Le samedi 20 janvier 1945.
44/45> 83.1 – La campagne où se trouve Jésus est riche.
Vergers magnifiques, vignobles splendides avec des grappes nombreuses qui
commencent à prendre la couleur de l'or et du rubis. Jésus est assis dans un
verger et mange des fruits que lui a offerts un paysan.
Peut-être a-t-il parlé un peu auparavant car l'homme dit :
"Je suis heureux d'apaiser ta soif, Maître. Ton disciple nous avait
parlé de ta sagesse, mais nous sommes restés stupéfaits de t'écouter. Nous
sommes près de la Cité Sainte, nous y allons fréquemment pour vendre des
fruits et des légumes. On monte alors aussi au Temple et on entend les
rabbis. Mais ils sont loin de parler comme Toi. On en revenait en
disant : "S'il en est ainsi, qui arrivera au salut ?"
Toi, au contraire ! Oh ! on dirait que l'on a le cœur allégé !
Un cœur qui redevient enfant tout en restant homme. Je suis inculte... je ne
sais pas m'expliquer, voilà. Mais Toi, tu comprends certainement."
"Oui, je te comprends. Tu veux dire qu'avec le sérieux et la
connaissance des choses qui est propre à l'adulte, tu ressens, après avoir
écouté la Parole de Dieu, la simplicité, la foi, la pureté qui renaît en ton
cœur et il te semble redevenir un bambin, sans fautes ni malices, avec autant
de foi, que lorsque tenant la main de la maman tu montais au Temple pour la
première fois, ou que tu priais sur ses genoux. C'est cela que tu veux
dire."
"Cela, oui, exactement. Heureux vous, qui êtes toujours avec
Lui !" dit-il ensuite à Jean, Simon et Judas qui mangent des figues succulentes, assis sur un petit
muret. Et il termine :
"Et moi je suis heureux de t'avoir donné l'hospitalité pour une nuit.
83.2 – Je ne crains plus de malheur
dans ma maison car ta bénédiction y est entrée."
Jésus répond :
"La bénédiction agit et persiste si les âmes restent fidèles à la Loi
de Dieu et à mon enseignement. Dans le cas contraire, la grâce disparaît. Et
c'est juste. Car s'il est vrai que Dieu donne le soleil et l'air aux bons
comme aux méchants, pour qu'ils vivent, et s'ils sont bons deviennent
meilleurs, et s'ils sont mauvais se convertissent, il est juste aussi que
d'autre part, la protection du Père devienne châtiment pour le méchant afin
de le rappeler par des peines au souvenir de Dieu."
"La douleur n'est-elle pas toujours un mal ?"
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46> "Non, ami, c'est un mal du point de vue humain,
mais d'un point de vue qui dépasse l'humain, c'est un bien. Elle augmente les
mérites des justes qui la supportent sans désespérer ni se révolter et
l'offrent, en s'offrant par leur résignation en sacrifice d'expiation pour
leurs propres manquements et pour les fautes du monde. Elle est rédemption pour
ceux qui ne sont pas justes."
"C'est si difficile de souffrir !" dit le paysan auquel se
sont joints les membres de sa famille : une dizaine entre adultes et
enfants.
"Je sais que l'homme trouve que c'est
difficile. Et sachant comment l'homme l'aurait jugée telle, le Père ne
l'avait pas donnée à ses fils. Elle est venue à la suite de la faute. Mais
combien de temps dure la souffrance sur la terre ? Dans la vie d'un
homme, peu de temps. Toujours peu, même si elle dure tout la vie. Maintenant
je vous dis : n'est-il pas préférable de souffrir un peu de temps que
toujours ? N'est-il pas préférable de souffrir ici qu'au Purgatoire ?
Pensez, là le temps est multiplié par mille. Oh ! en vérité, je vous le dis
qu'on ne devrait pas maudire mais bénir la souffrance et l'appeler
"grâce" et l'appeler "pitié".
"Oh ! tes paroles, Maître ! Nous les buvons comme quelqu'un
qui, en été, apaise sa soif avec de l'hydromel qu'il verse d'une amphore
fraîche. Est-ce déjà demain que tu pars, Maître ?"
"Oui, demain, mais je reviendrai encore pour te remercier de tout ce que
tu as fait pour Moi et ceux-ci, qui sont mes amis et pour te demander encore
un pain et le repos."
"Toujours, Maître, tu les trouveras ici."
83.3 – Un homme s'amène avec un ânon
chargé de légumes.
"Voilà. Si ton ami veut aller... Mon fils se rend à Jérusalem pour le
grand marché de la Parascève"
"Va, Jean, tu sais ce que tu dois faire. Dans quatre jours, nous nous
reverrons. Ma paix soit avec toi." Jésus prend Jean dans ses bras et
l'embrasse. Simon aussi fait de même.
"Maître, dit Judas. Si tu le permets, j'irai avec Jean. Je tiens à voir
un ami. Chaque sabbat il est à Jérusalem. J'irais avec Jean jusqu'à Betphagé
et puis je continuerai pour mon compte... C'est un
ami de la maison... tu sais... ma mère m'a dit..."
"Je ne te demande rien, ami."
"Je suis désolé de te quitter. Mais d'ici quatre jours, je serai avec
Toi de nouveau. Et je serai si fidèle que je t'ennuierai même."
"Va donc. À l'aube qui se lèvera dans quatre jours, soyez à la Porte des
Poissons. Adieu et que Dieu te
garde."
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47> Judas embrasse le Maître et s'en va à côté de l'ânon
qui trottine sur la route poussiéreuse.
La nuit tombe sur la campagne qui se fait silencieuse. Simon observe le travail
des horticulteurs qui arrosent leurs sillons.
83.4 – Jésus est resté à sa place
quelque temps. Puis il se lève, tourne derrière la maison et s'éloigne dans
le verger. Il s'isole. Il va jusqu'au bosquet épais où de gros grenadiers
sont séparés par des buissons peu élevés qui seraient bien des groseilliers.
Mais je ne sais rien de précis. Ils n'ont pas de fruits et je connais peu
leur feuillage. Jésus se cache là derrière. Il s'agenouille. Il prie... et
puis se courbe, le visage contre terre, sur l'herbe et il pleure. C'est ce
que ses soupirs profonds et entrecoupés me disent. Ce sont des pleurs
découragés, sans sanglots, mais tellement tristes.
Il passe un long moment dans cette attitude. Voilà la faible clarté du
crépuscule, mais il ne fait pas encore nuit pour empêcher de voir. Et dans la
faible lumière, voici qu'on distingue par-dessus un groseillier la figure
laide et honnête de Simon. Il regarde, cherche et distingue la forme ramassée
du Maître tout couvert de son manteau bleu foncé qui le fait presque
disparaître dans les ombres du sol. On voit à peine la tête blonde et les
mains jointes en prière, qui s'élèvent au-dessus de la tête appuyée sur les
poignets. Simon le regarde de ses yeux plutôt bovins. Il comprend que Jésus
est triste, par les soupirs qu'il pousse, et sa bouche aux lèvres épaisses et
presque violettes s'ouvre :
"Maître" appelle-t-il.
Jésus relève son visage.
"Tu pleures, Maître, pourquoi ? Me permets-tu de venir ?"
Le visage de Simon exprime l'étonnement et la peine. C'est un homme laid,
décidément. Aux traits disgracieux, au teint olivâtre foncé, se joint la
trace bleuâtre et profonde des cicatrices laissées par son mal. Mais il a un
regard si bon que sa laideur disparaît.
"Viens, Simon, ami."
Jésus s'est assis sur l'herbe. Simon s'assoit à côté de Lui.
"Pourquoi es-tu triste, mon Maître ? Moi, je ne suis pas Jean et je
ne saurai te donner tout ce que lui te donne. Mais j'ai en moi le désir de te
donner tout réconfort. Et je n'ai qu'une douleur : celle d'être
incapable de le faire. Dis-moi : je t'ai peut-être déplu, ces jours
derniers, au point d'être accablé de devoir rester avec moi ?"
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48> "Non, mon bon ami, tu ne m'as
jamais déplu depuis le moment où je t'ai vu. Et je crois que je n'aurai
jamais de raisons de souffrir de toi."
"Et, alors, Maître ? Je ne suis pas digne de ta confiance, mais par
mon âge, je pourrais presque être pour Toi un père, et tu sais quel désir
j'ai toujours eu d'avoir un fils... Laisse-moi te caresser comme si tu
m'étais un fils et qu'en ce moment de peine je te tienne lieu de père et de
mère. C'est que tu as besoin de ta Mère pour oublier tant de choses..."
"Oh ! oui, de ma Mère !"
"Et, bien, en attendant que tu puisses te consoler près d'Elle, laisse à
ton serviteur la joie de te consoler.
83.5 – Tu pleures, Maître, parce qu'il
y a eu quelqu'un qui t'a déplu. Depuis plusieurs jours, ton visage est comme
le soleil quand le voilent les nuages. Je t'observe. Ta bonté cache ta
blessure, pour qu'on ne déteste pas celui qui te blesse. Mais cette blessure
te fait souffrir et te donne la nausée. Mais, dis-moi, mon Seigneur :
pourquoi n'éloignes-tu pas la source de cette peine ?"
"Parce que, humainement, c'est inutile et ce serait contre la
charité."
"Ah ! Tu as compris que je parle de Judas ! C'est par lui que
tu souffres. Comment peux-tu, Toi Vérité, supporter ce menteur ? Il ment
sans changer de couleur. Il est fourbe plus qu'un renard, fermé plus qu'un
rocher. Maintenant, il est parti. Pour quoi faire ? Combien d'amis
peut-il avoir ? Je souffre de te laisser, mais je voudrais le suivre et
voir... Oh ! non Jésus ! Cet homme... éloigne-le, mon
Seigneur."
"C'est inutile. Ce qui doit être sera."
"Que veux-tu dire ?"
"Rien de spécial."
"Tu l'as laissé aller volontiers parce que... parce que il t'a dégoûté
par sa manière d'agir à Jéricho."
"C'est vrai, Simon. Je te le dis encore : ce qui doit être sera, et
Judas fait partie de cet avenir. Lui aussi doit y être !"
"Mais, Jean m'a dit que Simon-Pierre est toute franchise, tout feu... Est-ce qu'il le
supportera celui-là ?"
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49> "Il doit le supporter. Pierre a lui aussi
sa partie à jouer et Judas est la trame sur laquelle il doit tisser sa part.
C'est l'école où Pierre se formera plus qu'avec tout autre. Être bons avec
des Jean, comprendre les esprits qui lui ressemblent, c'est à la portée même
des idiots. Mais être bon avec un Judas, savoir comprendre
les esprits comme le sien et être pour eux médecins et prêtres, c'est
difficile, Judas est votre enseignement vivant."
"Le nôtre ?"
"Oui, le vôtre. Le Maître n'est pas éternel sur la terre. Il s'en
ira après avoir mangé le pain le plus dur et bu le vin le plus âpre. Mais
vous resterez pour me continuer ...et vous devez savoir. Car le monde ne
finit pas avec le Maître, mais il dure après, jusqu'au retour final du Christ
et au jugement final de l'homme. Et, en vérité, je te dis que pour un Jean,
un Pierre, un Simon, un Jacques,
André, Philippe, Barthélemy,
Thomas
il y a au moins autant de fois sept Judas. Et plus, plus encore !..."
Simon réfléchit et se tait. Puis il dit :
"Les bergers sont bons, Judas les méprise, mais moi je les aime."
"Je les aime et les loue."
"Ce sont des âmes simples, comme il faut l'être pour te plaire."
"Judas a vécu en ville."
"Son unique excuse. Mais il y en a tant qu'ont vécu en ville, et
pourtant...
83.6 – Quand viendras-tu chez mon ami ?"
"Demain, Simon. Bien volontiers car nous sommes seuls, Moi et toi. Je
pense que c'est un homme cultivé et qui a, comme toi, de l'expérience."
"Il souffre beaucoup... Dans son corps et beaucoup plus dans son cœur.
Maître... je voudrais te demander une chose: s'il ne te parle pas de ses
tristesses, ne l'interroge pas, Toi, sur sa maison."
"Je ne le ferai pas, Je suis venu pour ceux qui souffrent, mais je ne
force pas les confidences. Le chagrin a sa pudeur ..."
"Et moi, je ne l'ai pas respectée... Mais, j'ai senti tant de peine..."
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