Le samedi 3 novembre
1945
146/147> 318.1 – La
ville de Ptolémaïs semble devoir rester écrasée sous un ciel bas, de plomb,
sans une échancrure d'azur, sans même une nuance dans sa noirceur. Non. Pas
un nuage, un cirrus, un nimbus, qui se déplace sur la chape close du
firmament, mais une seule voûte convexe et pesante comme un couvercle que
l'on va abattre sur une caisse. Un couvercle énorme d'un étain crasseux,
fuligineux, opaque, qui accable. Les maisons blanches de la ville semblent
être en plâtre, un plâtre rêche, grossier, désolé, sous cette lumière... et
la couleur verte des plantes semper virens semble embuée, triste, et livides
ou spectraux les visages des personnes, et pâles les couleurs des vêtements.
La ville se noie dans le sirocco accablant.
La mer répond au ciel par le même aspect de mort. Une mer infinie, immobile,
déserte. Elle n'a même pas l'aspect plombé, ce serait inexact de le dire.
C'est une étendue sans fin, et je dirais sans rides, d'une substance
huileuse, grise comme doivent l'être des lacs de pétrole brut, ou plutôt, si
c'était possible, des lacs d'argent mélangé à de la suie, à de la cendre,
pour en faire une pâte qui a une splendeur particulière qui rappelle celle du
quartz, et qui pourtant ne semble pas briller tant elle est morte et opaque.
Cet éclat ne se remarque qu'à cause du désagrément qu'il apporte à l’œil,
ébloui par ce scintillement de nacre noirâtre qui fatigue sans réjouir. Pas
une vague à perte de vue.
Le regard rejoint l'horizon là où la mer morte touche le ciel mort, sans que
l'on aperçoive un mouvement de l'eau; mais cependant on se rend compte que ce
ne sont pas des eaux solidifiées car elles ont une houle profonde à peine
sensible à la surface à cause du miroitement obscur des eaux. Elle est morte
à ce point qu'à la rive les eaux sont là, immobiles comme les eaux d'un
bassin, sans le moindre indice de vague ou de ressac. Et le sable est
nettement humide là, à un mètre, un peu plus, indiquant ainsi qu'il n'y a pas
eu de mouvement de l'eau là, à la rive, depuis de longues heures. Le calme
plat.
Les navires, qui en petit nombre se trouvent dans le port, n'ont pas le
moindre mouvement. Ils semblent figés dans une matière: solide tant ils sont
immobiles, et les quelques morceaux d'étoffes qui sont étendus sur les ponts,
vêtements ou enseignes, pendent inertes.
318.2 – D'une ruelle populaire du port arrivent à la côte les
apôtres avec les deux voyageurs pour Antioche. Je ne sais pas ce que sont
devenus l'âne et le char. Ils ont disparu. Pierre et André portent un coffre, Jacques et Jean le second, alors que
Jude d'Alphée s'est chargé sur les
épaules le métier démonté, et Matthieu, Jacques d'Alphée et Simon le Zélote se sont chargés de
tous les sacs y compris celui de Jésus. Syntica a dans les mains un panier de vivres. Jean d'En-Dor ne porte rien. Ils vont rapidement parmi les gens qui
reviennent, pour la plupart, du marché avec les provisions, ou se hâtent,
s'il s'agit de matelots, vers le port pour charger ou décharger les navires
ou les réparer, suivant les besoins.
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148> Simon de Jonas avance, sûr de lui. Il doit savoir déjà
où se rendre car il ne regarde pas autour de lui. Tout rouge il transporte,
avec un cordage qui sert de poignée, le coffre avec l'aide d'André. Et on
voit, tant pour eux que pour leurs compagnons Jacques et Jean, l'effort que
leur impose le poids qu'ils portent, dans la contraction des muscles des
mollets et des bras car, pour être plus libres, ils n'ont que le
sous-vêtement court et sans manches, semblables en tout aux portefaix qui se
hâtent des entrepôts aux navires, ou vice-versa, pour leurs opérations. Aussi
ils passent absolument inaperçus.
318.3 – Pierre ne va pas à la grande cale, mais par une
passerelle grinçante il se rend à la cale plus petite, un petit môle arqué
qui abrite un second bassin beaucoup plus petit pour les barques de pêche. Il
regarde et lance un appel.
Un homme répond, en se levant d'une barque robuste suffisamment grande.
"Tu veux
absolument partir? Remarque que la voile ne sert à rien aujourd'hui. Il
faudra avancer à force de rames."
"Cela servira à me réchauffer et à me donner de l'appétit."
"Mais es-tu vraiment capable de naviguer ?"
"Ohé ! l'homme ! Je ne savais pas encore dire
"maman" que déjà le père m'avait mis dans les mains la drisse et la
corde des voiles. J'y ai aiguisé mes dents de lait..."
"C'est parce que, tu sais, cette barque est tout mon bien, tu
sais ?..."
"Et tu me l'as déjà dit hier... Tu ne sais pas une autre
chanson ?"
"Je sais que si tu coules, je serai ruiné et..."
"Je serai ruiné moi, qui perds la peau, pas toi !"
"Mais c'est mon bien. mon pain, ma joie, et celle de l'épouse, et la dot
de ma fillette, et..."
"Ouf ! Écoute, ne m'excite pas les nerfs qui ont déjà une crampe...
une crampe ! plus terrible que celle des nageurs. Je t'ai tant donné que
je pourrais dire : "La barque, je l'ai achetée", je n'ai pas
marchandé, voleur que tu es, je t'ai montré que je connais la rame et la
voile mieux que toi, et tout était conclu.
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Maintenant, si la salade de poireaux que tu as mangée hier soir, et ta bouche
en sent mauvais comme une sentine, t'a donné des cauchemars et des remords, à
moi cela ne me regarde pas. L'affaire a été conclue avec deux témoins, un
pour toi et un pour moi, et cela suffit. Saute hors d'ici, crabe poilu, et
laisse-moi entrer."
"Mais... une garantie au moins... Si tu meurs, qui me paiera le
navire ?"
"Le navire ? C'est le nom que tu donnes à cette courge
creuse ? Oh ! misérable et orgueilleux ! Mais je vais te
tranquilliser pourvu que tu te décides : je vais te donner cent autres
drachmes. Avec celles-ci et ce que tu as voulu pour la location, tu t'en fais
trois autres de ces taupes... Non, ou plutôt. Pas d'argent. Tu serais capable
de me traiter de fou et d'en vouloir davantage au retour. Parce qu'en ce qui
est de revenir, je reviendrai sois-en certain. Sûrement pour te faire la
barbe avec des claques si tu m'as donné une barque dont la carène est
défectueuse. Je te donnerai l'âne et le char en gage...
Non ! Pas même cela ! Mon Antoine, je ne te le confie pas. Tu
serais capable d'échanger ton métier de passeur contre celui ce cocher et de
filer pendant que je suis parti. Et mon Antoine vaut dix fois ta barque. Il
vaut mieux te donner de l'argent. Remarque pourtant que c'est à titre de
garantie, et que tu me le rendras à mon retour. Tu as compris ? Oui ou
non ? Ohé, vous du bateau ! Qui est de Ptolémaïs ?"
D'un bateau voisin, se penchent trois visages :
"Nous."
"Venez ici..."
"Non, non, c'est inutile. Réglons l'affaire entre nous" dit le
passeur.
Pierre le regarde d'un œil scrutateur, il réfléchit, et voyant que l'autre
quitte la barque et s'empresse d'y mettre le métier que Jude avait posé par
terre, il murmure :
"J'ai compris !"
Il crie à ceux du bateau :
"Plus besoin ! Restez"
Et puis il sort d'une petite bourse des pièces de monnaie, les compte et les
baise en disant :
"Adieu, chéries !" puis il les donne au passeur.
"Pourquoi les as-tu donné un baiser ?" demande ce dernier
étonné.
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"Un... rite. Adieu, voleur ! Allons, vous ! Toi, tiens au
moins la barque. Tu les compteras après. Tu y trouveras ton compte. Je ne
veux pas t'avoir comme compagnon en enfer, tu sais ? Moi, je ne vole
pas. Ho, hisse ! Ho, hisse !"
Et il embarque le premier coffre, puis il aide les autres à arrimer le leur,
et les sacs, et tout, en équilibrant le chargement et en rangeant les objets
de manière à laisser libres les manœuvres et, après les objets, les
personnes.
"Tu vois que je sais y faire, vampire ? Débarrasse le plancher
maintenant et va à ton destin."
Et avec André il appuie la rame contre le petit môle et s'en détache.
318.4 – Après avoir pris le fil du courant, il passe la barre à
Matthieu, en disant :
"De toutes façons, toi, pour nous plumer, tu venais nous pincer quand
nous péchions, et tu sais la tenir passablement"
Et puis il s'assied à la proue en lui tournant le dos, sur le premier banc,
avec André à côté de lui. Devant lui sont assis Jacques et Jean de Zébédée et
ils rament d'un rythme régulier et puissant.
La barque avance sans secousses et rapidement, malgré sa lourde charge, en
frôlant les flancs des gros navires, du bord desquels descendent des paroles
d'éloge pour la perfection du coup de rame.
Et puis voici le large en dehors des digues... Ptolémaïs défile devant les
yeux des voyageurs, étendue comme elle l'est sur la rive et avec le port au
sud de la ville.
Dans la barque, c'est le silence absolu. On n'entend que le grincement des
rames dans les tolets. Après un bon moment, Ptolémaïs est déjà dépassée,
Pierre dit :
"Pourtant, s'il y avait un peu de vent... Mais rien ! Pas un
brin !..."
"Pourvu qu'il ne pleuve pas !..." dit Jacques de Zébédée.
"Hum ! Çà menace..."
Silence et lassitude des rames pendant un long moment.
Puis André demande :
"Pourquoi as-tu fait un baiser aux pièces de monnaie ?"
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"Parce que, au départ, on doit se saluer. Je ne les verrai plus, et j'en
suis désolé. J'aurais préféré les donner à quelque malheureux... Mais,
patience ! La barque est réellement bonne, solide, et bien construite.
La meilleure de Ptolémaïs. C'est pour cela que j'ai cédé aux prétentions de
son maître, et aussi pour qu'on ne nous pose pas de questions sur notre
destination. C'est pour cela que j'ai dit : "Pour acheter au Jardin
blanc"... Hélas ! Hélas ! Il commence à pleuvoir.
Couvrez-vous, vous qui le pouvez, et toi, Syntica, donne l’œuf à Jean. C'est
l'heure... D'autant plus qu'avec une mer aussi calme, l'estomac se creuse...
Et Jésus, qu'est-ce qu'il va faire ? Que peut-il bien faire ? Sans
vêtement, sans argent ! Mais où peut-il bien être
maintenant ?"
"À prier pour nous, certainement" répond Jean de Zébédée.
"C'est bien. Mais, où ? …"
Personne ne peut dire où. Et la barque louvoie, lourde, avec peine, sous un
ciel de plomb, sur une mer de bitume couleur de cendre, sous une pluie fine
comme la brume, ennuyeuse comme une démangeaison qui n'en finit pas. Les
montagnes, qui après une zone de plaine reviennent vers la mer, se
rapprochent, livides dans l'air brumeux. La mer à proximité continue de
fatiguer les yeux par sa phosphorescence étrange, plus loin elle se perd dans
la brume.
318.5 – "Nous allons nous arrêter dans ce village pour nous
reposer et pour manger" dit Pierre qui est infatigable dans la manœuvre
des rames. Et tout le monde est d'accord.
On arrive au village. Quelques maisons de pêcheurs à l'abri d'un éperon de la
montagne qui s'avance vers la mer.
"Ici, on ne peut débarquer. Il n'y a pas de fond... C'est bon, nous
allons manger où nous sommes" bougonne Pierre.
Et, en effet, les rameurs mangent de bon appétit, mais pas les exilés. La
pluie reprend et cesse alternativement. Le village est désert comme s'il n'y
avait pas d'habitants, et pourtant des vols de colombes d'une maison à
l'autre et des vêtements étendus sur les hauteurs, disent qu'il y a des gens.
Enfin on voit sur une route un homme à peine vêtu, qui va à une petite barque
tirée sur la rive.
"Hé ! l'homme ! tu es pêcheur ?" crie Pierre en
faisant un porte-voix de ses mains.
"Oui."
Le oui arrive affaibli à cause de
la distance.
"Quel temps va-t-il faire ?"
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152> "La mer va être agitée d'ici peu. Si tu n'es pas
d'ici, je te dis d'aller tout de suite au-delà du cap. De ce côté-là l'eau
est plus tranquille, surtout si tu louvoies, et tu le peux parce que la mer
est profonde. Mais vas-y tout de suite..."
"Oui. Paix à toi !"
"Paix et bonne chance à vous !"
"Allons, alors, dit Pierre à ses compagnons. Et que Dieu soit avec
nous."
"Il l'est sûrement. Jésus prie certainement pour nous" répond André
en reprenant la rame.
Effectivement, la houle s'est déjà formée et elle repousse et attire la
barque à chaque va et vient, et la pluie tombe plus drue... et un vent
syncopé s'y unit pour tourmenter les pauvres navigateurs. Simon de Jonas le
gratifie de toutes les épithètes les plus pittoresques, parce que c'est un
mauvais vent qui ne peut servir pour la voile et qui tend à pousser la barque
contre les écueils du cap désormais tout proche. La barque a du mal à
naviguer dans la courbe de ce petit golfe qui est noir comme de l'encre. Ils
rament, ils rament, épuisés, rouges, en sueur, serrant les dents, sans plus
gaspiller le moindre brin de force en paroles. Les autres, assis en face
d'eux - et je les vois de dos -se taisent muets sous la pluie ennuyeuse, Jean
et Syntica au milieu, près du mât de la voile, derrière eux les fils
d'Alphée, et en dernier Matthieu et Simon qui luttent pour maintenir la barre
à chaque vague.
318.6 – C'est
une dure entreprise de doubler le cap . Enfin, c'est fait... Et un peu de relâche est accordé
aux rameurs qui doivent être épuisés. Ils s'interrogent pour savoir s'ils
doivent se réfugier dans un petit village, au-delà du cap. Mais l'avis
dominant est "qu'il faut obéir au Maître même contre le bon sens. Et Lui
a dit qu'ils doivent arriver à Tyr dans la journée". Et ils vont...
La mer se calme à l'improviste. Ils remarquent le phénomène, et Jacques
d'Alphée dit:
"La récompense de l'obéissance."
"Oui. Satan s'en est allé parce qu'il n'a pas réussi à nous faire
désobéir" confirme Pierre.
"Nous arriverons à Tyr à la nuit, pourtant. Cela nous a beaucoup
retardés..." dit Matthieu.
"Peu importe. Nous irons dormir, et demain nous chercherons le
navire" répond Simon le Zélote.
"Mais allons-nous le trouver ?"
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153> "Jésus l'a dit. Nous le trouverons donc" dit
le Thaddée avec assurance.
"Nous pouvons lever la voile, frère, observe André. Il y a maintenant un
bon vent et nous irons plus vite."
La voile, en effet, se gonfle, pas beaucoup mais suffisamment pour rendre
moins nécessaire le travail des rameurs, et la barque glisse, comme allégée,
vers Tyr dont le promontoire, ou plutôt l'isthme, apparaît blanc là-bas, au
nord, dans les dernières lueurs du jour.
La nuit tombe, très vite. Et il paraît étrange, après la grisaille du jour,
de voir pointer les étoiles avec une imprévisible clarté, et palpiter les
étoiles de la Grande Ourse, alors qu'arrive sur la mer la lumière d'un clair
de lune si blanc qu'il semble que l'aube pointe après le jour pénible, sans
nuit...
318.7 – Jean
de Zébédée lève la tête vers le ciel, regarde et rit, et à l'improviste se
met à chanter, activant le mouvement des rames par son chant et le rythmant
par celui-ci :
"Salut, Étoile du Matin
Jasmin de la nuit,
Lune d'or de mon Ciel,
Mère sainte de Jésus.
Espérance des navigateurs,
Te rêve celui qui souffre et meurt,
Rayonne, Étoile sainte et pieuse,
Vers celui qui t'aime, ô Marie !..."
Il chante en déployant sa voix de ténor, bienheureux. "Mais que
fais-tu ? Nous parlons de Jésus et toi tu parles de Marie ?"
demande son frère.
"Lui est en elle et elle en Lui. Mais il y a Lui parce qu'il y a eu
elle... Laisse-moi chanter..." Et il s'y donne, entraînant les autres...
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