Le mercredi 5
septembre 1945
345/346> 271.1 - Il fait nuit quand Jésus revient à la maison. Il entre
sans bruit dans le jardin, s'arrête un instant devant la cuisine sombre. Il
voit qu'elle est vide. Il se rend dans les deux pièces où sont les nattes et
les lits. Vides, elles aussi. Seuls les vêtements qu'on a changés, en tas par
terre, indiquent que les apôtres sont revenus. La maison semble inhabitée,
tant elle est silencieuse.
Jésus, en faisant moins de bruit qu'une ombre, monte l'escalier, blancheur
dans la blancheur de la pleine lune, et arrive sur la terrasse. Il la
parcourt. Il semble un spectre qui se meut sans bruit, un spectre lumineux.
Dans l'éclat de la lumière lunaire, il semble s'affiner, grandir encore. Il
lève avec la main le rideau qui est à la porte de la chambre du haut. Il
était resté abaissé depuis le moment où les disciples de Jean y étaient
entrés avec Jésus. À l'intérieur, assis çà et là, en groupes ou seuls, il y a
les apôtres avec les disciples
de Jean et Manahen, et endormi avec la tête sur les genoux de Pierre, il y a
Marziam. La lune se charge d'éclairer la pièce en entrant avec
ses flots phosphoriques par les fenêtres ouvertes. Personne ne parle. Et
personne ne dort, sauf l'enfant assis par terre sur une natte.
271.2 - Jésus
entre doucement, et le premier qui le voit c'est Thomas.
"Oh ! Maître !" dit-il en sursautant.
Tous les autres se secouent. Pierre, dans son impétuosité va se lever
brusquement, mais il se souvient de l'enfant et le fait doucement, en
appuyant la tête brune de Marziam sur son siège, de sorte qu'il arrive le
dernier près de Jésus pendant que le Maître, avec la voix fatiguée de
quelqu'un qui a beaucoup souffert, répond à Jean, Jacques et André qui Lui
disent leur douleur :
"Je le comprends.
Mais seul celui qui ne croit pas doit se sentir désolé par une mort. Pas nous
qui savons et croyons. Jean n'est plus séparé de nous. Il l'était auparavant.
Auparavant, il nous séparait, même. Ou avec Moi, ou avec lui. Maintenant
c'est fini. Où il est, Moi, je suis. Il est près de Moi."
Pierre passe sa tête grisonnante au milieu des têtes jeunes et Jésus le
voit :
"Toi aussi, tu as pleuré, Simon de Jonas !"
Et Pierre, d'une voix plus rauque qu'à l'ordinaire :
"Oui, Seigneur, car moi aussi j'avais été disciple de Jean... Et puis...
et puis... Et penser que vendredi dernier je m'attristais que la présence des
pharisiens nous aurait rempli d'amertume le sabbat ! Celui-ci, oui,
c'est un sabbat d'amertume ! J'avais amené l'enfant... pour avoir un
sabbat encore plus beau... Au contraire..."
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"Ne te laisse pas abattre, Simon de Jonas. Jean n'est pas perdu. Je te
le dis aussi à toi. Et, en échange, nous avons trois disciples bien formés.
Où est l'enfant ?"
"Là, Maître. Il dort..."
"Laisse-le dormir" dit Jésus en se penchant sur la petite tête
brune qui dort tranquille.
Et puis il demande encore :
"Avez-vous soupé ?"
"Non, Maître, Nous t'attendions et nous étions préoccupé maintenant à
cause du retard, ne sachant pas où te chercher... Il nous semblait t'avoir
perdu Toi aussi."
"Nous avons encore le temps de rester ensemble. Allons, préparez le
souper parce que, après, nous allons ailleurs. J'ai besoin de m'isoler parmi
des amis et demain, si nous restons ici, il y aura toujours des personnes
pour nous entourer."
"Et moi, je te jure que je ne les supporterais pas, spécialement ces
manœuvres de serpents des âmes des pharisiens. Et ce serait dangereux s'il
leur échappait même un sourire s'adressant à nous, dans la
synagogue !"
"Du calme, Simon !... Mais Moi, j'y avais pensé aussi. C'est pour
cela que je suis revenu vous prendre avec Moi."
À la lueur des petites lampes allumées des deux côtés de la table, on voit
mieux l'altération des visages. Seul Jésus garde sa majesté solennelle et
Marziam sourit dans son sommeil.
"L'enfant a déjà mangé" explique Simon.
"Il vaut mieux alors le laisser dormir" dit Jésus.
Et, au milieu des siens, il offre et distribue un peu de nourriture que l'on
mange sans appétit. Et le souper est vite terminé.
271.3 - "Dites-moi,
maintenant, ce que vous avez fait..." dit Jésus pour les encourager.
"Moi, je suis allé avec Philippe dans les campagnes de Bethsaïda. Nous avons évangélisé et
guéri un enfant malade" dit Pierre.
"En réalité, c'est Simon qui l'a guéri" dit Philippe qui ne veut
pas s'attribuer une gloire qui ne lui appartient pas.
"Oh ! Seigneur ! Je ne sais pas comment j'ai fait. J'ai prié
beaucoup, de tout mon cœur, parce que le petit malade me faisait pitié. Puis,
je l'ai oint avec de l'huile et je l'ai frotté avec mes grosses mains... et
il a guéri. Quand j'ai vu son visage se colorer et ses yeux s'ouvrir, revivre
en somme, j'ai eu presque peur."
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348> Jésus lui met la main sur la tête, sans parler.
"Jean a beaucoup étonné parce qu'il avait chassé un
démon, mais c'est à moi qu'il est revenu de parler" dit Thomas.
"Ton frère Jude l'a fait aussi" dit Mathieu.
"Alors même André" dit Jacques d'Alphée.
"De son côté, Simon le Zélote a guéri un lépreux.
Oh ! Il n'a pas eu peur de le toucher ! Mais il m'a dit
ensuite : "Ne crains pas. Par la volonté de Dieu, aucun mal
physique ne s'attaque à nous" dit Barthélemy.
"Tu as bien parlé, Simon. Et vous deux ?" demande Jésus à Jacques de Zébédée et à l'Iscariote, qui se
trouvent un peu loin, le premier qui parle avec les trois disciples de Jean,
le second seul et renfrogné.
"Oh ! Moi, je n'ai rien fait, dit Jacques. Mais Judas a fait trois
miracles formidables : un aveugle, un paralytique, un possédé, À moi, il
me semblait un lunatique, mais les gens l'appelaient ainsi..."
"Et toi, tu nous fais cette tête, alors que Dieu t'a tant
aidé ?"dit Pierre.
"Je sais être humble, moi aussi" répond l'Iscariote.
"Et ensuite nous avons été reçus par un pharisien. Moi, je me trouvais
mal à l'aise. Mais Judas sait mieux s'y prendre et l'a vraiment apprivoisé.
Le premier jour, il était sur ses gardes mais ensuite... N'est-ce pas,
Judas ?"
Judas acquiesce sans parler.
"Très bien. Et vous ferez toujours mieux. La semaine prochaine, nous
restons ensemble. En attendant... Simon, va préparer les barques. Toi aussi,
Jacques."
"Pour tous, Maître ? Nous n'y tiendrons pas tous."
"Ne peux-tu pas en avoir une autre ?"
"En la demandant à mon beau-frère, oui. J'y vais."
"Va, et après l'avoir fait, reviens tout de suite et ne donne pas
beaucoup d'explications."
Les quatre pêcheurs partent. Les autres descendent prendre sacs et manteaux.
271.4 - Il reste
Manahen avec Jésus. L'enfant continue de dormir.
"Maître, tu vas loin ?"
"Je ne sais pas encore... Eux sont fatigués et affligés. Moi aussi. Je
compte aller à Tarichée, dans les campagnes, pour nous isoler et être en
paix."
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349> "J'ai mon cheval, Maître, Mais, si tu le permets,
je vais venir en suivant le lac. Tu y resteras longtemps ?"
"Peut-être toute la semaine. Pas davantage."
"Alors, je vais venir. Maître, bénis-moi en ce premier adieu. Et
enlève-moi un poids du cœur."
"Lequel, Manahen ?"
"J'ai le remords d'avoir laissé Jean. Peut-être, si j'y avais
été..."
"Non. C'était son heure. Et lui certainement a été content de te voir
venir à Moi. N'aie pas ce poids. Cherche, au contraire, à te libérer vite et
bien de l'unique poids que tu as : le, goût d'être homme. Deviens
esprit, Manahen. Tu le peux. Tu as en toi la capacité de l'être. Adieu;
Manahen. Ma paix soit avec toi. Nous nous reverrons bientôt en Judée."
Manahen s'agenouille et Jésus le bénit. Puis il le lève et l'embrasse.
Les autres rentrent et se saluent entre eux, aussi bien les apôtres que les
disciples de Jean. Viennent, en dernier lieu, les pêcheurs :
"C'est fait, Maître. Nous pouvons partir."
"C'est bien. Saluez Manahen qui reste ici jusqu'au crépuscule de demain.
Rassemblez les vivres, prenez de l'eau et partons. Faites peu de bruit."
Pierre se penche pour réveiller Marziam.
"Non, laisse-le. Il pourrait pleurer. Je le prends Moi dans mes
bras" dit Jésus et il soulève délicatement l'enfant qui gémit un peu,
mais instinctivement se met à l'aise dans les bras de Jésus.
271.5 - Ils éteignent les lampes. Ils sortent. Ils ferment la
porte. Ils descendent. Au seuil du jardin, ils saluent de nouveau Manahen et
puis, en file, le long du chemin plein de lune, ils se rendent au lac :
immense miroir d'argent sous la lune au zénith. Trois taches rouges sur le
miroir tranquille, c'est ce que paraissent les trois fanaux des proues déjà
immergées. Ils montent en se répartissant dans les barques, les pêcheurs
montent les derniers. Pierre et un garçon là où est Jésus, Jean et André dans
la seconde, Jacques et un garçon dans la troisième.
"Où allons-nous, Maître ?" demande Pierre.
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350/351> "À Tarichée. Où nous avons débarqué après le
miracle des Géraséniens[1]. Maintenant il n'y aura pas de marécage et nous y
serons tranquilles."
Pierre prend le large, et les autres avec les barques par derrière, dans le
sillage de celle qui précède. Personne ne parle. Quand ils sont au large et
que Capharnaüm s'évanouit dans la clarté de la lune qui uniformise tout par
sa poussière d'argent, alors Pierre, comme s'il parlait à la barre du timon,
dit : "Et cela me plaît. Demain, ils vont nous chercher, ma
vieille, et grâce à toi ils ne nous trouveront pas."
"À qui parles-tu, Simon ?" demande Barthélemy.
"À la barque. Ne sais-tu pas que pour les pêcheurs elle est comme une
épouse ? Combien j'ai parlé avec elle ! Plus qu'avec Porphyrée.
Maître !... Est-il bien couvert, l'enfant ? Il y a de la rosée, sur
le lac, la nuit..."
"Oui. Écoute, Simon. Viens ici. Je dois te parler..."
Pierre passe la barre du timon au mousse et va vers Jésus.
"J'ai dit Tarichée. Mais il suffira d'y être après le sabbat pour saluer
de nouveau Manahen. Ne pourrais-tu pas trouver un endroit près de là où nous
pourrions être en paix ?"
"Oh ! Maître ! En paix; nous ou aussi les barques ? Pour
elles, il faut Tarichée ou bien les ports de l'autre rive. Mais, si c'est
pour nous, il suffit que tu t'enfonces au-delà du Jourdain où seuls les
animaux te découvriront… et peut-être quelque pêcheur qui surveille des
nasses. Nous pourrons laisser les barques à Tarichée. Nous y arriverons à
l'aube et nous filerons rapidement au-delà du gué. Il est facile d'y passer
en ce moment."
"C'est bien. Nous ferons ainsi..."
"Le monde te dégoûte, Toi aussi, hein ? Tu préfères les poissons et
les moustiques, hein ? Tu as raison."
"Je n'éprouve pas de dégoût. Il ne faut pas en avoir. Mais je veux
éviter que vous fassiez des scandales et je veux me consoler en votre
compagnie pendant ces heures de sabbat."
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