Le vendredi 20 septembre 1946.
524> 497.1 – Je ne sais pas où ils sont. Certainement
non plus dans la vallée du Jourdain, mais déjà sur les montagnes qui la
bordent, car je vois la verte vallée et le beau fleuve bleu tout en bas,
alors que les sommets de montagnes élevées émergent du vaste haut plateau qui
s'étend à l'orient du Jourdain.
525> Je vois Pierre qui, solitaire sur
une petite éminence, regarde fixement vers le nord-est et soupire, très
triste. Il a un fagot à ses pieds, qu'il a certainement fait dans les bois
qui couvrent cette colline. Un petit village se niche dans la verdure. Pierre
est vraiment tout à fait accablé. Il finit par s'asseoir sur son fagot et se
prend la tête dans les mains, tout courbé sur lui-même. Il reste ainsi,
perdant la conscience du temps et de toute chose, tellement absorbé qu'il ne
remarque même pas le passage de quelques enfants derrière des chevrettes
capricieuses. Les enfants l'observent et puis s'en vont en courant derrière
les chèvres, vers le petit village. Le soleil descend lentement et Pierre ne
bouge pas.
497.2 – Par le sentier qui monte du
village sur le coteau, Jésus s'avance. Il va doucement, évitant de faire du
bruit. Il rejoint l'endroit où est Pierre. Il l'appelle, en restant debout
devant lui :
"Simon !"
"Maître !"
Pierre sursaute et lève un visage troublé en disant ce mot.
"Que faisais-tu, Simon ? Tes compagnons sont tous revenus. Toi seul ne
revenais pas et nous étions inquiets, si bien que ton frère
et les fils de Zébédée avec Thomas et Judas se sont dispersés sur les monts
alors que mes frères avec Isaac
et Marziam
sont descendus vers la plaine."
"Je suis désolé... Je suis désolé d'avoir causé de la peine et de la
fatigue..."
"Tes compagnons t'aiment bien... Et c'est justement Judas qui s'est
tracassé le premier et a reproché à Marziam de t'avoir laissé aller
seul."
"Hmm… !"
"Simon, qu'as-tu ?"
"Rien, Maître."
"Que faisais-tu ici, sur ce talus, seul, alors que le soir tombe ?"
"Je regardais..."
"Tu as peut-être regardé, Simon. Mais maintenant tu ne regardais pas...
Des enfants sont passés près de toi et ils ont eu presque peur que tu sois
mort tant tu étais courbé sur toi-même. Ils sont accourus à la bergerie qui
nous a logés et ils me l'ont dit. Je suis venu... Que regardais-tu, Simon
?"
"Je regardais... Je regardais vers Ramoth
Galaad, vers Gerasa,
Bozra,
Arbèla...
notre voyage de l'an dernier,
si beau, si... La Mère
avec nous ! Les femmes
disciples... Jean d'En-Dor...
Le marchand...
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526> Même lui était bon et rendait le
voyage agréable... Que de choses changées ! Quelle différence... et quelle
douleur !... Voilà ce que je regardais : le passé."
"Et l'avenir, Ô mon Simon."
Jésus s'assoit sur le fagot à côté de Pierre et lui passe un bras autour du
cou en lui parlant :
"Tu regardais l'horizon... et la tristesse te l'a assombri. Le présent,
comme un tourbillon, a fait s'élever des nuages effrayants et t'a caché le
souvenir serein, plein de promesses et d'espérances, et il t'a apeuré. Simon,
tu es soumis à une de ces heures de tristesse et de dégoût que
notre nature humaine rencontre sur son chemin. Personne n'en est exempt, car
ces heures sont suscitées par celui qui hait l'homme. Et plus l'homme sert
Dieu, et plus Satan cherche à l'effrayer et à le lasser pour le détacher de
son ministère. Tu es soumis toi aussi à une heure de lassitude... Le
martelage continuel de la persécution contre ton Maître te fatigue. Et enfin
— et tu ne sais pas que ce n'est pas toi, mais que c'est le Tentateur — tu
écoutes une voix qui te murmure : "Et demain ? Que sera
demain… ?"
497.3 – "Seigneur, c'est vrai. Tu
lis dans mon cœur. Mais aussi tu vois que si je me pose cette question, ce
n'est pas par crainte pour moi. C'est parce que... Non. Je ne pourrais jamais
te voir tourmenté... Tu parles souvent de crime, de trahison. Moi... Oh ! je
ne suis pas le seul ! Combien, surtout parmi les âgés, t'ont demandé de
mourir avant de voir leur Roi offensé ? Et moi !... Moi, tu le sais, tu es
tout pour moi. Rien qui ne soit pas Toi ne m'intéresse plus. Ce n'est pas,
comme dit Judas, la nostalgie de ma barque et de ma femme... Regarde : tu vois si je dis la
vérité. J'ai tant insisté pour avoir Marziam. Mon humanité voulait avoir au
moins un fils adoptif à la place du fils que ma femme ne m'a pas donné,
mortifiant ma virilité qui voulait se perpétuer. Mais maintenant, mais
aujourd'hui, moi... je l'aime, oui. Mais si tu me l'enlevais, je ne réagirais
pas. Je te dirais seulement... mais non ! Je ne dirais rien !"
"Tu me dirais seulement ? Achève."
"C'est inutile, Maître."
"Dis-le !"
"Je dirais : "Donne-le à qui, mieux que moi, le fera grandir en
juste". Rien de plus ! C'est-à-dire... et cela, je te le dis en
pleurant, pour lui, pour moi, pour mon frère, et aussi pour Jean et
Jacques... et aussi pour les autres, mais nous... nous sommes tes
premiers..."
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527> Et Pierre glisse à genoux pour s'appuyer
aux genoux de Jésus, les mains levées, les paumes vers le haut, suppliant,
avec des larmes qui coulent sur ses joues et se perdent dans sa barbe...
"...Je le dis pour nous : fais-nous mourir, emmène-nous avant que
nous... Oh ! moi, j'y ai pensé, j'y pense toujours, depuis des mois, et
tu vois si c'est une pensée qui me ronge et me vieillit, si c'est une crainte
continuelle qui m'empêche même de dormir, je pense que s'il en est vraiment
comme tu le dis, je pourrais être, moi aussi le traître, ou André, ou Jean,
ou Jacques, ou Marziam... Et si on n'arrive pas à cela, être un de ceux dont
tu parlais aussi, il y a trois soirs chez Ananias, un de ceux qui arrivent à
vouloir que ton Sang soit enlevé, un, un aussi de ceux qui par lâcheté ne
savent pas s'y opposer et qui par peur du mal donnent leur consentement au
mal... Moi... si je devais seulement consentir par absence de réaction, par
peur... Maître ! oh ! Mon Maître, je me tuerais pour me punir ou bien... je
les tuerais, si je les rencontrais, tes assassins. Moi... si tu ne le veux pas,
fais-moi mourir avant, tout de suite, ici... La vie n'est rien, mais manquer
à l'amour pour Toi... Être un d'eux... être... voir et ne pas..."
Il est si agité que même les mots lui manquent. Il se penche, le visage sur
les genoux de Jésus, pleurant du pleur âpre d'un
homme rude, âgé, peu habitué aux larmes et bouleversé par trop de sentiments.
497.4 – Jésus lui met les mains sur la
tête, comme pour calmer cette douleur et dissiper les pensées perturbatrices,
et il lui parle :
"Mon ami, et crois-tu que même s'il devait arriver que... tu ne sois pas parfait
à cette heure-là, que le Seigneur qui est juste ne pèserait pas ton erreur
avec le poids de ton amour et de ta volonté présentes ? Et crains-tu que l'or
de cet amour et de cette volonté ait moins de poids que ton imperfection
momentanée et qu'il ne suffirait pas à obtenir l'indulgence de Dieu, et avec
l'indulgence tous les secours pour redevenir toi-même, mon Simon
bien-aimé ?"
"Fais-moi mourir ! Sauve-moi ! J'ai peur !"
"Tu es ma Pierre, Simon. Puis-je, Moi, effriter la Pierre sur laquelle
je dois fonder celle qui doit me perpétuer sur la Terre ?"
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528> "J'en suis indigne. Je le
sens. Je suis un pauvre homme, ignorant, pécheur. Toutes les tendances
mauvaises sont en moi. Je ne suis pas digne, je ne suis pas digne ! Je
deviendrai pervers, homicide, tout ce qu'il y a de pire... Fais-moi mourir.
Comprends que si je devais découvrir celui qui te hait..."
"C'est tout un monde qui me hait, Simon. Il faut pardonner..."
"Je parle du principal coupable. Il doit y en avoir un qui est le
principal, et..."
"Il y aura de nombreux un, et tous auront leur fonction
principale..."
"Quelle fonction ? Celle de... Oh ! ne me le fais pas dire ! Mais
moi..."
"Mais tu dois pardonner, comme Moi et avec Moi. Pourquoi te troubles-tu
ainsi, Simon, en pensant à ce que tu pourrais faire pour punir ? Laisse ce
soin au Seigneur. Toi, aime et pardonne, compatis et pardonne. Eux, tous ceux
qui seront coupables envers ton Jésus, ont tant besoin d'être aidés
pour avoir le pardon !"
"Il n'y a pas de pardon pour eux."
"Oh ! Comme tu es sévère avec tes frères, Simon ! Bien sûr qu'il y a le
pardon pour eux aussi, s'ils se repentent. Malheur si tous ceux qui
m'offensent ne pouvaient pas être pardonnés !
497.5 – Allons, lève-toi, Simon.
Certainement la peine de tes compagnons a augmenté en voyant que Moi aussi je
ne suis plus au bercail. Mais, quitte à les faire souffrir quelque temps
encore avant d'aller les trouver, prions. Prions ensemble. Il n'y a rien d'autre à
faire pour reconquérir la paix, force spirituelle, amour, compassion... même
envers nous-mêmes. La prière met en fuite les fantômes de Satan,
nous fait sentir près de Dieu. Et avec Dieu près
de soi, on peut tout affronter et supporter avec justice et mérite. Prions
ainsi, toi et Moi ensemble, ici sur cette montagne d'où s'étend une si grande
partie de notre Patrie, comme à Moïse, du haut du Nébo, se découvrit la vue
de la Terre Promise. Nous, plus chanceux que lui, nous apportons à cette
terre qui appartiendra au Christ, la Parole et le Salut. Moi pour commencer,
et toi ensuite. Regarde ! Dans les dernières lueurs du jour, on voit encore
les monts de Judée. Mais, au-delà, il y a la plaine, la mer, puis d'autres
terres, le monde... Elles, lui, t'attendent, Pierre. Ils t'attendent pour
savoir qu'il existe un Dieu vrai, un Dieu qui donnera la vraie lumière aux
âmes qui vont à tâtons dans la nuit du gentilisme et de l'idolâtrie. Regarde
: sur la Terre, la lumière s'assombrit.
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529> Comment les voyageurs
pourraient-ils ne pas perdre la direction par une nuit sans lumière ? Mais
voilà l'Étoile Polaire. Elle se lève déjà pour guider les voyageurs. Ma Religion sera l'étoile qui guidera les
voyageurs spirituels sur la route du Ciel. Et tu seras uni à elle au point
d'être une seule lumière avec Moi et avec ma Doctrine, Ô mon Pierre, Ô ma Pierre bénie.
Prions pour cette heure où les hommes se sauveront grâce à mon Nom.
"Notre Père, qui es aux Cieux"..."
Il dit lentement le Pater en tenant Pierre par la main, et on dirait qu'il le
présente au Père, en élevant ainsi les bras et les mains, avec dans sa main
droite la main gauche de l'apôtre.
"Et maintenant descendons, en laissant ici les tristesses inutiles et
les soucis inutiles du lendemain. Avec le pain quotidien, le Père nous
donnera demain, chaque demain, ses secours. En es-tu convaincu, Simon ?"
"Oui, Maître, je le crois" dit avec fermeté Pierre dont le visage
n'est plus troublé, mais austère, comme il l'est depuis plusieurs mois et qui
le fait apparaître si différent du pêcheur rustre et plaisant qu'il était les
deux premières années.
Ils descendent, Jésus devant, Pierre derrière avec son fagot, et presque à la
première maison du village ils trouvent les apôtres en émoi.
"Mais où étais-tu allé ?" crient-ils à Pierre.
"Nous serions ici depuis longtemps, mais je me suis arrêté pour parler
avec lui, en regardant vers Gerasa..." répond pour lui Jésus.
Ils tournent à droite, vers un bercail à moitié démoli. À l'intérieur d'une
palissade à moitié écroulée et pour le reste moisie et chancelante il y a un
hangar aux murs grossiers, mal couvert, mal clos, par des murailles sur trois
côtés, et par des planches sur le quatrième.
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