Le vendredi 19 janvier 1945.
37/38> 82.1 – Voici la place du marché à
Jéricho, Mais ce n'est pas le matin, c'est le soir, au cours d'un long
crépuscule très chaud de plein été. Du marché du matin il ne reste que des
déchets : débris de légumes, monceaux des excréments, paille tombée des
paniers ou des bâts des ânes, morceaux de chiffons... Sur le tout, c'est le
triomphe des mouches et de ce que tout le soleil fait des fermentations et
des exhalations puantes et malodorantes. La vaste place est déserte.
Quelques rares passants, quelques gamins querelleurs lancent des pierres aux
oiseaux qui sont sur les arbres de la place. Quelques femmes qui vont à la
fontaine. C'est tout.
Jésus
arrive par une rue et regarde autour de lui, mais il ne voit encore personne.
Patiemment il s'appuie à un tronc d'arbre et attend.
Il trouve moyen de parler aux gamins de la charité qui a sa source en Dieu et descend
du Créateur sur toutes les créatures "Ne soyez pas cruels. Pourquoi
voulez-vous troubler les oiseaux ? Ils ont leurs nids là-haut. Ils ont
leurs petits. Ils ne font de mal à personne. Ils nous donnent leurs chants et
procurent la propreté en mangeant les restes de l'homme et les insectes qui
nuisent aux moissons et aux fruits. Pourquoi les blesser et les tuer en
privant leurs petits de leurs pères et mères, ou ceux-ci de leurs petits.
Seriez-vous contents de voir entrer un méchant dans votre maison la démolir,
ou tuer vos parents ou vous emporter loin d'eux ? Non, vous ne le seriez
pas. Et alors pourquoi faire à ces créatures innocentes ce que vous ne
voudriez pas que l'on vous fît ? Comment pourrez-vous un jour ne pas
faire de mal à l'homme si, encore enfants, vous endurcissez votre cœur contre
des petites créatures inermes
et gentilles comme les oiseaux ?
Ne savez-vous pas que la Loi dit : "Aime ton prochain comme
toi-même" ? Qui n’aime pas son prochain ne peut non plus aimer
Dieu. Et qui n'aime pas Dieu, comment peut-il aller dans sa Maison et Le
prier ? Dieu pourrait leur dire, et le dit du haut des Cieux :
"Va-t-en. Je ne te connais pas, un fils, toi ? Non, tu n'aimes pas
tes frères, tu ne respectes pas en eux le Père qui les a faits. Tu n'es donc
pas un frère ni un fils, mais un bâtard, mauvais fils pour Dieu, faux frère
pour tes frères". Voyez comme Il aime, Lui, le Seigneur Éternel ?
Aux mois les plus froids, Il fait trouver des greniers et des granges pour
que les oiseaux puissent s'y abriter. Pendant les chaleurs, Il leur donne
l'ombre des feuilles pour les protéger du soleil.
En hiver, dans les champs, le grain est à peine couvert de terre et il est
facile de trouver les semences et de s'en nourrir. En été, des fruits
succulents soulagent la soif, ils peuvent faire des nids solides et chauds
avec les brins de foin et la laine que les troupeaux laissent après les
ronces. Et Il est le Seigneur. Vous, petits hommes, créés comme des oiseaux
par Lui, frères par conséquent de ces petites créatures, pourquoi voulez-vous
être différents en vous croyant permis d'être cruels envers tous ces petits
animaux ? Soyez pour tous miséricordieux en ne privant aucun de ce qui
lui revient, ni parmi les hommes, vos frères, ni parmi les animaux, vos serviteurs
et amis, et Dieu..."
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39>
"Maître, appelle Simon,
Judas
arrive."
"...et Dieu sera miséricordieux envers vous en vous donnant tout ce
qu'il vous faut, comme Il le fait pour ces créatures innocentes. Allez et
emportez avec vous la paix de Dieu."
82.2 – Jésus fend le cercle des
garçons auxquels s'étaient joints des adultes et va vers Judas et Jean
qui arrivent rapidement par une autre rue. Judas jubile. Jean sourit à
Jésus... mais ne semble pas tout à fait heureux.
"Viens, viens, Maître. Je crois d'avoir bien fait. Mais viens avec moi.
Dans la rue, on ne peut parler."
"Où ? Judas ?"
"À l'auberge. J'ai déjà retenu quatre pièces... oh ! c'est modeste,
ne crains pas. Tout juste pour pouvoir se reposer sur un lit après tant de
privations et cette chaleur, pour pouvoir manger comme des hommes et non
comme des oiseaux sur la branche, et aussi pour parler tranquillement. J'ai
très bien vendu. N'est-ce pas, Jean ?"
Jean acquiesce, sans beaucoup d'enthousiasme. Mais Judas est tellement
content de son opération qu'il ne remarque pas le peu de satisfaction
qu'éprouve Jésus pour un logement confortable, ni l'attitude encore moins
enthousiaste de Jean. Et il continue : "Ayant vendu au-dessus de mon
estimation, je me suis dit : "Il est juste d'en prélever une petite
somme, cent deniers,
pour nos lits et nos repas. Si nous sommes épuisés, nous qui avons toujours
mangé, Jésus doit être tout à fait à bout". J'ai le devoir de veiller à
ce qu'il ne tombe pas malade, mon Maître ! Devoir d'amour car tu m'aimes
et je t'aime... J'ai prévu aussi pour vous et pour les troupeaux."
dit-il aux bergers.
"J'ai pensé à tout."
Jésus ne dit mot. Il le suit avec les autres.
Ils arrivent à une petite place secondaire. Judas dit :
"Vois cette maison sans fenêtres sur la rue et cette porte si petite qui
semble une fente ? C'est la maison du batteur d'or Diomède. On dirait une pauvre habitation,
n'est-ce pas ? Mais il y a assez d'or pour acheter tout Jéricho et...
ah ! ah ! ... - Judas rit malicieusement... - et dans cet or, on
peut trouver beaucoup de colliers et de vaisselle et... et aussi d'autres
objets de toutes les personnes qui ont le plus d'influence en Israël.
Diomède...
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40> Oh ! tout le monde fait
semblant de ne pas le connaître, mais tous le connaissent : depuis les
Hérodiens à... à tout le monde, voilà. Sur ce mur sans ornement, pauvre, on
pourrait écrire "Mystère et Secret". Si ces murs parlaient, il y
aurait plus à se scandaliser que de la façon dont j'ai traité l'affaire,
Jean !... Toi... tu en mourrais étouffé par la stupeur et le scrupule.
Mais plutôt écoute, Maître. Ne m'envoie plus avec Jean pour certaines
affaires. Il a manqué peu que tout échouât. Il ne sait pas saisir au vol, il
ne sait pas nier, et avec un fourbe comme Diomède il faut être rapide et vif.
"
Jean murmure :
"Tu disais certaines choses ! Si imprévues et tellement... et
tellement... Oui, Maître, ne m'envoie plus. Moi, je ne sais qu'aimer,
moi..."
"Nous aurons difficilement besoin de pareilles ventes." répond
Jésus qui est préoccupé.
"Voilà l'auberge. Viens Maître. Je vais parler puisque... j'ai tout
arrangé."
82.3 – Ils entrent et Judas parle
avec le patron qui fait conduire les brebis dans une étable et puis conduit
lui-même ses hôtes dans une petite pièce où se trouvent deux nattes qui
servent de lits, de sièges et une table qu'on a préparés. Puis il se retire.
"Parlons tout de suite, Maître, pendant que les bergers sont occupés
après leurs troupeaux."
"Je t'écoute."
"Jean peut dire si je suis sincère."
"Je n'en doute pas. Entre honnêtes gens, il n'est pas besoin de serments
et de témoignages. Parle."
"Nous sommes arrivés à Jéricho à la sixième heure. Nous étions en sueur
comme des bêtes de somme. Je n'ai pas voulu donner Diomède l'impression d'une
affaire pressée. Et je suis d'abord venu ici. Je me suis rafraîchi. J'ai pris
un vêtement propre et j'ai voulu qu'il fasse de même. Oh ! il ne voulait
rien savoir de se faire parfumer et arranger les cheveux... Mais, j'avais
fait mon plan, le long de la route !... À l'approche du soir, j'ai
dit : "Allons-y". Alors, nous étions reposés et frais, comme
deux richards en voyage d'agrément. Quand nous étions près d'arriver
chez Diomède, j'ai dit à Jean : "Toi, aides-moi. Ne me démens pas
et sois vif pour comprendre". Mais il eut mieux valu le laisser dehors.
Il ne m'a pas du tout aidé. Et même... Heureusement que je suis vif pour deux
et j'ai fait face à tout.
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41> Le gabeleur
sortait de la maison. "Bien !" me suis-je dit. "Si lui
sort, nous trouverons de l'argent et ce que je veux pour faire le
marché". Car le gabeleur, usurier et voleur comme tous ses semblables a
toujours des colliers arrachés par menaces et usure à quelque pauvre que lui
taxe illicitement pour avoir beaucoup à dépenser en orgies et femmes, Et il
est très ami de Diomède qui achète et vend or et chair... Nous sommes entrés
après que je me fus fait connaître. Je dis : entrés. Parce que autre
chose est d'aller à l'entrée où lui fait semblant de travailler l'or
honnêtement, et autre chose descendre dans le souterrain où lui traite les vraies
affaires. Il faut être très connu de lui pour
cette dernière invitation. Quand il m'a vu, il m'a dit : "Tu veux
encore vendre de l'or ? Le moment est peu favorable. J'ai peu
d'argent". Sa chanson habituelle. Je lui ai répondu : "Je ne
viens pas pour vendre, mais pour acheter. As-tu des bijoux pour une
femme ? Mais beaux, riches, de grande valeur, lourds, en or pur ?
" Diomède est resté stupéfait et il m'a demandé : "Tu veux une
femme ?" "Ne t'occupe pas de cela" lui ai-je répondu.
"Ce n'est pas pour moi. C'est pour cet ami qui est marié et veut acheter
des bijoux d'or pour son aimée".
Et ici, Jean a commencé à faire le bambin. Diomède qui le regardait l'a vu
rougir comme la pourpre et a dit, en vieux dégoûtant qu'il est :
"Eh ! le garçon, rien qu'à entendre nommer son épouse en devient
tout fiévreux. Elle est très belle, ta femme ?" a-t-il demandé.
J'ai donné un coup de pied à Jean pour le réveiller et lui faire
comprendre de ne pas faire l'imbécile. Mais il a répondu un "oui"
si étouffé, que Diomède est entré en défiance. Alors, moi, j'ai parlé :
"Qu'elle soit belle ou non, cela ne doit pas t'intéresser, vieux. Elle
ne sera jamais du nombre des femmes pour lesquelles tu iras en enfer. C'est
une jeune fille honnête, et bientôt une honnête
épouse. Pas besoin de ton or. C'est moi qui m'occupe du futur mariage et je
suis chargé d'aider le jeune homme... moi, Juif et citadin". "Lui
est Galiléen, n'est-ce pas ?". Toujours ces cheveux qui vous
trahissent ! "il est riche ?".
"Très".
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41> Alors, nous sommes allés en bas et
Diomède a ouvert ses caisses, et ses coffre-forts. Mais, dis la vérité, Jean,
ne semblait-il pas d'être aux cieux devant toutes ces pierreries et cet
or ? Colliers, guirlandes, bracelets, boucles d'oreille, résilles d'or
et de pierres précieuses, épingles à cheveux, boucles, anneaux... ah !
quelles splendeurs ! D'un air très hautain j'ai choisi un collier à peu
près comme celui d'Aglaé,
et puis des épingles à cheveux, des anneaux, des bracelets... tous semblables
à ceux que j'avais dans la bourse et en nombre égal. Diomède était stupéfait
et demandait : "Encore" Mais qui est-il ? Et qui est son
épouse ? Une princesse ? "Quand j'ai eu tout ce que je voulais,
j'ai dit : "Le prix ?".
Oh ! quelle litanie de lamentations sur la dureté des temps sur les
impôts, sur les risques, sur les voleurs. Oh ! quelle autre litanie pour
m'assurer de son honnêteté ! Enfin, voici la réponse :
"Réellement, puisque c'est toi, je te dirai la vérité. Sans exagération.
Mais je ne puis en rabattre une seule drachme. Je demande douze talents
d'argent". "Voleur !" ai-je dit. J'ai ajouté :
"Partons, Jean. À Jérusalem nous trouverons quelqu'un de moins voleur
que lui". Et j'ai fait semblant de sortir. Mais il m'a couru par
derrière. "Mon grand ami, mon ami chéri, viens, comprends ton pauvre
serviteur. À moins, je ne puis pas. Je ne puis vraiment pas. Regarde. Je fais
réellement un effort et je me ruine. Je le fais parce que tu m'as toujours
donné ton amitié et que tu m'as fait faire des affaires. Onze talents, voilà.
C'est ce que je donnerais si je devais acheter cet or à quelqu'un qui meurt
de faim. Pas un denier de moins. Ce serait saigner à blanc mes vieilles
veines". N'est-ce pas qu'il disait cela ? Cela faisait rire et
donnait la nausée.
Quand je l'ai vu bien arrêté sur le prix, j'ai fait le coup, "Vieux
dégoûtant, apprends que je veux non pas acheter, mais vendre. Voici ce que je
veux vendre. Regarde : c'est beau comme tes bijoux. Or de Rome et
nouvelle forme.
Tu ne manqueras pas d'acheteurs. C'est à toi pour onze talents. C'est toi qui
as fixé le prix. Tu en as fait l'estimation et tu paies". Oh !
Alors !... "C'est une trahison ! Tu as trahi l'estime que
j'avais pour toi ! Tu me ruines ! Je ne puis donner
autant !" criait-il. "C'est toi qui as fait l'estimation.
Paie", "Je ne puis pas". "Prends garde que je le porte à
d'autres". "Non, ami" et il allongeait les mains vers le tas
de bijoux d'Aglaé. "Et alors, paies je devrais exiger douze talents,
mais je m'en tiens à ta dernière estimation". "Je ne puis
pas". "Usurier ! Prends garde, j'ai là un témoin et je peux te
dénoncer comme voleur..." et je lui ai attribué d'autres vertus que je
ne répète pas devant ce garçon...
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43> À la fin, comme j'étais pressé de
vendre et de faire vite, je lui ai promis un petit quelque chose, entre nous
deux...
Je ne tiendrai pas cette promesse. Quelle valeur a-t-elle, faite à un voleur ?
J'ai conclu l'affaire pour dix talents et demi. Nous sommes partis au milieu
des doléances et des offres d'amitiés et... de femmes. Et Jean, pour un peu
allait pleurer. Mais que t'importe qu'ils te prennent pour un vicieux ?
Il suffit que tu ne le sois pas. Ne sais-tu pas que le monde c'est ça et
qu'il te regarde comme un avorton ? Un jeune homme qui ne sait pas le
goût de la femme ? Qui veux-tu qui te croie ? Ou s'ils te
croient... oh ! en ce qui me concerne, je ne voudrais pas qu'on pense de
moi ce que peuvent penser de toi ceux qui s'imaginent que tu n'as pas
d'inclination de ce côté.
Voilà, Maître. Compte Toi-même. J'avais un tas de monnaie, mais je suis passé
chez le gabeleur
et lui ai dit : "Reprends-moi toute cette mitraille et donne-moi
les talents que tu as reçus d'Isaac". Parce que j'avais eu cette
dernière nouvelle en traitant mon affaire.
82.4 – Cependant, en dernier lieu,
j'ai dit à Isaac-Diomède : "Souviens-toi que le Judas du Temple
n'existe plus. Maintenant, je suis disciple d'un saint. Fais donc semblant de
ne m'avoir jamais connu, si tu tiens à ta peau". Et pour un peu je lui
tordais le cou à l'instant parce qu'il m'a mal répondu."
"Que t'a-t-il dit ?" demande Simon avec indifférence.
"Il m'a dit : "Toi, le disciple d'un saint ? Je ne le
croirai jamais ou bien je verrai bientôt ici ton saint me demander une
femme". Il m'a dit : "Diomède est une vieille crapule, un
malheur du monde, mais toi, tu en es la jeune réplique. Et moi, je pourrais
encore changer car ce n'est que vieux que je suis devenu ce que je suis. Toi,
tu ne changes pas, tu es né comme ça". Vieux dégoûtant ! Il nie ton
pouvoir, as-tu compris ?"
"Et, en bon grec qu'il est, il dit beaucoup de vérités."
"Que veux-tu dire, Simon ? Est-ce pour moi que tu
parles ?"
"Non. Pour tout le monde. C'en est un qui connaît l'or et les cœurs,
aussi bien l'un que l'autre. C'est un voleur, un dégoûtant, en tout ce
qu'il y a de plus dégoûtant comme trafic. Mais on trouve en lui la philosophie
des grands Grecs. Il connaît l'homme, animal aux sept vices
capitaux, polype destructeur de tout bien, de toute honnêteté, de tout amour
et de tant d'autres choses, en lui et dans les autres."
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44> "Mais, il ne connaît pas
Dieu."
"Et toi, tu voudrais le lui enseigner ?"
"Moi. Oui. Pourquoi ? Ce sont les pécheurs qui ont besoin de
connaître Dieu."
"C'est vrai. Cependant... le maître doit le connaître pour
l'enseigner."
"Et moi, je ne le connais pas ?"
"Paix, amis. Les bergers arrivent. Ne troublons pas leurs âmes par des
querelles entre nous. Tu as compté l'argent ? Cela suffit. Achève toute
cette affaire comme tu l'as entreprise et, je te le répète, si possible, à
l'avenir, ne mens pas, même pour faciliter une bonne action..."
82.5 – Les bergers entrent.
"Amis, voilà ici dix talents et demi. Il maque seulement cent deniers
que Judas a prélevés pour les dépenses de logement. Prenez."
"Tu donnes tout ?" demande Judas.
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