Le dimanche 4
novembre 1945
154> 319.1 – Tyr s'éveille parmi des
souffles de tramontane.
La mer est un frémissement de petites vagues, une splendeur bleue-blanche,
agitée sous un ciel bleu, sous des cirrus blancs en mouvement là-haut, comme
l'écume ici-bas. Le soleil jouit de sa journée de serein après tant de
grisaille de mauvais temps.
"J'ai compris, dit Pierre se mettant debout dans la barque où
il a dormi. Il est temps de bouger. Et "elle" (et il montre la mer
qui entre agitée jusqu'au port) nous a donné l'eau lustrale...
Hum ! Allons faire la deuxième partie du sacrifice... Dis, Jacques...
Ne te semble-t-il pas de porter au sacrifice deux victimes ? À moi,
oui."
"À moi aussi, Simon. Et... je remercie le Maître de l'estime qu'il a
pour nous. Mais... moi, je n'aurais pas voulu voir tant de souffrance. Et je
n'aurais jamais pensé voir cela..."
"Moi non plus… Mais... Tu sais ? Je dis que le Maître ne l'aurait
pas fait si le Sanhédrin
n'y avait fourré son nez…"
"Il l'a dit, en effet... Mais qui a bien pu avertir le Sanhédrin ?
C'est ce que je voudrais savoir..."
"Qui ? Dieu éternel, fais que je me taise et fais que je ne pense
pas !
Je l'ai fait, moi, ce vœu, pour éloigner ce soupçon qui me ronge. Aide-moi,
Jacques, à ne pas penser. Parle d'autre chose."
"Mais de quoi ? Du temps ?"
"Oui, peut-être."
"En fait de mer, moi je ne connais rien..."
"Je crois que nous bougerons" dit Pierre en regardant la mer.
"Non ! Quelques vagues, mais ce n'est rien. Hier, elle était plus
mauvaise. Du haut du navire elle doit être très belle, cette mer ainsi
agitée. Elle plaira à Jean...
Elle le fera chanter.
319.2 – Quel
sera le navire ?"
Il se met debout lui aussi en regardant les navires qui se trouvent de
l'autre côté
et que l'on peut voir, avec leurs hautes superstructures, surtout quand la
vague soulève le petit navire avec un mouvement de bascule. Ils regardent
attentivement les divers navires, en faisant des pronostics... Le port
s'anime.
Pierre consulte un batelier, ou quelqu'un du même genre, qui trafique sur le
quai :
Haut
de page.
155> "Sais-tu s'il
y a dans le port, ce port-là, le navire de... attends que je lis ce nom...
(et il sort un parchemin lié qu'il a à la ceinture), voilà : Nicomède Philadelphius de Philippe,
crétois de Paleocastros... "
"Oh ! le grand navigateur ! Et qui ne le connaît pas ? Je
crois qu'il est connu non seulement du Golfe des Perles
aux Colonnes d'Hercule,
mais jusqu'aux mers froides, où on dit que c'est la nuit pendant des mois
entiers ! Comment est-ce possible que tu ne le connaisses pas, toi qui
es marin ?"
"Non. Je ne le connais pas, mais bientôt je le connaîtrai car je le
cherche pour notre ami Lazare
de Théophile,
autrefois gouverneur en Syrie."
"Ah ! Quand je naviguais - maintenant je suis âgé - il était à
Antioche... Le bon temps... Ton ami ? Et tu cherches le crétois
Nicomède ? Vas-y sûr, alors. Tu vois ce navire-là, le plus haut, avec
ces drapeaux au vent ? C'est le sien. Il lève l'ancre avant sexte .
Il ne craint pas la mer, lui !..."
"On ne doit pas la craindre, en effet. Ce n'est pas grand-chose"
observe Jacques. Mais une brusque vague lui donne un démenti, en arrosant les
deux de la tête aux pieds.
"Hier elle était trop calme, aujourd'hui elle est trop agitée. Un peu
trop folle ! Je préfère le lac..." bougonne Pierre en s'essuyant le
visage.
"Je vous conseille d'entrer dans les darses .
Ils y vont tous, vous voyez ?"
"Mais nous devons partir, nous devons prendre le navire de... de...
attends : Nicomède, avec tout le reste !" dit Pierre qui
n'arrive pas à se rappeler les noms étranges du crétois.
"Vous n'allez pas charger même la barque dans le navire ?"
"Non, cela se comprend !"
"Alors dans les darses il y a de la place pour les gardes (de barques),
et des hommes qui font la garde jusqu'au retour. Une pièce par jour jusqu'au
retour, parce que je pense que vous devez revenir..."
"Bien sûr. On va et on revient après avoir vu l'état des jardins de
Lazare, voilà."
"Ah ! vous êtes ses intendants ?"
"Et davantage encore..."
"Bien. Venez avec moi. Je vous montre l'endroit. Il est fait justement
pour ceux qui laissent, comme vous, les barques..."
Haut
de page.
156> "Attends...
319.3 – Voilà
les autres. Dans un moment nous te rejoindrons." Et Pierre saute sur le quai
et court à la rencontre de ses compagnons qui arrivent.
"Tu as bien dormi, frère ?" demande affectueusement André.
"Comme un enfant au berceau. On m'a même bercé et chanté la
berceuse..."
"Il me semble que l'on t'a fait aussi la toilette" dit en souriant
le Thaddée.
"Oui ! La mer est... si bonne qu'elle m'a lavé le visage pour me
réveiller."
"Elle est un peu houleuse, me semble-t-il" objecte Matthieu.
"Oh ! si vous saviez avec qui on va ! Quelqu'un qui est connu
jusque par les poissons des glaces."
"Tu l'as déjà vu ?"
"Non, mais m'en a parlé quelqu'un, qui m'a dit qu'il y a une place pour
les barques, un dépôt... Venez décharger les coffres et allons-y car
Nicodème, non, Nicomède le crétois va partir."
"Dans le canal de Chypre, nous allons danser" dit Jean d'En-Dor.
"Oui, hein !" demande Matthieu préoccupé.
"Oui. Mais Dieu nous aidera."
319.4 – Ils
sont de nouveau près de la barque.
"Voilà, homme. On sort toutes les affaires et puis on y va, puisque tu
es si bon."
"On s'aide..." dit celui de Tyr.
"Hé ! oui ! On s'aide, on devrait s'aider. On devrait s'aimer,
car c'est la Loi de Dieu..."
"On m'a dit qu'un nouveau Prophète qui s'est levé en Israël enseigne
cela. Est-ce vrai ?"
"Si c'est vrai ! Cela et autre chose ! Et qui fait des
miracles ! Allons André, hisse, hisse, plus à droite.
Allons, au moment où le flot monte la barque... Hop là ! C'est
fait !... Je te disais, homme : et quels miracles ! Des morts
qui ressuscitent, des malades qui guérissent, des aveugles qui voient, des
voleurs qui se convertissent et jusque... Tu vois ? S'il était là, il
dirait à la mer : "Tiens-toi tranquille" et la mer se
calmerait... Tu y arrives, Jean !
Haut
de page.
157> Attends, je viens. Vous, tenez fort
et tout près... Allons, allons... Encore un peu... Toi, Simon :
prends la poignée... Attention à la main, Jude
Allons, allons... Merci, homme... Attention à ne pas tomber
dans l'eau, vous d'Alphée... Allons... nous y
voilà ! Louange à Dieu ! Or s'est moins fatigué à les descendre
qu'à les monter... Mais j'ai les bras rompus par le travail d'hier... Je
parlais donc de la mer..."
"Mais c'est bien vrai ?"
"Vrai? J'y étais pour le voir !"
"Oui ? Oh !… Mais où ?"
"Sur le lac de Génésareth. Viens en barque pour que je t'en parle
pendant que l'on va au dépôt..." et il s'en va avec l'homme et Jacques,
en ramant, dans le canal qui va aux darses.
319.5 – "Et Pierre dit qu'il ne sait
pas y faire, observe le Zélote. Au contraire, il a l'art de faire connaître
les choses simplement, et il fait plus que tous."
"Ce qui me plaît tant en lui c'est son honnêteté" dit l'homme
d'En-Dor.
"Et sa constance" ajoute Matthieu.
"Et son humilité. Regardez s'il s'enorgueillit alors qu'il sait qu'il
est "le chef" ! Il se fatigue plus que tous, il se préoccupe
davantage de nous que de lui..." dit Jacques d'Alphée.
"Et il est si vertueux dans ses sentiments. Un bon frère. Rien de
plus..." achève Syntica.
"Donc c'est bien dit ? C'est ainsi que vous vous considérez ?"
demande après quelque temps le Zélote aux deux disciples.
"Oui, répond Syntica. C'est mieux. Et ce n'est pas mensonge mais vérité
spirituelle. C'est pour moi un frère aîné, et d'un autre lit, mais du même
père. Le Père, c'est Dieu, les lits différents : Israël et la Grèce. Et
Jean est mon aîné et cela se voit par l'âge et - cela ne se voit pas, mais
c'est réel - parce qu'il est disciple depuis plus longtemps que moi.
Voici Simon qui revient..."
319.6 – "Tout
est fait. Allons..."
Ils se chargent des coffres et, par l'isthme étroit, ils passent à l'autre
port.
L'homme de Tyr les accompagne, pratique comme il l'est, à travers les ruelles
que font les tas de marchandises entassées sous de vastes hangars, jusqu'au
puissant navire du crétois qui déjà est en train de faire les manœuvres du
très proche départ, et il appelle les gens du bord pour qu'ils redescendent
la passerelle qu'ils ont levée.
Haut
de page.
158/159> "Impossible !
Le chargement est fait" crie le chef de la chiourme.
"Il a une lettre à donner" dit l'homme en montrant Simon de Jonas.
"Une lettre ? De qui ?"
"De Lazare de Théophile, autrefois gouverneur d'Antioche."
"Ah ! Je vais chercher le maître."
Simon dit à l'autre Simon et à Matthieu : "À vous d'agir,
maintenant. Moi, je suis trop rustre pour traiter avec un tel homme..."
"Non. Tu es le chef, et tu sais bien faire. Nous t'aiderons, si jamais.
Mais il n'en sera pas besoin."
"Où est l'homme de la lettre ? Qu'il monte" dit un homme brun
comme un égyptien, maigre, beau, svelte, sévère, d'environ quarante ans, un
peu plus, qui se penche du haut du bord, et il fait redescendre la
passerelle. Simon de Jonas, qui a remis son vêtement et son manteau
pendant qu'il attendait la réponse, monte avec dignité. Derrière lui, le
Zélote et Matthieu.
"La paix à toi, homme" dit gravement Pierre.
"Salut. La lettre où est-elle ?" demande le crétois.
"La voici."
Le crétois brise le sceau, la déroule et lit.
"La bienvenue aux envoyés de la famille de Théophile ! Le crétois
n'oublient pas celui qui était bon et gentil. Mais faites vite. Avez-vous
beaucoup de bagages ?"
"Ce que vous voyez sur le quai."
"Et vous êtes ?"
"Dix."
"C'est bien. Nous ferons une place pour la femme. Vous, vous vous
arrangerez au mieux. Allons, vite ! Il faut sortir et prendre le large
avant que le vent ne soit trop fort, et après sexte, il en sera ainsi."
Et il commande, par des coups de sifflets qui déchirent les oreilles, le
chargement des coffres et leur mise en place. Puis les apôtres montent avec
les deux disciples. On monte la passerelle, on ferme les hublots,
on largue les amarres, on lève les voiles. Et le navire avance avec un fort
roulis au sortir du port. Puis les voiles se tendent en claquant, tellement
le vent les gonfle, et avec un tangage prononcé le navire prend le large, en
fuyant rapidement ver Antioche...
|