Vision du mardi 14
mai 1946
317> Et le sabbat dure. C'est le
vrai sabbat. Dans la splendeur du matin, avant la chaleur lourde de la
journée, il est agréable d'être assis en une réunion fraternelle, paisible sous
la tonnelle ombragée, ou bien là où le pommier, près du figuier et de
l'amandier, fait avec eux des taches d'ombre qui prolongent l'ombre de la
tonnelle sur laquelle mûrit le raisin. Il est agréable de faire le tour des
parterres en allant de la ruche au colombier, de là à la petite grotte, et
puis, en passant derrière les femmes : Marie,
Marie de Cléophas, sa belle-fille Salomé de Simon, Aurea, d'aller vers les
quelques oliviers qui, du talus, se penchent sur le jardin tranquille.
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318> Et c'est ce que font Jésus et
les siens, Marie et les autres femmes. Jésus enseigne même sans le vouloir,
et Marie enseigne aussi sans le vouloir. Et les disciples du premier, comme
les femmes disciples de la seconde, sont attentifs aux paroles des deux
Maîtres.
Aurea, assise sur son habituel petit tabouret aux pieds de Marie, presque
accroupie, se tient les mains enlacées autour des genoux, le visage levé avec
ses yeux grands ouverts fixés sur le visage de Marie. Elle semble une enfant
qui écoute une légende merveilleuse. Mais ce n'est pas une légende, c'est une
belle vérité. Marie raconte les histoires anciennes d'Israël à la petite
païenne d'hier et les autres, bien que connaissant les histoires de la patrie,
écoutent avec attention. C'est qu'il est bien doux d'entendre l'histoire de
Rachel,
celle de la fille de Jephté,
celle d'Anne d'Elcana, qui
coulent de ces lèvres !
Jude d'Alphée s'approche lentement et écoute en souriant. Il est derrière
Marie qui ainsi ne le voit pas, mais le regard souriant de Marie de Cléophas
à son Jude avertit Marie que quelqu'un est derrière elle et elle se
retourne : "Oh ! Jude ! Tu as laissé Jésus, pour
m'écouter moi, pauvre femme ?"
"Oui. Je t'ai quittée pour aller à Jésus, car tu as été ma première
maîtresse, mais il m'est doux parfois de le quitter Lui pour venir vers toi,
redevenir enfant comme quand j'étais ton élève. Continue, je t'en prie..."
"Aurea veut sa récompense chaque sabbat et la récompense c'est que je
lui raconte ce qui l'a davantage frappée de notre histoire, que je m’explique
un peu, chaque jour, pendant que nous travaillons."
Les autres aussi se sont approchés... Le Thaddée dit : "Et
qu'est-ce qui te plaît, fillette ?"
"Tant de choses, tout pourrais-je dire... Mais tellement, tellement
Rachel et Anne d'Elcana, et puis Ruth... et
puis... ah ! très beau ! Tobit et Tobie avec l'ange, et
puis l'épouse qui prie pour être délivrée..."
"Et Moïse, non ?"
"Il me fait peur... trop grand... Et parmi les prophètes, il me plaît
Daniel qui défendit Suzanne".
Elle regarde autour d'elle et puis elle murmure... "moi aussi, j'ai été
défendue par mon Daniel" et elle regarde Jésus.
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319> "Mais même les livres de
Moïse sont beaux !"
"Oui, là où ils enseignent à ne pas faire ce qui est laid, et là où ils
parlent de cette étoile qui naîtra de Jacob. Moi,
je connais son nom à présent. Auparavant, je ne savais rien et je suis plus
heureuse que ce prophète, car je la vois, et de près. Elle m'a tout dit et
moi aussi, je sais" termine-t-elle d'un air quelque peu triomphal.
"Et la Pâque, elle ne te plaît pas ?"
"Si... mais... les fils des autres sont aussi des fils de maman.
Pourquoi les tuer ?
Je préfère le Dieu qui sauve à Celui qui tue..."
"Tu as raison... Marie, tu ne lui as pas encore raconté sa
Naissance ?" dit Jacques en montrant du doigt le Seigneur qui
écoute et se tait.
"Pas encore. Je veux qu'elle connaisse bien le passé avant le présent,
pour comprendre ce présent qui a sa raison d'être dans le passé. Quand elle
le connaîtra, elle verra que le Dieu qui lui fait peur, le Dieu du Sinaï, est
un Dieu d'amour sévère, mais toujours un Dieu d'amour".
"Oh ! Mère ! Dis-le-moi maintenant ! J'aurai plus de
facilité au contraire à comprendre le passé, quand je connaîtrai le présent
qui d'après ce que j'en sais est tellement beau et fait aimer Dieu sans peur.
J'ai besoin de ne pas avoir peur, moi !"
"La fillette a raison, Rappelez-vous
tous et toujours cette vérité quand vous évangéliserez. Les âmes ont besoin
de ne pas avoir peur, pour aller à Dieu en toute confiance. C'est ce que Moi,
je m'efforce de faire et de faire d'autant plus que, par ignorance ou par
leur faute, les gens sont portés à craindre beaucoup Dieu. Mais Dieu, même le
Dieu qui a frappé les Égyptiens et qui te fait peur, Aurea, Il est toujours
bon. Vois-tu : quand Il a frappé les fils des Égyptiens cruels, Il a
usé de pitié avec ces fils qui, n'ayant pas grandi, ne sont pas devenus
pécheurs comme leurs pères, et Il a donné à leurs parents le temps de se
repentir du mal qu'ils avaient fait. Ce fut donc une bonté sévère. Il faut
distinguer la véritable bonté de ce qui n'est que mollesse d'éducation. Ce fut la même chose alors que j'étais un
petit enfant et qu'un
grand nombre de bébés furent tués sur le sein de leur mère, et
le monde poussa un cri d'horreur. Mais quand le Temps ne sera plus pour
chaque personne ou pour l'humanité toute entière, une première et une seconde
fois vous comprendrez que heureux, bénis en Israël, dans l'Israël des temps
du Christ, furent ceux qui ayant été exterminés dans leur enfance, ont été
préservés du plus grand péché : celui d'être complices de la mort du
Sauveur ".
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320> "Jésus !" crie
Marie d'Alphée, en se levant épouvantée, regardant tout autour d'elle, comme
si elle craignait de voir surgir les déicides de derrière les haies et les
troncs des arbres du jardin. "Jésus !" répète-t-elle en le
regardant affligée.
"Et quoi ? Tu ne connais peut-être pas les Écritures, pour être si
étonnée de ce que je dis ?" lui demande Jésus.
"Mais... Mais... Ce n'est pas possible …
Tu ne dois pas le permettre... Ta Mère..."
"Elle est Salvatrice comme Moi, et elle le sait. Regarde-la, et
imite-la."
Marie est en effet austère, royale dans sa pâleur profonde, et immobile. Elle
croise les mains sur son sein comme pour la prière, la tête droite, le regard
perdu dans le vide...
Marie d'Alphée la regarde, puis se tournant de; nouveau vers Jésus : "Mais
tu ne dois tout de même pas le dire : cet avenir horrible ! Tu lui
plonges une épée dans le cœur."
"Il y a trente-deux ans qu'elle y est cette épée."
"Non ! Ce n'est pas possible ! Marie... toujours si sereine...
Marie..."
"Demande-le-lui, si tu ne crois pas ce que je dis."
"Oui, je vais le demander Est-ce vrai, Marie ? Tu sais ? ..."
Et Marie, d'une voix blanche mais ferme, dit : "C'est vrai. Il
avait quarante jours et cela me fut dit par un saint :
… Mais même auparavant... Oh ! quand l'Ange me dit qu'en restant la
Vierge j'aurais conçu un Fils qui, à cause de sa conception divine, serait
appelé Fils de Dieu, et
tel il est réellement, et lorsque dans le sein d'Élisabeth stérile s'était
formé un fruit par un miracle de l'Eternel, je
n'ai pas eu de peine à me rappeler les paroles d'Isaïe : "Voici que
la Vierge concevra un fils qui Sera appelé l'Emmanuel"...
Isaïe tout entier, tout entier ! Et là où il parle du Précurseur ...
Et là où il parle de l'Homme des douleurs, rouge, rouge de sang,
méconnaissable... un lépreux... pour nos péchés...
L'épée est dans mon cœur depuis lors et tout a servi à l'enfoncer
davantage : le cantique des anges et les paroles de Siméon et la venue
des Rois d'Orient, et
tout, et tout..."
"Mais quel autre tout, ma Marie ? Jésus triomphe, Jésus fait des
prodiges, Jésus est suivi par des foules toujours plus nombreuses... N'est-ce
pas vrai peut-être ?" dit Marie d'Alphée.
Et Marie, toujours avec la même posture, dit à chaque question : "Oui,
oui, oui" sans angoisse, sans joie, seulement un assentiment paisible
parce qu'il en est ainsi...
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321> "Et alors quelle toute
autre chose t'enfonce l'épée dans le cœur ?"
"Oh !... Tout..."
"Et tu es toujours si calme, si sereine ? Toujours pareille à
quand, épouse, tu arrivas ici, il y a trente-trois ans, et je m'en souviens
comme si c'était hier... Mais comment peux-tu ? ... Moi... je serais
comme folle... je ferais... je ne sais pas ce que je ferais... Moi...
Non ! Ce n'est pas possible qu'une mère sache cela et reste calme !"
"Avant d'être Mère, je suis fille et
servante de Dieu... Mon calme où je le trouve ? En faisant la volonté de
Dieu. Ma sérénité d'où me vient-elle ? De faire cette volonté. Si je
devais faire la volonté d'un homme, je pourrais être troublée car un homme,
même le plus sage, peut toujours imposer des volontés erronées. Mais celle de
Dieu ! Si Lui m'a voulue pour Mère de son Christ, dois-je peut-être
penser que cela est cruel, et dans cette pensée perdre ma sérénité? La pensée
de ce que sera la Rédemption pour Lui, et pour moi, pour moi aussi, doit-elle me troubler en pensant comment je ferai pour
surmonter cette heure ? Oh ! elle sera terrible..." et Marie a
un sursaut involontaire, un frisson imprévu, et elle serre ses mains comme
pour les empêcher de trembler, comme pour prier plus ardemment, alors que son
visage devient encore plus blanc et que ses paupières légères s'abaissent en
battant d'angoisse sur ses yeux bleu clair. Mais sa voix se raffermit après
un soupir profond et angoissé et elle termine : "Mais Lui, Celui qui m'a imposé sa
volonté et que je sers avec un amour confiant, me donnera son aide pour cette
heure. A Lui, à moi... parce que le Père ne peut pas imposer une volonté trop
forte pour les forces de l'homme... et Il secourt... toujours... Et Il nous
secourra, mon Fils... Lui nous secourra... et il ne pourra y avoir que Lui,
infini dans ses moyens, pour nous secourir..."
"Oui, Mère. L'Amour nous secourra et dans l'amour nous nous secourrons
l'un l'autre. Et dans l'amour, nous rachèterons..." et Jésus se met à
côté de sa Mère et lui met la main sur l'épaule, et elle lève son visage pour
le regarder, son Jésus beau et sain, destiné à être défiguré par les
tortures, tué par mille blessures, et elle dit : "Dans l'amour et
dans la douleur... Oui, et ensemble..."
Personne ne parle plus... En cercle autour des deux principaux Protagonistes
de la future tragédie du Golgotha, apôtres et femmes disciples ressemblent à
des statues pensives... Sur son tabouret, Aurea est pétrifiée... Mais elle
est la première à se secouer et, sans se lever, elle glisse à genoux et se
trouve ainsi tout à fait contre Marie, Elle lui embrasse les genoux et penche
sa tête sur son sein en disant : "Pour moi
aussi tout cela !… Combien je coûte et combien je vous aime pour ce que
je vous coûte ! Oh ! Mère de mon Dieu, bénis-moi pour que le prix
que je vous coûte ne reste pas sans fruit..."
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