens dessus dessous que j’ai
manqué à tous mes devoirs. Je désire te prouver ma reconnaissance et je te
prie de ne pas refuser les petits cadeaux que je t’offre : un peu de
nourriture pour tes disciples et toi. Ce sont des produits de mes domaines.
Et puis… je voudrais… je voudrais t’avoir à table demain pour te dire encore
merci et de faire honneur en compagnie d’amis. Ne refuse pas, Maître. Je
pourrais croire que tu ne m’aimes pas et que, si tu as guéri Élisée, c’est
seulement par amour pour lui, pas pour moi.
– Je te remercie. Mais ces cadeaux n’étaient pas nécessaires.
– tous les grands et les savants les acceptent. C’est l’usage.
- Moi aussi. 162.4 - Mais
il y a surtout un cadeau que j’accepte bien volontiers, que je cherche même.
– De quoi s’agit-il ? Dis-le-moi. Si je le peux, je te l’offrirai.
– Il s’agit de votre cœur, de votre pensée. Donnez-les-moi, pour votre bien.
– Mais je te les consacre, Jésus béni ! En douterais-tu ? J’ai eu… oui… j’ai
eu des torts envers toi. Mais, maintenant, j’ai compris. J’ai aussi appris la
mort de Doras qui t’avait offensé… Pourquoi souris-tu, Maître ?
– Un souvenir…
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25> – Je pensais que tu
ne croyais pas à ce que je disais.
– Oh si ! Je sais que la mort de Doras t’a ému plus encore que le miracle de
ce soir. Mais ne crains pas Dieu, si réellement tu as compris et si
réellement tu veux être dorénavant l’un de mes amis.
– Je vois que tu es vraiment un prophète. Moi, c’est vrai, je craignais
davantage… Je venais surtout à toi par crainte d’un châtiment
semblable à celui de Doras. Et, ce soir, je me suis dit :
“Voilà, le châtiment est venu : il est encore plus atroce parce qu’il n’a pas
frappé le vieux chêne dans sa propre vie, mais dans ses affections, dans sa
joie de vivre, en foudroyant le petit chêne qui faisait toute ma joie.” C’est
cela qui m’amenait, plus encore que mon malheur. J’avais compris que cela
aurait été juste, comme pour Doras…
– Tu avais compris que cela aurait été juste, mais tu ne croyais pas encore
en celui qui est bon.
– Tu as raison. Mais, maintenant, ce n’est plus la même
chose. J’ai compris. 162.5 -
Alors, tu viens chez moi, demain ?
– Eli, j’avais décidé de partir dès l’aurore. Mais pour que tu ne puisses pas
t’imaginer que je te méprise, je repousse mon départ d’un jour. Demain, je
viendrai chez toi.
– Ah ! tu es vraiment bon ! Je m’en souviendrai toujours.
– Adieu, Éli, et merci pour tout. Ces fruits sont superbes, ces fromages
doivent être très crémeux, le vin est certainement des meilleurs. Mais tu
pouvais tout donner aux pauvres en mon nom.
– Il y en a pour eux aussi, si tu veux, au fond. C’était une offrande pour
toi.
– Alors nous distribuerons celle-là ensemble, demain, avant ou après le
repas, comme tu veux. Que la nuit te soit paisible, Éli.
– À toi de même. Adieu.»
Il part avec ses serviteurs.
Pierre, qui a vidé, avec une mimique expressive, tout ce que contenait le
panier pour le rendre aux serviteurs, pose une bourse sur la table devant
Jésus et, comme s’il terminait une réflexion intérieure, constate :
«Ce sera bien la première fois que ce vieil hibou fait l’aumône.
– C’est vrai, confirme Matthieu. Moi, j’étais
avare, mais lui, il me dépassait. Par son usure, il a multiplié ses biens par
deux.
– Eh bien… s’il se repent… C’est beau, n’est-ce pas ? dit Isaac.
– Oui, c’est beau. Et il semble bien qu’il en soit ainsi, approuvent Philippe
et Barthélemy.
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26> – Le vieil Éli
converti ! Ah, ah ! »
Pierre
rit de bon cœur.
162.6 - Simon, le
cousin de Jésus, qui est resté pensif, dit :
«Jésus, je voudrais… je voudrais te suivre. Pas comme tes apôtres, mais au
moins comme les femmes. Permets-moi de m’unir à ma mère et à la tienne. Tous
viennent… moi, moi qui suis ton parent… Je ne prétends pas avoir une place
parmi eux. Mais au moins comme cela, comme un bon ami…
– Que Dieu te bénisse, mon fils ! Comme j’attendais ces mots de ta part !
s’écrie Marie, femme d’Alphée.
– Viens. Je ne repousse personne et ne force personne. Je n’exige pas non
plus tout de tous. Je prends ce que vous pouvez me donner. Il est bon que les
femmes ne restent pas tout le temps seules, quand nous irons dans des régions
qui leur sont inconnues. Merci, mon frère.
– Je vais l’annoncer à Marie, dit la mère de Simon avant d’achever :
Elle est déjà, en bas, dans sa petite chambre, et elle prie. Elle en sera
bien contente.»…
162.7 -
…Le soir tombe rapidement. On allume une lanterne pour descendre par
l’escalier, déjà dans la pénombre du crépuscule. Les uns partent à droite,
les autres à gauche, pour se reposer.
Jésus sort et va au bord du lac. Le village est parfaitement calme, les rues
désertes de même que la rive, et il n’y a personne sur le lac en cette nuit
sans lune.
Il n’y a que les étoiles dans le ciel et le clapotis du ressac sur la grève.
Jésus monte dans la barque tirée sur le rivage, s’y assied, pose un bras sur
le rebord, y appuie la tête et reste dans cette position.
Matthieu le rejoint très prudemment :
«Tu dors, Maître ? demande-t-il doucement.
– Non, je réfléchis. Viens ici avec moi, puisque tu ne dors pas.
– Tu m’as paru troublé, et je t’ai suivi. N’es-tu pas content de ta journée ?
Tu as touché le cœur d’Éli, tu as trouvé Simon, fils d’Alphée comme disciple…
– Matthieu, tu n’es pas un homme simple comme Pierre ou Jean.
Tu es subtil et instruit. Sois donc franc. Serais-tu heureux de ces conquêtes
?
– Mais… Maître… ils sont toujours meilleurs que moi, et tu m’as dit, ce
jour-là, que tu étais très heureux de ce que je me sois converti.
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27> – Oui. Mais toi, tu
t’étais réellement converti. Et tu
étais franc dans ton évolution vers le Bien. Tu venais à moi sans tout un
travail de réflexion, tu venais, poussé par la volonté de ton âme. Il n’en va
pas de même d’Eli… pas même de Simon. Le premier n’est touché que
superficiellement : l’homme Éli a été secoué, pas l’âme d’Éli. Elle est
restée la même. Une fois retombée l’émotion que le miracle de Doras et de son
petit-fils ont suscitée en lui, il redeviendra l’Éli d’hier et de toujours.
Quant à Simon… Simon lui aussi n’est encore qu’un homme. S’il m’avait vu
insulté plutôt qu’exalté, il m’aurait plaint et, comme toujours, il m’aurait
quitté. Ce soir, il s’est rendu compte qu’un vieillard, un enfant et un
lépreux savent faire ce que lui, mon parent, ne sait pas faire. Il a vu que
l’orgueil d’un pharisien s’est plié devant moi, et il a décidé : “Moi aussi.”
Mais ce ne sont pas ces conversions décidées à la suite de considérations
humaines qui me rendent heureux. Elles me dépriment au contraire.
162.8 - Reste
avec moi, Matthieu. Dans le ciel il n’y a pas de lune, mais du moins les
étoiles brillent. Dans mon cœur, ce soir, il n’y a que des larmes. Que ta
compagnie soit l’étoile de ton Maître affligé…
– Mais, Maître, si je peux… bien sûr ! C’est que je suis toujours un grand
malheureux, un pauvre bon à rien. J’ai trop péché pour pouvoir te plaire. Je
ne sais pas parler. Je ne sais pas encore dire les paroles nouvelles, pures,
saintes, maintenant que j’ai abandonné mon vieux langage de fraude et de
luxure. Et je crains de n’être jamais capable de parler avec toi et de toi.
– Non, Matthieu, tu es l’homme avec toute ta pénible expérience d’homme. Tu
es donc celui qui, pour avoir goûté d’abord la fange et maintenant le miel
céleste, peut parler des deux saveurs, en faire une véritable analyse, et
comprendre, comprendre et faire comprendre à tes semblables d’aujourd’hui et
de plus tard.
Et ils te croiront, justement parce que tu es l’homme, ce pauvre homme qui,
grâce à sa volonté, devient l’homme, l’homme juste rêvé par Dieu. Laisse-moi,
moi qui suis l’Homme-Dieu, m’appuyer sur toi, qui es l’humanité que j’aime
jusqu’à quitter le ciel pour toi et mourir pour toi.
– Non, pas mourir ! Ne me dis pas que tu meurs pour moi !
– Pas pour toi, Matthieu, mais pour tous les Matthieu de la terre et de tous
les siècles. Embrasse-moi, Matthieu, embrasse ton Christ, pour toi, pour
tous. Soulage ma fatigue de Rédempteur incompris. Moi, je t’ai soulagé de ta
souffrance de pécheur. Essuie mes larmes… car, Matthieu, être si peu compris,
voilà mon amertume.
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