Le mercredi 18 septembre 1946.
519> 496.1 – Pour n'être pas vus par les
gens, ils entrent dans le village où se trouve la maisonnette de Salomon en remontant la berge du fleuve.
Précaution, dirais-je inutile, parce que tombe la précoce soirée de novembre ou
de fin d'octobre et les gens sont déjà dans les maisons. Le chemin est vide,
absolument vide, et s'il n'y avait pas quelques bêlements, on dirait un lieu
désert.
Ils secouent le portillon. Il est fermé, bien fermé sur le petit jardin que
dans la pénombre on voit en bon ordre.
"Appelez ! Il est dans la cuisine. Un filet de lumière passe à travers
les volets" dit Jésus.
Thomas,
de sa voix puissante, se charge d'appeler le vieillard,
qui tout de suite ouvre la porte en regardant du côté de la route. Il
distingue mal, à cause du peu de lumière qu'il y a à l'extérieur, lui qui
vient de la cuisine où le feu éclaire et où une lampe est allumée.
Mais quand Jésus dit : "C'est nous", le vieil homme reconnaît tout
de suite la voix et il crie : "Le Maître !" et il descend le
rustique perron pour courir ouvrir.
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520> "Mon Seigneur ! Entre, entre
dans ta maison et que béni soit le jour qui se termine par ta venue !"
dit-il en travaillant autour de la fermeture du portail.
Et il explique :
"Je suis seul et je ferme soigneusement... Les voleurs sont capables de
tout. Il y en a qui font des dégâts ici ou là, en descendant dans la vallée
des monts de Galaad. Ce n'est pas que je craigne pour ma vie, mais j'avais
fait des préparatifs pour Toi et... Voilà, Maître, viens. La soirée est
humide et tes cheveux sont trempés de rosée..."
"Et tu es plus empressé que l'épouse du Cantique, père.
Cela ne te pèse pas de te déranger pour accueillir le Pèlerin" dit Jésus
en souriant.
"Me déranger ? Comme il était long le temps ! Un jour après l'autre, un
après l'autre. J'avais semé vos graines et je voyais les légumes pousser. Je
disais : "S'il venait, certainement cela Lui plairait". Mais ils
sont arrivés à maturation et tu n'es pas venu... Et je voyais les fruits qui
se coloraient sur les arbres et j'en mangeais à regret puisque tu n'en
mangeais pas. Cette brebis m'a donné un agneau, tout blanc. Je l'ai gardé
longtemps pour le manger avec Toi. J'espérais te voir avant les Tabernacles.
Puis... Un agneau tout entier pour moi... C'était trop ! Je l'ai échangé
contre une petite brebis, et ils ont été bons avec moi, ne voulant pas la
différence. Mais des fruits et des fromages, j'en ai gardés
le plus que j'ai pu pour Toi, et du poisson sec et des légumes et j'ai encore
quelques melons. Et un peu de vin... moi, je n'en bois pas, mais je l'ai
préparé pour Toi, pour l'hiver."
496.2 – Il parle tout en essuyant la
table, il y pose la vaisselle, et attise le feu, ajoute de l'eau dans le
chaudron et il s'affaire, tout heureux. On ne dirait plus le pauvre vieux
d'il y a quelques mois.
Il sort, revient avec du lait, s'excuse :
"Il y en a peu car il n'y a qu'une brebis qui donne du lait, mais
bientôt il y en aura deux. Pour Toi, pourtant, cela suffit."
Il est paternel, à la fois dévoué et paternel. Il a pris les manteaux
humides, les sandales boueuses et il les a portés ailleurs.
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521> Il est revenu avec des pommes et
des grenades et du raisin, et quelques figues à moitié sèches, et il
explique :
"Je les ai séchées ainsi pour te les faire goûter.
Je pensais... je pensais que mon Ananias les
aimait tant, préparées de cette façon… !"
La voix, d'abord sereine, s'abaisse en un ton de tristesse pendant qu'il dit
ces paroles, et il dit pour finir :
"et... et je pensais qu'elles te feraient plaisir et il me semblait, en
les préparant... les préparer encore pour le fils de mon fils."
Il secoue la tête, s'efforce de sourire avec dans ses yeux des larmes qui
brillent.
Jésus, qui s'était assis à table, se lève et il passe un bras au cou du petit
vieux en l'attirant à Lui :
"Elles me plaisent beaucoup. C'est une chose qui me rappelle mon
enfance... et mon père. Mais il ne fallait pas te priver de tant de choses
pour Moi. Elles font du bien aux vieillards. Tu dois être sain et fort pour
m'accueillir ainsi toujours. C'est si doux de trouver une maison ainsi, avec
un père qui nous attend. N'est-ce pas mes amis ?"
"Bien sûr que c'est vrai ! Et c'est si beau qu'on paresse sans aider
Ananias" dit Pierre
qui se lève en disant : "Eh bien, allons préparer nos lits pendant que
Jésus parle avec l'homme."
"Oh ! c'est inutile, ils sont toujours prêts et tout est propre...
Seulement... il n'y en a pas assez. Vous êtes plus de douze. Mais moi, j'irai
sur le foin et..."
"Cela non, père. Je vais y aller moi, alors" dit Jean.
"Non, moi" disent André et les autres.
"Non, ce n'est pas nécessaire. Moi je dors ici, sur cette table. Elle
n'est certainement pas plus dure que le fond de ma barque, et Marziam..." dit Pierre.
"Il dort avec Moi..." interrompt Jésus.
"Ou avec moi, si tu veux... comme le faisait le petit Ananias" dit
le vieillard, et son œil est une imploration.
"Oui, Maître. Toi, tu m'as encore. Lui... Je vais avec lui" dit
Marziam.
Jésus le caresse, comprenant son geste.
496.3 – "Ils sont venus plusieurs
fois te chercher après la Pentecôte. Puis ils ne sont plus venus" dit
ensuite le petit vieux.
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522> "Qui le cherchait ?"
"Des pharisiens, hein ! Et d'autres comme eux. Ils voulaient
t'interroger. Mais moi, j'ai dit : "Allez à son village. Il n'est pas
ici, et je ne sais pas quand il viendra..." C'était vrai, et ils se sont
lassés de venir. Et ils cherchaient un autre, un certain Jean,
qu'ils disaient être avec Toi et que peut-être ils pensaient caché ici. J'ai dit : "Mais c'est son apôtre, et il
est avec Lui". Ils ont dit : "Il est peut-être borgne son apôtre ?
Vieux, malade, mourant ?" J'ai compris que ce n'était
pas toi, et j'ai répondu : "Je ne connais que l'apôtre Jean, un jeune
homme bon presque un enfant et qui est sain de cœur et de chair". Ils
m'ont menacé. Mais que pouvais-je dire d'autre ? C'est la vérité..."
"Oui, c'est la vérité. Et sois toujours véridique, même si tu devais me
nuire, ne mens jamais, père."
"Seigneur, mes cheveux ont blanchi en cherchant toujours à obéir au
Seigneur. Et parmi les obéissances, il y a aussi celle de ne pas dire des
choses fausses. Mais... pourquoi te cherchent-ils ainsi, Seigneur ? Moi,
j'étais aveugle. À Jérusalem, je n'y allais donc pas. J'y suis retourné
maintenant... Rien que pour le rite, car je voulais être ici à t'attendre...
Et j'ai senti haine et amour autour de Toi... Et j'ai jugé qu'il y a plus de
haine que d'amour chez les chefs du peuple. J'étais au Temple, ce matin où
ils voulaient t'offenser... et je m'en suis enfui, désolé, pour t'attendre et
pleurer ici. Pourquoi l'homme est-il si méchant ?"
"Parce qu'il a tué son esprit. Et avec son esprit, la capacité de sentir
le remords d'être injuste."
"C'est vrai !... Et ils te cherchent pour te faire du mal ?"
"Oui."
"Oui !? Israël veut nuire à son Roi ? Horreur ! Israël se condamne aux
châtiments prophétiques !... Oh ! je suis content, maintenant, que mon
fils soit mort... et je voudrais mourir moi aussi pour ne pas voir le péché
d'Israël..."
496.4 – Il se fait un grand silence.
On entend seulement le crépitement du bois dans le foyer.
"Mais parlons d'autre chose ! On ne parle que de mort ! de haine ! de
trahison ! Assez ! Assez ! Je ne puis en entendre parler !" dit l'Iscariote.
Il est bouleversé, les yeux torves, agité, et il s'agite dans la cuisine,
avec les jambes, les bras, tout lui-même.
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523> "Judas a raison" disent
plusieurs.
"Mais ne pas vouloir entendre ne sert à rien. Ce qu'il faut, c'est ne
pas consentir" dit Jésus avec son geste résigné d'ouvrir les mains, les
paumes tournées vers le haut, au-dessus de la table rustique.
"Que veux-tu dire ? Consentir ? Qui consent à cela ?" Judas agite
ses mains, presque sur le visage de Jésus, en se penchant, comme s'il se
jetait sur la table pour atteindre le Maître.
"Qui ? Tous ceux qui déjà rêvent de me
voir périr dans mon sang.
Sang ! Sang de ton Messie ! Sang sur toi, Terre, qui ne veux pas de ton Seigneur
! Sang plus resplendissant que ces flammes ! Sang, feu dans le gel et les ténèbres d'un monde criminel ! Ils espèrent tuer
la Lumière en lui enlevant le sang. Mais la lumière, c'est l'esprit ; le
sang est encore de la matière. La matière alourdit l'esprit. Le sang sur une
plaque de mica affaiblit la lumière, n'est-ce pas vrai, peut-être ?
Eh bien, en vérité, en vérité je vous dis que comme ce bois n'éclairait pas
jusqu'au moment où il est devenu flamme et ses résines, en s'enflammant, se
sont changées en splendeur, et maintenant c'est une lueur incandescente, de
la même façon, quand tout sera accompli, et que le sang et la chair auront
été consumés par le sacrifice, voilà, comme ce feu qui maintenant a tout
changé en lumière, mon esprit flamboiera plus que jamais sur le monde et je
serai plus que jamais Lumière. Une Lumière telle qu'elle éblouira
pour toujours ceux qui haïssent la Lumière, ceux qui ont voulu la tuer. Une
Lumière telle qu'elle fondra les portes d'or des Cieux fermées à l'Humanité
depuis tant de siècles et le Ciel s'ouvrira aux justes. Une Lumière telle
qu'elle percera les pierres qui forment la voûte de l'Abîme et l'atroce feu
de l'Enfer deviendra d'une atrocité extrême sous les éclairs de mes rayons.
Et malheur, malheur, malheur à ceux qui auront dressé des embûches à la
Lumière ! Sang et Lumière ! Ces deux choses seront devant eux, jusqu'à les
rendre fous et désespérés. Des démons !"
Jésus, qui s'était levé, quand il disait "en vérité" et avait fait
peur, tant il était imposant dans la basse cuisine, aux murs sombres, auréolé
par les flammes du foyer, s'assoit et se tait.
496.5 – Tous se regardent entre eux.
Tous, sauf Judas
que la vue du bois qui flambe semble hypnotiser... Il est hypnotisé et
épouvanté. Une épouvante qui lui donne un masque atroce, d'une pâleur
verdâtre et livide sur lequel le feu de bois met des traces rougeâtres.
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524> Il me rappelle son visage
épouvantable du Vendredi Saint. Puis il se tourne brusquement et il crie :
"Mais tais-toi ! Tais-toi ! Pourquoi nous tourmentes-tu ?!" et il
sort en claquant la porte...
"À sa façon, c'est vrai, mais il t'aime beaucoup... et il souffre
d'entendre certaines paroles, dit Thomas, et il termine : Elles nous font si
mal à nous aussi ! Mais nous, nous sommes moins... étranges, oui, disons :
étranges..."
Personne d'autre ne parle. Jésus Lui-même se tait...
"Les légumes sont cuits, le lait est chaud..." dit doucement le
petit vieux resté intimidé, et il n'ose dire ces paroles banales après un tel
incident...
"Appelez Judas et soupons" commande Jésus.
Jean sort pour appeler son compagnon. Ils rentrent... Judas a le visage tourmenté, mais sans le moindre signe d’apaisement... Il
s'assoit cependant à table et se lève avec les autres quand Jésus offre et
bénit, et il le regarde par en dessous quand Jésus fait les parts en gardant
pour Lui la dernière.
Tout le monde voudrait dissiper la tristesse qui règne dans la pièce.
Personne n'y parvient jusqu'à ce que Jésus Lui-même s'adresse au vieillard
pour lui demander si le petit village et les alentours ont accueilli la
parole du Seigneur.
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