Le lundi 5 novembre
1945
159> 320.1 – La
Méditerranée est une immense étendue d'eaux d'un bleu vert qui se heurtent
furieusement sous la forme de vagues élevées, toutes crêtées d'écume. Pas de
brume, aujourd'hui. Mais l'eau de mer pulvérisée par les chocs continuels des
vagues entre elles, se transforme en une poussière salée, brûlante, qui
pénètre jusque sous le vêtements, rougit les yeux, brûle la gorge, et semble
se répandre partout comme un voile de poudre saline, aussi bien dans l'air
qu'elle rend opaque comme par l'effet d'une fine brume, que sur les objets
qui semblent saupoudrés d'une farine brillante : les fins cristaux
salins. Cela, cependant, là où n'arrivent pas les claques des vagues ou bien
leurs rinçages énergiques qui lavent le pont d'un bord à l'autre, en se
précipitant à l'intérieur, en franchissant le bordage, pour ensuite retomber
à la mer avec un bruit de cascade par les ouvertures du bordage opposé.
Et le navire s'élève et s'enfonce comme un fétu à la merci de l'océan, c'est
un rien en face de l'autre. Il grince et se lamente depuis la sentine
jusqu'aux mâts... La mer est réellement maîtresse et le navire est pour elle
un jouet...
Hormis ceux qui sont aux manœuvres, il n'y a plus personne sur le pont, et
plus de marchandises. Seulement les chaloupes de sauvetage. Et les hommes de
l'équipage, avec en tête Nicomède, absolument nus, entraînés par le roulis du
navire, courent çà et là aux abris et aux manœuvres rendues difficiles sur le
pont toujours inondé et glissant. Les écoutilles bâchées ne permettent pas de
voir ce qui se passe sous le pont. Mais je ne crois pas qu'ils soient
tranquilles à l'intérieur !
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160> Je n'arrive pas à
comprendre où l'on est, car il n'y a que la mer tout autour et au loin une côte
qui paraît très montueuse, de vraies montagnes, pas des collines. Je dirais
qu'il y a déjà plus d'un jour que l'on navigue car l'on voit clairement que
ce sont des heures du matin puisque le soleil, qui apparaît et disparaît sous
des nuages très épais, vient encore de l'orient. Je crois que le navire
avance bien peu malgré le mouvement qui l'agite, et la mer semble devenir de
plus en plus déchaînée.
Avec un bruit terrible un morceau du mât s'en va, je ne connais pas le nom de
cette partie de la mâture et, en tombant, entraîné maintenant par une
avalanche d'eau qui se précipite sur le pont en même temps qu'un vrai
tourbillon de vent, abat un morceau du bordage.
320.2 – Ceux
qui sont à l'intérieur doivent avoir l'impression de naufrager... Et, pour le
montrer, après un moment on voit s'entrouvrir une porte d'écoutille et se
pencher la tête grisonnante de Pierre. Il regarde, se rend compte, et
referme à temps pour empêcher un torrent d'eau de descendre par l'écoutille
entrouverte, mais ensuite, après une pause des vagues, il rouvre et saute
dehors. Il s'agrippe à des appuis, observe cet enfer qu'est la mer et, pour
tout commentaire, siffle et gémit.
Nicomède le voit :
"Va-t'en ! crie-t-il. Ferme cette porte. Si le navire s'alourdit,
on coule à fond. C'est déjà bien si je ne dois pas jeter la cargaison à la
mer... Jamais vu une pareille tempête !
Va-t'en, te dis-je ! Je ne veux pas avoir de terriens dans les jambes.
Ce n'est pas une place pour les jardiniers, ici, et..."
Il ne peut continuer parce qu'une autre lame balaie le pont en recouvrant
tout ce qui s'y trouve.
"Tu vois ?" crie-t-il à Pierre qui est inondé.
"Je vois, mais cela ne m'émeut pas. Je ne suis pas seulement capable de
garder des jardins. Je suis né sur l'eau, du lac c'est vrai... Mais même le
lac !... Avant d'être... cultivateur j'ai été pêcheur et je
sais..."
Pierre est très calme et il sait suivre le roulis à la perfection avec ses
jambes écartées et musclées. Le crétois l'observe pendant qu'il se déplace
pour l'approcher.
"Tu n'as pas peur ?" lui demande-t-il.
"Pas le moins du monde !"
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161> "Et les autres ?"
"Trois sont pêcheurs comme moi, ou plutôt l'étaient... Le autres, sauf
le malade, sont forts."
"Même la femme ? ...Attention ! Attention !
Tiens-toi !"
Une autre avalanche prend possession du pont. Pierre attend qu'elle soit
passée, puis il dit :
"Cette douche aurait été la bienvenue cet été... Patience ! Tu me
demandais ce que fait la femme ? Elle prie… et tu ferais bien de le
faire, toi aussi. Mais où sommes-nous maintenant, exactement ? Dans le
canal de Chypre ?"
"S'il pouvait en être ainsi !
Je m'accosterais à l'île en attendant que les éléments se calment. Nous
sommes à peine à la hauteur de la Colonie Julia, ou Béritus,
si tu préfères. Et c'est maintenant que vient le pire...
Ces montagnes sont celles du Liban."
"Et tu ne pourrais pas entrer là, dans ce pays ?"
"Le port n'est pas bon, et il y a des écueils dangereux . Impossible ! Attention !..."
320.3 – C'est un autre tourbillon, et un
autre morceau de mât s'en va après avoir blessé un homme, qui n'est pas
emporté seulement parce que la vague le jette contre un obstacle.
"Va dessous ! Va dessous ! Tu vois ?"
"Je vois, je vois… Mais cet homme ?…"
"S'il n'est pas mort, il reviendra à lui. Je ne puis le soigner... Tu le
vois !..."
En effet le crétois doit avoir l’œil à tout pour la vie de tous.
"Donne-le-moi, la femme le soignera..."
"Tout ce que tu veux, mais va-t'en !…"
Pierre se glisse jusqu'à l'homme immobile, le saisit par un pied et l'amène à
lui. Il le regarde, il siffle... Il murmure :
"Il a la tête ouverte comme une grenade mûre. Il faudrait le Seigneur
ici... Oh ! s'il y était ! Seigneur Jésus ! Mon Maître,
pourquoi nous as-tu quittés ?" Sa voix tremble de douleur...
Il charge le mourant sur ses épaules en se couvrant de sang, et revient à
l'écoutille. Le crétois lui crie :
"Fatigue inutile. Rien à faire. Tu le vois !..."
Mais Pierre, chargé comme il l'est, lui fait un signe comme pour dire :
"Nous allons voir" et il se serre contre un mât pour résister à une
nouvelle vague, puis il ouvre l'écoutille et il crie :
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162> "Jacques,
Jean,
ici !"
Et avec leur aide il descend le blessé et descend lui aussi en barrant
l'écoutille.
À la lumière fumeuse des lampes suspendues ils voient que Pierre est couvert
de sang :
"Es-tu blessé ?" demandent-ils.
"Moi, non. C'est le sang de celui-là...
320.4 – Mais...
priez pour que... Syntica,
regarde un peu ici. Tu m'as dit une fois que tu sais soigner les blessés.
Regarde cette tête, alors..."
Syntica cesse de soutenir Jean d'En-Dor, très souffrant, pour venir à la
table sur laquelle est étendu le malheureux et elle regarde...
"Mauvaise blessure ! Je l'ai vue deux fois, chez deux esclaves
blessés, l'un par son maître, l'autre par un rocher à Caprarola
.
Il faudrait de l'eau, beaucoup d'eau pour nettoyer et arrêter le
sang..."
"Si tu ne veux que de l'eau !... Il n'y en a que trop ! Viens,
Jacques,
avec le baquet. À deux, nous ferons mieux."
Ils vont et reviennent ruisselants. Et Syntica, avec des linges trempés, lave
et applique des compresses à la nuque... Mais c'est une mauvaise blessure. De
la tempe à la nuque, l'os est découvert. Cependant, l'homme rouvre les yeux,
des yeux vagues, et bafouille en râlant. Il est pris par la peur instinctive
de la mort.
"Du calme ! Allons !
Maintenant tu vas guérir" lui dit maternellement la grecque pour le
réconforter.
Elle le lui dit en grec, parce que lui parle grec.
L'homme la regarde et, bien qu'étourdi, il la regarde étonné et en esquissant
un sourire quand il entend parler sa langue maternelle. Il cherche la main de
Syntica... l'homme qui devient un enfant quand il souffre et cherche la femme
qui est toujours mère dans ce cas.
"Je vais essayer l'onguent de Marie" dit Syntica quand la blessure
saigne moins.
"Mais c'est pour les douleurs" objecte Matthieu qui est pâle comme
un mort, je ne sais si c'est l'effet de la mer ou à cause du sang, ou pour
les deux à la fois.
"Oh ! c'est Marie qui l'a fait de ses mains ! Et je l'applique
en priant... Priez, vous aussi. Il ne peut faire de mal. L'huile est toujours
un remède..."
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163> Elle va au sac de Pierre, y prend
un récipient, de bronze je dirais, elle l'ouvre, prend un peu d'onguent et le
réchauffe à une lampe dans le couvercle même du vase. Elle l'étend sur un
linge replié et l'applique sur la blessure de la tête. Puis elle le bande
bien serré avec du lin qu'elle a coupé par bandes. Elle met un manteau roulé
sous la tête du blessé qui paraît s'assoupir, et elle s'assoit près de lui en
priant. Les autres prient aussi.
320.5 – Sur
le pont, c'est toujours le roulis : le navire ne cesse de se cabrer et
de s'enfoncer. Après un moment l'écoutille s'ouvre et un matelot se précipite
à l'intérieur.
"Qu'y a-t-il ?" demande Pierre.
"On va sombrer. Je viens prendre l'encens et les offrandes pour un
sacrifice..."
"Laisse tomber ces histoires !"
"Mais Nicomède veut sacrifier à Vénus ! Nous sommes dans sa
mer..."
"Qui est frénétique comme elle" murmure doucement Pierre.
Puis, plus fort :
"Vous, venez. Allons sur le pont. Peut-être il y a quelque chose à
faire... Tu as peur, toi, de rester avec le blessé et ces deux ?"
Les deux sont Matthieu et Jean d'En-Dor que le mal de mer a rendu deux
loques.
"Non, non. Allez-y" répond Syntica.
Alors qu'ils sortent sur le pont ils rencontrent le crétois qui essaie
d'allumer l'encens, et qui les aborde furieux pour les renvoyer à l'intérieur
en criant :
"Mais vous ne voyez pas que sans un miracle on va faire naufrage ?
La première fois ! La première fois depuis que je navigue !"
"Fais attention il va dire maintenant que c'est de nous que vient le
maléfice !" murmure Jude
d'Alphée.
Et, en effet, l'homme crie plus fort : "Maudits israélites, qu'avez-
vous sur vous ? Sales hébreux, vous m'avez apporté le maléfice !
Hors d'ici ! Que maintenant je sacrifie à Vénus naissante..."
"Non, pas du tout. C'est nous qui allons sacrifier..."
"Hors d'ici ! Vous êtes des païens, vous êtes des démons, vous
êtes..."
"Écoute-le ! Je te jure que si tu nous laisses faire tu verras le
prodige."
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164> "Non ! Hors
d'ici !" et il allume l'encens pour le jeter dans la mer, comme il
peut, avec des liquides qu'il a d'abord offerts et goûtés et des poudres que
je ne connais pas. Mais les vagues éteignent l'encens et, au lieu de se calmer,
la mer devient plus furieuse, en balayant tout l'attirail du rite et pour un
peu, Nicomède
lui- même...
"C'est une belle réponse que te donne ta
déesse !
320.6 – Maintenant,
à nous. Nous aussi, nous en avons Une qui est plus pure que celle-ci faite
d’écume,
et puis... Chante, Jean, comme hier et nous t'appuierons, et nous allons voir
un peu !"
"Oui, voyons un peu ! Mais si cela empire, je vous jette à la mer
comme victimes propitiatoires."
"C'est bien. Vas-y, Jean !"
Et Jean entonne son chant, aidé par tous les autres, même par Pierre qui
d'ordinaire ne chante jamais, parce qu'il détonne. Le crétois, les bras
croisés et, un sourire moitié fâché, moitié ironique sur le visage, les
regarde. Puis, après le chant, ils prient les bras ouverts. Ce doit être le
Pater noster, mais dit en langue hébraïque, et je ne comprends rien. Puis ils
chantent plus fort. Et ils alternent ainsi, sans peur, sans s'interrompre,
malgré les vagues qui les giflent. Ils ne se tiennent même plus aux poteaux,
et pourtant ils sont pleins d'assurance comme s'ils ne faisaient qu'un avec
le plancher du pont. Et les flots réellement perdent de leur violence, tout
doucement. Ils ne s'arrêtent pas tout à fait, comme le vent ne tombe pas tout
à fait. Mais ce n'est plus la furie d'avant et les flots n'atteignent plus le
pont.
Le visage du crétois est un poème de stupeur... Pierre le regarde du coin de
l’œil et ne cesse pas de prier. Jean sourit et chante plus fort... Les autres
l'aident en dominant toujours plus nettement le fracas alors que la mer
s'apaise en prenant un mouvement normal et le vent un souffle proportionné.
"Et maintenant, qu'en dis-tu ?.."
"Mais qu'est-ce que vous avez dit ? Quelle formule
est-elle ?"
"Celle du Dieu Vrai et de sa sainte Servante. Dresse donc les voiles et
ajuste-les, ici... Mais n'est-ce pas une île ?"
"Oui. C'est Chypre...
Et la mer est encore plus tranquille dans son canal... Étrange ! Mais
cette étoile que vous adorez, qui est-ce ? Toujours Vénus,
non ?"
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165> "On
dit : que vous vénérez. On n'adore que Dieu. Ce n'est pas Vénus. C'est
Marie, Marie de Nazareth, Marie israélite, la Mère de Jésus, Messie
d'Israël."
"Et cette autre chose, qu'est-ce que c'était ? Ce n'était pas de
l'hébreu ..."
"Non, c'était notre dialecte ,
de notre lac, de notre patrie. Mais on ne peut le dire à toi, païen. C'est un
discours fait à Jéhovah et seuls les croyants peuvent le connaître .
320.7 – Adieu,
Nicomède. Et ne regrette pas ce qui est allé au fond. Un... sortilège de
moins pour te porter malheur. Adieu, hé ? Es-tu de sel ?"
"Non... Mais... Excusez-moi... Je vous ai d'abord insultés !"
"Oh ! Cela ne fait rien ! C'est un effet du... du culte de
Vénus. Garçons, allons voir les autres..."
Et riant joyeusement Pierre se dirige vers l'écoutille.
Le crétois les suit :
"Écoutez ! Et l'homme ? Mort ?"
"Mais non ! Peut-être nous allons te le rendre tout de suite en
bonne santé... C'est une autre plaisanterie de nos... maléfices..."
"Oh ! excusez-moi, excusez-moi ! Mais dites, où peut-on les
apprendre, pour en avoir de l'aide ? Moi, je paierais bien pour
cela..."
"Adieu, Nicomède ! C'est une longue affaire et... qui n'est pas
permise. Qu'on ne donne pas les choses sacrées aux païens ! Adieu
Porte-toi bien, ami ! Porte-toi bien !"
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