Le mercredi 1er
mai 1946.
489/490> 426.1 – Jésus loge chez l'humble famille du
cordier. Une maisonnette basse enveloppée d'une odeur saumâtre, proche comme
elle l'est des eaux de la mer. À l'arrière de la maison, des magasins qui
dégagent une odeur peu agréable, où l'on décharge les marchandises avant
qu'elles ne soient enlevées par les différents acquéreurs. Sur le devant une
rue poussiéreuse, sillonnée par de lourds véhicules, bruyante à cause des
déchargeurs, des gamins, des charretiers, des marins qui vont et viennent
sans arrêt. Au-delà de la rue, une petite darse dont l'eau dormante est
rendue huileuse par les détritus qu'on y jette. De cette darse part un petit
port canal qui débouche dans un vrai port vaste et capable de recevoir les
gros navires.
Du côté ouest, une esplanade sableuse ou on fabrique des cordages au milieu
d'un grincement de treuils de torsion manœuvrés à la main. Du côté est, une
autre place beaucoup plus petite et encore plus bruyante et désordonnée où
des hommes et des femmes réparent des filets et des voiles. Puis des cabanes
basses aux relents saumâtres, remplies de garçonnets demi-nus.
On ne peut sûrement pas dire que Jésus ait choisi un logement riche. Des
mouches, de la poussière, du bruit, une odeur de mare stagnante, de chanvre
en train de rouir, sont les maîtres de cet endroit. Et le Roi des rois,
étendu avec ses apôtres sur des tas de chanvre brut, dort fatigué dans ce
pauvre local, moitié débarras, moitié magasin, qui est à l'arrière de la
maisonnette et duquel on entre par une porte noire comme du goudron dans la
cuisine noire elle aussi, et par une porte vermoulue, rongée par la poussière
et le sel qui lui donnent une couleur blanc-gris de pierre ponce, on sort sur
la place où on fabrique les cordages et d'où vient l'odeur fétide du chanvre
en train de rouir.
426.2 – Le soleil tape dur sur la
place, malgré quatre énormes platanes, deux à chaque bout de la place
rectangulaire, sous lesquels se trou- vent les treuils qui servent à tordre
le chanvre. Je ne sais si je m'explique bien pour nommer l'outillage. Les hommes,
couverts d'une tunique vraiment réduite à l'essentiel pour sauvegarder la
décence, trempés de sueur comme s'ils étaient sous une douche, ne cessent de
tourner leurs treuils auxquels ils impriment un mouvement continu comme s'ils
étaient condamnés aux galères... Ils ne parlent que pour dire les paroles
indispensables à leur travail. À part donc le grincement des roues des
treuils et de celui du chanvre étiré par la torsion, il n'y a pas d'autre
bruit sur la place, étrange contraste avec le bruit des autres lieux qui
entourent la maison du cordier.
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491> Aussi elle est
surprenante, comme une chose impensable, cette exclamation de l'un des
cordiers :
"Des femmes ?! À cette heure épouvantable ?! Regardez !
Elles viennent justement ici..."
"Elles doivent avoir besoin de cordes pour attacher leurs maris..."
plaisante un jeune cordier.
"Elles peuvent avoir besoin de chanvre pour des travaux."
"Oh ! de notre chanvre si grossier alors qu'il y en a qui le
fournissent tout peigné !?"
"Le nôtre coûte moins cher. Tu vois ? Elles sont pauvres..."
"Cependant, ce ne sont pas des femmes d'ici. Vois leur manteau
différent..."
"Elles ne sont peut-être pas juives. Il y a un peu de tout maintenant à
Césarée..."
"Peut-être elles cherchent le Rabbi. Elles sont peut-être malades...
Vois comme elles sont toutes couvertes, même par cette chaleur ..."
"Pourvu qu'elles ne soient pas lépreuses… La misère oui, mais pas la
lèpre. Je n'en veux pas, même par résignation envers Dieu" dit le maître
cordier.
"Mais tu as entendu le Maître : "Il faut accepter tout ce que
Dieu envoie".
"Mais la lèpre, ce n'est pas Dieu qui l'envoie. Ce sont les péchés, les
vices et les contagions..."
Les femmes sont arrivées par derrière, non pas de ceux qui parlent et qui
sont tout au bout de la place, mais de ceux qui sont du côté de la maison,
les plus proches par conséquent à rejoindre, et l'une d'elles se penche pour
dire quelque chose à l'un des cordiers, qui se retourne, étonné, et reste
comme hébété.
"Allons un peu écouter... Ainsi couvertes... Mais il ne me manquerait
plus que d'avoir la lèpre à la maison, avec tous les enfants que
j'ai !..." dit le maître cordier en arrêtant le mouvement des
treuils et en se mettant en route.
Ses compagnons le suivent...
"Simon, cette femme veut quelque chose, mais elle parle une langue
étrangère. Écoute un peu, toi qui as navigué" dit celui auquel s'était
adressée la femme.
"Que veux-tu ?" demande rudement le cordier en cherchant à la
voir à travers le voile sombre qui lui descend sur le visage.
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492> Et dans un grec très pur, la femme
répond :
"Le Roi d'Israël. Le Maître."
"Ah! j'ai compris. Mais... vous êtes lépreuses ?"
"Non."
"Qui me le prouve ?"
"Lui-même. Demande-le-lui."
L'homme hésite... Puis il dit :
"Bien. Je ferai un acte de foi et Dieu me protégera... Je vais
l'appeler. Restez ici."
Les femmes, quatre, ne bougent pas, groupe grisâtre et muet, que regardent
avec étonnement et une crainte manifeste les cordiers qui se sont réunis à
quelques pas de distance.
426.3 – L'homme va dans le magasin et
touche Jésus, qui dort.
"Maître... Viens dehors. On te cherche."
Jésus s'éveille et il se lève tout de suite en demandant :
"Qui ?"
"Je ne sais pas !... Des femmes grecques... toutes couvertes... Elles disent qu'elles ne
sont pas lépreuses et que tu peux me le certifier..."
"Je viens de suite" dit Jésus en laçant ses sandales qu'il avait
enlevées et le col de son vêtement et en renouant sa ceinture qu'il avait
défaite pour être plus libre pendant le sommeil.
Et il sort avec le cordier. Les femmes esquissent le geste d'aller à sa
rencontre.
"Restez là, vous dis-je ! Je ne veux pas que vous marchiez là où
jouent mes enfants... D'abord je veux que Lui dise que vous êtes
saines."
Les femmes s'arrêtent. Jésus les rejoint. La plus grande, non celle qui
auparavant a parlé en grec, dit un mot à mi-voix. Jésus se tourne vers le
cordier :
"Simon, tu peux être tranquille. Les femmes sont saines et j'ai besoin
de les écouter en paix. Puis-je entrer dans la maison ?"
"Non. La vieille est bavarde et curieuse plus qu'une pie. Va là, au
fond, sous le hangar des bassins. Il y a une petite pièce où tu seras seul et
tranquille."
426.4 – "Venez..." dit Jésus
aux femmes.
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493> Et il va avec elles au fond de la place,
sous le hangar empuanti, dans une pièce étroite comme une cellule où se
trouvent des outils en mauvais état, des chiffons, des déchets de chanvre,
des araignées géantes, et où l'odeur du rouissage et de moisi est si forte
qu'elle prend à la gorge. Jésus, qui est très sérieux et très pâle, a un
léger sourire en disant :
"Ce n'est pas un endroit qui flatte vos goûts... Mais je n'en ai pas
d'autre..."
"Nous ne voyons pas l'endroit parce que nous regardons Celui qui
l'habite en ce moment" répond Plautina en enlevant son voile et son
manteau, imitée par les autres qui sont Lydia, Valeria, et l'affranchie
Albula Domitilla.
"Je conclus de cela que, malgré tout, vous me croyez encore un
juste."
"Plus qu'un juste. Et Claudia nous envoie justement parce qu'elle croit
que tu es plus qu'un juste et qu'elle ne tient pas compte des paroles qu'elle
a entendues. Cependant elle veut que tu le confirmes pour doubler la
vénération qu'elle te porte."
"Ou me l'enlever si je lui apparais sous le jour où ils ont voulu me
faire voir. Mais rassurez-la : je n'ai pas de visées humaines. Mon
ministère et mon désir sont totalement et seulement surnaturels. Oui, je veux
réunir dans un royaume unique tous les hommes. Mais quoi, des hommes ?
La chair et le sang ? Non. Cela, je le laisse, matière instable, aux
monarchies instables, aux empires incertains. Je ne veux
réunir sous mon sceptre que les esprits des hommes, esprits immortels dans un
royaume immortel. Je répudie tout autre sens de ma volonté, donné par qui que
ce soit, et différent de celui-là, Et je vous prie de croire et de dire à
celle qui vous envoie que la Vérité n'a qu'une seule parole..."
"Ton apôtre parlait avec tant d'assurance..."
"C'est un enfant exalté. Il faut le prendre pour ce qu'il est."
"Mais il te fait tort ! Fais-lui des reproches... Chasse-le..."
"Et ma miséricorde, où serait-elle, alors ? Il le fait par suite
d'un amour erroné. Ne dois-je donc pas en avoir pitié ? Et qu'est-ce que
cela changerait si je le chassais ? Il ferait deux fois plus de mal, à
lui et à Moi."
"Alors il est pour Toi comme un boulet au pied !..."
"Il est pour Moi comme un malheureux à racheter..."
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494> 426.5 – Plautina tombe à genoux
entendant les bras et en disant :
"Ah ! Maître, grand plus que tout autre, comme il est facile de te
croire saint quand on sent ton cœur dans tes paroles ! Comme il est
facile de t'aimer et de te suivre à cause de ta charité qui est encore plus
grande que ton intelligence !"
"Pas plus grande, mais plus compréhensible pour vous... qui avez
l'intelligence entravée par trop d'erreurs, et n'êtes pas assez généreuses
pour vous dépouiller de tout afin d'accueillir le Vrai."
"Tu as raison. Tu es devin aussi bien que sage."
"La sagesse, étant une forme de
sainteté, donne toujours la lumière de jugement, que ce soit pour les
événements passés ou présents, que ce soit pour l'annonce des événements
futurs."
"C'est pour cela que vos prophètes..."
"C'étaient des saints. C'est pour cela que Dieu se communiquait à eux
avec une grande plénitude."
"Étaient-ils saints parce qu'ils appartenaient à Israël ?"
"Ils étaient saints parce qu'ils
appartenaient à Israël et parce que leurs actions étaient justes. Car ce
n'est pas Israël tout entier qui est et a été saint, tout en étant Israël. Ce
n'est pas l'appartenance fortuite à un peuple ou à une religion qui peut
rendre saint. Ces deux choses peuvent aider beaucoup à l'être, mais elles ne
sont pas le facteur absolu de la sainteté."
"Quel est le facteur alors ?"
"La volonté de l'homme. La volonté qui mène les actions de l'homme à la
sainteté si elle est bonne, à la perversion si elle est mauvaise."
"Alors... il n'est pas dit qu'il n'y ait pas de justes parmi nous."
"Ce n'est pas dit. Au contraire, certainement il y a des justes parmi
vos ancêtres, et certainement il y en aura parmi ceux qui vivent. Car il
serait trop horrible que tout le monde païen appartienne aux démons. Ceux
d'entre vous qui sentent l'attirance vers le Bien, vers la Vérité, et
répugnance pour le vice et qui fuient les mauvaises actions comme
avilissantes pour l'homme, croyez bien qu'ils sont déjà sur le sentier de la
justice"
"Alors Claudia..."
"Oui. Et vous. Persévérez."
"Mais si on devait mourir avant d'être... converties à Toi ? À quoi
servirait-il d'avoir été vertueuses ?.."
"Dieu
est juste dans ses jugements. Mais pourquoi hésiter à venir au Dieu
vrai ?"
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491> Les trois dames baissent la tête...
Un silence... Et puis le grand aveu qui sera ce qui donnera l'explication de
tant de cruautés et de résistances romaines envers le Christianisme...
"Parce que, en le faisant, on semblerait trahir la Patrie..."
"Vous serviriez la Patrie au contraire, en la rendant moralement et
spirituellement plus forte par la possession et la protection de Dieu, en
plus de son armée et de ses richesses. Rome, la Ville mondiale, la Ville de
la religion universelle !... Pensez..."
Un silence... Puis Livia dit, en rougissant comme une flamme :
426.6 – "Maître, il y a quelque temps,
nous te cherchions aussi dans les pages de notre Virgile .
Parce que pour nous ont plus de valeur les... prophéties de ceux qui sont
vierges de toute la foi d'Israël, que celles de vos prophètes, chez lesquels
on pourrait sentir l'influence de croyances millénaires... Et entre nous, on
discute... En confrontant ceux qui en tout temps, en toute nation et
religion, t'ont pressenti. Mais personne ne t'a pressenti aussi
justement que notre Virgile. Combien en avons nous parlé ce jour-là même avec
Diomède, l'affranchi grec, astrologue, cher à Claudia ! Lui soutenait
que cela arrivait parce que les temps étaient plus proches et que les astres
parlaient par leurs conjonctions... Et à l'appui de sa thèse, il apportait le
fait des trois Sages des trois pays d'Orient, venus pour t'adorer enfant, en
provoquant le massacre qui horrifia Rome... Mais nous n'avons
pas été convaincues parce que... pendant plus de cinquante ans, aucun des
sages du monde entier n'a plus parlé de Toi en invoquant les astres, bien
qu'ils fussent plus proches encore de ta manifestation actuelle. Claudia
s'est écriée : "Il nous faudrait le Maître ! Lui donnerait la
parole de vérité et nous saurions le lieu et le destin immortel de notre plus grand poète !" Voudrais-tu nous
dire... pour Claudia... Un cadeau pour nous montrer qu'elle ne t'est pas
odieuse pour avoir douté de Toi."
"J'ai compris sa réaction de romaine et je ne lui ai pas gardé rancune.
Rassurez-la, et écoutez. Virgile n'a pas été grand uniquement comme poète,
n'est-ce pas ?"
"Oh ! non ! Comme homme aussi. Au milieu d'une société déjà
corrompue et vicieuse, il fut lumineux de pureté spirituelle. Personne ne
peut dire l'avoir vu luxurieux, amateur d'orgies et de débauches. Ses écrits
sont chastes, mais plus chaste fut son cœur. C'est au point que dans les
lieux qu'il habitait le plus, on l'appelait "la jeune fille", les
vicieux par mépris, les bons par vénération."
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496> "Et donc, dans l'âme limpide
d'un homme chaste, Dieu n'aurait pas pu se refléter, même si cet homme était
païen ? La Vertu parfaite n'aurait pas aimé l'homme vertueux ? Et
si l'amour et la vue du Vrai lui ont été accordés à cause de la pure beauté
de son esprit, ne pourra-t-il pas avoir eu un éclair prophétique ? D'une
prophétie qui n'est pas autre chose que la vérité qui se révèle à celui qui
mérite de connaître le Vrai pour le récompenser et le pousser à une vertu
toujours plus grande ?"
"Alors... il t'a réellement prophétisé ?"
"Son esprit enflammé de pureté et de génie s'est élevé jusqu'à la
connaissance d'une page qui me concerne, et on peut l'appeler le poète païen
et juste, un esprit prophétique et préchrétien récompensant ses vertus."
"Oh ! Notre Virgile !! Et il sera récompensé ?"
"J'ai dit : "Dieu est juste". Mais vous, n'imitez pas le
poète en vous arrêtant à ses limites. Allez de l'avant, parce qu'à vous la
Vérité ne s'est pas manifestée par intuition ni partiellement, mais
complètement, et elle vous a parlé."
426.7 – "Merci, Maître... Nous
nous retirons. Claudia nous a dit de te demander si elle pouvait t'être utile
dans une question morale" dit Plautina, sans donner suite à la remarque
de Jésus.
"Et elle vous a dit de m'en parler, si je n'étais pas un
usurpateur..."
"Oh ! Maître ! Comment le sais-tu ?"
"Je suis plus que Virgile et que les prophètes..."
"C'est vrai ! Tout est vrai ! Pouvons-nous te
servir ?.."
"Pour Moi, je n'ai besoin que de foi et d'amour. Mais il y a une
créature qui est en grand danger et dont l'âme sera tuée ce soir. Claudia
pourrait la sauver."
"Ici ? Qui ? Une âme tuée ?"
"Un de vos patriciens donne un festin et..."
"Ah ! Oui ! Ennius Cassius, Mon mari aussi est invité..."
dit Livia.
"Et le mien aussi..."
"Et nous aussi, vraiment. Mais puisque Claudia s'abstient d'y aller,
nous aussi nous nous en abstiendrons. Dans le cas où nous y serions allées,
nous avions décidé de nous retirer tout de suite après le souper… Car... Nos
soupers finissent en orgies... que nous ne pouvons plus supporter... Et avec
le dédain d'épouses négligées, nous y laissons nos maris..." dit Livia.
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497> "Pas avec dédain... Mais avec
pitié de leur misère morale" corrige Jésus.
"C'est difficile, Maître. Nous savons ce qui s'y passe..."
"Moi aussi, je sais tant de choses qui se passent dans les cœurs... et
pourtant je pardonne..."
"Toi, tu es saint..."
"Vous devez le devenir. Parce que je le désire et que votre volonté vous
aiguillonne…"
"Maître !..."
"Oui. Pouvez-vous dire que vous êtes heureuses comme avant de me
connaître, heureuses d'un pauvre bonheur dégradant, sensuel de païennes qui
ignorent qu'elles sont plus que de la chair, maintenant que vous connaissez
un peu de Sagesse?…"
"Non, Maître. Nous l'avouons. Nous sommes mécontentes, inquiètes, comme
quelqu'un qui cherche un trésor et ne le trouve pas."
"Et il est devant vous ! Ce qui vous rend
inquiètes, c'est l'aspiration de votre esprit vers la Lumière, sa souffrance
de vos retardements... à donner à votre esprit ce qu'il vous demande..."
426.8 – Un silence... Puis de nouveau
Plautina, sans poursuivre ce sujet dit :
"Et que pourrait faire Claudia ?"
"Sauver cette créature. Une enfant achetée pour la jouissance du romain,
une vierge qui demain ne le sera plus."
"S'il l'a achetée... elle lui appartient."
"Ce n'est pas un meuble : à l'intérieur de la matière, il y a un
esprit..."
"Maître... nos lois..."
"Femmes : la Loi de Dieu !..."
"Claudia ne va pas à la fête..."
"Je ne lui dis pas d'y aller. Je vous dis de lui dire : "Le
Maître, pour avoir la certitude que Claudia ne l'accuse pas, demande son aide
pour cette âme enfantine"..."
"Nous le dirons, mais elle ne pourra rien... Esclave achetée... objet
dont on peut disposer..."
"Le Christianisme enseignera que l'esclave a une âme pareille à celle de
César, meilleure dans la plupart des cas, et que cette âme appartient à Dieu,
et que celui qui la corrompt est maudit."
Jésus est imposant en le disant.
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498> Les femmes en ressentent l'autorité
et la sévérité. Elles s'inclinent sans faire d'objections. Elles remettent
leurs manteaux et leurs voiles et elles disent :
"Nous le rapporterons. Salut, Maître."
"Adieu."
Les femmes sortent sur la place toujours chaude. Mais Plautina se retourne et
dit :
"Pour tout le monde, nous étions des grecques, c'est
entendu ?"
"D'accord. Allez tranquilles."
Jésus reste sous le portique bas et elles reprennent le chemin par lequel
elles sont venues.
Les cordiers retournent à leur travail...
426.1 – Jésus revient lentement au magasin.
Il est pensif. Il ne s'allonge plus. Assis sur un tas de cordages enroulés,
il prie intensément... Les onze continuent de dormir lourdement...
Un certain temps passe ainsi... Une heure environ. Puis le cordier passe la
tête et fait signe à Jésus de venir à la porte.
"C'est un esclave. Il te demande."
L'esclave,
un numide,
est dehors sur la place encore ensoleillée. Il s'incline et, sans parler, il
remet une tablette de cire. Jésus la lit et lui dit :
"Tu diras que j'attendrai jusqu'à l'aube. Tu as compris ?"
L'homme de la tête acquiesce, et pour faire comprendre pourquoi il ne parle
pas, il ouvre la bouche pour montrer que sa langue est coupée.
"Malheureux !" dit Jésus en le caressant.
L'esclave a deux larmes qui roulent sur ses joues noires et il prend la main
blanche de Jésus dans ses mains noires, si semblables à celles d’une grosse
guenon, et il la passe sur son visage, la baise, la met sur son cœur et puis
se jette à terre. Il prend le pied de Jésus et le met sur sa tête... Tout un
langage de gestes pour dire sa reconnaissance pour ce geste d'amour plein de
pitié...
Et Jésus répète : "Malheureux !" mais ne le guérit pas.
L'esclave se relève et réclame la tablette de cire... Claudia ne veut pas
laisser de traces de ses relations épistolaires... Jésus sourit et rend la
tablette. Le numide part, et Jésus va près du cordier.
"Je dois rester jusqu'à l'aube... Le permets-tu ? ..."
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499> "Tout ce que
tu veux. Je regrette d'être pauvre..."
"Il me plaît que tu sois honnête."
"Qui étaient ces femmes ?"
"Des étrangères qui avaient besoin de conseil."
"Saines ?"
"Comme toi et Moi."
"Ah ! bien !
426.10 – Voici tes apôtres…"
En effet, en se frottant les yeux, en s'étirant, dormant encore à moitié, les
onze sortent du magasin pour aller vers le Maître.
"Maître... il faudra souper si tu veux partir ce soir..." dit
Pierre.
"Non. Je ne pars plus qu'à l'aube."
"Pourquoi ?"
"Parce qu'on m'a prié de le faire."
"Mais pourquoi ? Qui ? Il valait mieux marcher de nuit.
Maintenant, c'est la nouvelle lune..."
"J'espère sauver une créature... Et cela est plus lumineux que la lune,
et plus rafraîchissant pour Moi que la fraîcheur de la nuit."
Pierre le tire à part.
"Qu'est-il arrivé ? Tu as vu les romaines ? Quelle est leur
humeur ? Est-ce que ce sont elles qui convertissent ? Dis-le
moi-…"
Jésus sourit :
"Si tu me laisses répondre, je te le dirai, homme trop curieux. J'ai vu
les romaines. Elles ne vont que lentement à la Vérité, mais elles ne
reviennent pas en arrière. C'est déjà beaucoup."
"Et... pour ce que disait Judas... qu'en est-il ?"
"Elles continuent de me vénérer comme un sage."
"Mais... pour Judas ? N'est-il pas en cause ?…"
"Elles sont venues me chercher Moi, pas lui..."
"Mais alors, pourquoi a-t-il eu peur de les rencontrer ? Pourquoi
ne voulait-il pas que tu viennes à Césarée ?"
"Simon, ce n'est pas la première fois que Judas a d'étranges
caprices..."
"C'est vrai. Et... elles viennent cette nuit, les romaines ?"
"Elles sont déjà venues."
"Et alors, pourquoi attendre l'aube ?"
"Et pourquoi es-tu si curieux ?"
"Maître, sois bon... Dis-moi tout."
"Oui, pour t'enlever tout doute... Tu as entendu toi aussi les
conversations de ces trois romains..."
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500> "Oui. Les immondes ! Les
pestes ! Les démons ! Mais, en quoi, cela nous touche-t-il ?
...Ah ! je comprends !! Les romaines vont au souper, et puis elles
viennent demander pardon d'avoir été dans ces horreurs... Je m'étonne que Toi tu acceptes."
"Je m'étonne que tu fasses des jugements téméraires !"
"Pardonne-moi, Maître !"
"Oui, mais sache que les romaines ne vont pas au souper et que j'ai
demandé à Claudia d'intervenir en faveur de cette fillette..."
"Oh ! mais Claudia ne peut rien ! La fillette est achetée par
le romain et lui, peut tout sur elle !"
"Mais Claudia peut beaucoup sur le romain. Et Claudia m'a envoyé dire
d'attendre jusqu'à l'aube pour le départ. Rien d'autre. Es-tu
content ?"
"Oui, Maître. Mais, en attendant, tu ne t'es pas reposé... Viens
maintenant... Tu es si fatigué ! Je veillerai à ce qu'on te laisse en
paix... Viens, viens..."
Et amoureusement tyrannique, il le tire, le pousse, l'oblige à s'allonger de
nouveau...
426.11 – Les
heures passent. Le crépuscule descend, le travail cesse, et plus fort crient
les enfants dans les rues et sur les petites places, et les hirondelles dans
le ciel. Et puis les premières ombres descendent, et les hirondelles vont à
leurs nids et les enfants au lit. Les bruits cessent l'un après l'autre
jusqu'à ce qu'il ne reste plus que le léger clapotement de l'eau qui moutonne
le long du canal et la rumeur des vagues sur le rivage. Les maisons se
ferment, ces maisons de travailleurs fatigués, et à l'intérieur, les lumières
s'éteignent et le repos vient fermer tous les yeux, rendre les gens aveugles
et muets... lointains... La lune se lève et ennoblit de ses rayons argentés
jusqu'au miroir malpropre de la petite darse qui maintenant semble une plaque
d'argent...
Les apôtres sont de nouveau endormis sur le chanvre... Jésus, assis sur l'un
des treuils arrêtés, les mains sur la poitrine, prie, réfléchit, attend... Il
ne perd pas de vue la rue qui vient de la ville.
La lune ne cesse de s'élever dans le ciel. Elle est au-dessus de sa tête. Le
bruit de la mer s'accentue et les vagues exhalent une plus forte odeur. Le
cône lumineux des rayons de la lune s'élargit davantage, il embrasse tout le
miroir des eaux en face de Jésus, et ses rayons se perdent de plus en plus
loin. C'est un chemin de lumière qui depuis les confins du monde semble venir
vers Jésus, en remontant le canal, pour finir dans le bassin de la darse.
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501> Et sur ce chemin s'avance une
barque, petite, blanche. Elle avance, avance, sans laisser de traces de son
passage sur le chemin liquide qui se recompose dès qu'elle est passée... Elle
remonte le canal... La voilà dans la darse silencieuse; elle accoste,
s'arrête. Et trois ombres en descendent: un homme musclé, une femme, et entre les deux une mince silhouette. Ils se dirigent vers la maison
du cordier. Jésus va à leur rencontre.
"Paix à vous. Qui cherchez-vous ?"
426.12 – "Toi, Maître" dit Lydia
en se découvrant et en avançant seule. Et elle continue : "Claudia
t'a servi car c'était une chose juste et toute morale. C'est la fillette.
Valeria la prendra d'ici quelque temps comme nurse de la petite Fausta. Mais
elle te prie de la garder en attendant, ou plutôt de la confier à ta Mère ou
à la mère de tes parents. Elle est tout à fait païenne, et même plus que
païenne. Le maître qui l'a élevée a mis en elle le néant absolu. Elle
ne sait ce qu'est l'Olympe ou autre chose. Elle a seulement une terreur folle
des hommes car, depuis quelques heures, la vie s'est découverte à elle toute
entière, dans toute sa brutalité..."
"Oh ! triste parole ! Trop tard ?"
"Pas physiquement... Mais il la préparait à son... disons :
sacrilège. Et la jeune fille est épouvantée... Claudia a dû la laisser
pendant tout le souper près de ce satyre, en se réservant d'agir quand le vin
l'aurait rendu incapable de réfléchir. Il n'est pas besoin que je te rappelle
que si l'homme est toujours lubrique dans ses amours sensuels, il l'est au
plus haut degré quand il est ivre... Mais alors, c'est un jouet qu'une force
peut contraindre et déposséder de son trésor. Et Claudia en a profité. Ennius
désire retourner en Italie d'où il a été éloigné par disgrâce... Claudia lui
a promis son retour en échange de la fillette. Ennius a mordu à l'hameçon...
Mais demain, n'étant plus ivre, il se révoltera, la cherchera, fera du bruit.
Il est vrai que demain Claudia trouvera manière de le faire taire."
"Violence ? Non !"
"Oh ! la violence, pour une bonne fin, c'est utile ! Mais elle
n'en fera pas usage... Seulement Pilate, encore abruti par la quantité de vin
qu'il a bue ce soir, va signer l'ordre pour Ennius d'aller rendre compte à
Rome... Ah ! Ah !... Et il va partir par le premier bateau
militaire.
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502> Mais, en attendant... il vaut mieux
que la fillette soit ailleurs, de peur que Pilate ne regrette et n'annule son
ordre... Il est si changeant ! Et il est bien que la fillette oublie, si
possible, les saletés humaines.
426.13 – Oh ! Maître !...
C'est à cause de cela que nous avons été au souper. ..Mais comment
pouvions-nous y aller à ces orgies, il y a seulement quelques mois, sans en
éprouver la nausée ? Nous avons fui tout de suite, une fois notre but
atteint... Là, nos maris rivalisent encore avec les brutes... Quelle nausée,
Maître !... Et nous devons les recevoir après que... après que..."
"Soyez austères et patientes. C'est par l'exemple que vous rendrez
meilleurs vos maris."
"Oh ! ce n'est pas possible !... Tu ne sais pas..."
La femme pleure plus par dépit que par douleur. Jésus soupire.
Lydia reprend :
"Claudia t'envoie dire qu'elle a fait cela pour te montrer qu'elle te
vénère comme l'Unique Homme qui mérite la vénération. Et elle veut que
je te dise qu'elle te rend grâce de lui avoir appris la valeur d'une âme et
de la pureté. Elle s'en souviendra. Veux-tu voir la fillette !"
"Oui. Et l'homme, qui est-ce ?"
"C'est le numide dont Claudia se sert dans les choses les plus secrètes.
Il n'y a pas de danger de délation... Il n'a pas de langue..."
Jésus répète, comme dans l'après-midi :
"Malheureux !" mais encore maintenant, il ne fait pas de
miracle.
426.14 – Lydia va prendre par la main la
fillette et la traîne, pour ainsi dire, devant Jésus. Elle explique :
"Elle sait quelques mots de latin et connaît encore moins la langue des
juifs… Une petite bête sauvage... Uniquement objet de plaisir."
Et à la fillette :
"N'aie pas peur. Dis-lui "merci". C'est Lui qui t'a sauvée.
Agenouille-toi, baise ses pieds. Allons ! Ne tremble pas !...
Pardonne, Maître ! Elle est terrorisée par les dernières caresses
d'Ennius ivre..."
"Pauvre fille !" dit Jésus en posant sa main sur la tête
voilée de la fillette. "Ne crains pas ! Je vais te conduire chez ma
Mère, pour quelque temps, chez une Mère, comprends-tu ? Et tu auras tout
autour tant de bons frères... Ne crains pas, ma fille !"
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de page.
503> Qu'y a-t-il dans la voix de Jésus
et dans son regard ? Il y a tout : la paix, la sécurité, la pureté,
l'amour saint. La fillette le sent, elle rejette en arrière son manteau et sa
capuche pour mieux le voir, et avec la jolie silhouette mince d'une fillette
qui arrive à peine au seuil de la puberté, presque encore enfant, avec la
beauté un peu immature de l'adolescence, l'air innocent, elle apparaît dans
un vêtement trop grand pour elle...
"Elle était à moitié nue... J'ai mis dans le sac et je lui ai passé les
premiers vêtements que j'ai trouvés..." explique Lydia.
"Une enfant !" dit avec pitié Jésus. Et la prenant par la
main, il lui demande : "Veux-tu venir sans peur avec
Moi ?"
"Oui, patron."
"Non, pas patron. Dis-moi : Maître."
"Oui, Maître" dit avec plus d'assurance la fillette et un timide
sourire remplace l'expression craintive de son visage très blanc.
"Es-tu capable de faire un long chemin ?"
"Oui, Maître."
"Ensuite tu te reposeras chez ma Mère, dans ma maison, en attendant
Fausta... une enfant que tu aimeras beaucoup... Cela te plaît ?"
"Oh ! Oui !..."
Et la fillette lève avec assurance ses yeux clairs d'un gris bleu, très beau,
entre ses cils d'or et elle ose demander :
"Plus ce patron ?"
Et un éclair de terreur trouble encore son regard.
"Jamais plus" lui promet de nouveau Jésus en mettant de nouveau sa
main sur la chevelure touffue couleur de miel blond de la fillette.
"Adieu, Maître. Dans quelques jours, nous serons sur le lac nous aussi.
Peut-être nous verrons-nous encore. Prie pour les pauvres romaines."
"Adieu, Lydia. Dis à Claudia que ce sont les conquêtes auxquelles je
prétends, pas à d'autres. Viens, fillette, nous allons partir de
suite..."
Et, la tenant par la main, il se présente à la porte du magasin pour appeler
les apôtres.
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