Vision du jeudi 29 mars 1945
(Jeudi saint).
173>
612.1 – Marie, secourue par les femmes en
pleurs, revient à elle. Elle pleure sans avoir plus d'autre force que celle de
pleurer sans arrêt. Il semble vraiment que sa vie doive s'écouler et se
consumer toute entière dans ces larmes.
Elles veulent qu'elle se restaure. Marthe
lui offre un peu de vin, la maîtresse de maison voudrait
qu'elle prenne au moins un peu de miel. Marie d'Alphée,
à genoux devant elle, lui offre une tasse de lait tiède en disant :
"Je l'ai trait moi-même à la chevrette de la petite Rachel"
(Peut-être une fille des gens qui sont dans cette maison de Lazare comme
locataires ou comme gardiens, je ne sais). Mais Marie ne veut rien. Pleurer,
seulement pleurer. Et demander et s'entendre promettre que l'on cherchera les
apôtres et les disciples, que l'on cherchera la lance et les vêtements et
que, quand il fera jour, puisque maintenant ils ne veulent pas la laisser
aller, elles la laisseront entrer dans la pièce du Cénacle.
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174> "Oui. Si tu
es un peu tranquille, si tu reposes un peu, je t'y conduirai" dit sa
belle-sœur. "Nous entrerons toutes les deux et, à genoux, je chercherai
pour toi toute trace de Jésus..." et Marie d'Alphée
sanglote. "Mais tu vois ? Ici tu as la coupe et le pain entamé par Lui,
employé par Lui pour l'Eucharistie. Y a-t-il plus saint souvenir ? Tu vois ? Jean
te les a apportés dès ce matin pour que tu les voies ce
soir...
612.2 – Pauvre Jean qui est là qui pleure
et qui a peur..."
"Peur ? Pourquoi ? Viens, Jean."
Jean sort de l'ombre car dans la pièce il n'y a qu'une petite lampe posée sur
la table près des objets de la Passion, et il s'agenouille aux pieds de Marie
qui le caresse et lui demande : "Pourquoi as-tu peur ?"
Et Jean, en embrassant ses mains et en pleurant :
"Parce que tu es malade. Tu es fiévreuse et angoissée... Et tu n'es pas
tranquille. Et si tu continues ainsi, tu vas mourir comme Lui est
mort..."
"Oh ! si c'était vrai !"
"Non! Mère ! Maman ! Oh ! il est plus doux de dire : "Maman",
comme à la mienne ! Laisse-moi te le dire... Mais, comme moi je ne trouve pas
de différence entre ma mère et toi, et même comme je t'aime plus qu'elle
parce que tu es la Mère que Lui m'a donnée et que tu es sa Mère, ne fais pas
une trop grande différence entre le Fils né de toi et le fils qui t'a été
donné... Et aime-moi un peu comme tu l'aimes Lui... Si c'était Lui qui te
dise : "J'ai peur que tu meures", Lui répondrais-tu : "Oh ! si
c'était vrai" ? Non. Tu ne le dirais pas. Mais tu regretterais de t'en
aller et le laisser dans un monde de loups, Lui, ton Agneau... Et pour moi tu
n'es pas en peine ?... Je suis tellement plus agneau que Lui, non par bonté
et pureté, mais par stupidité et par peur. Si tu me manques, le pauvre Jean sera dévoré par les loups sans avoir su donner un bêlement qui parle
de son Maître... Veux-tu que je meure ainsi, sans le servir ? Stupide dans la
mort comme dans la vie ? Non, n'est ce pas ?
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175> Et alors, Maman, cherche à être
tranquille... Pour Lui... Oh ! ne dis-tu pas qu'il ressuscite ? Oui, tu le
dis, et c'est vrai. Et alors veux-tu que quand il ressuscitera, il trouve la
maison vide de toi ? Car certainement Lui viendra ici... Oh ! pauvre, pauvre
Jésus, si au lieu de ton cri d'amour il entendait nos cris de deuil, si au
lieu de trouver ton sein pour poser sa tête martyrisée et glorieuse il
trouvait la fermeture de ton tombeau. Tu dois vivre. Pour le saluer quand il
reviendra... Je ne dis pas "à notre amour". Nous méritons tous les
reproches pour la façon dont nous nous sommes conduits. Mais à ton amour.
612.3 – Oh ! que sera la rencontre ? Et
Lui, comment sera-t-il ? Mère de la Sagesse, Maman du très ignorant Jean, toi
qui sais tout, dis-nous comment il sera, quand il apparaîtra
ressuscité."
"Lazare avait les blessures des jambes
cicatrisées, mais on en voyait la trace. Et il apparut enveloppé dans des
bandes pleines d'ordure" dit Marthe.
"Il nous fallut le laver à plusieurs reprises..." ajoute Marie.
"Et il était faible, et nous avons dû le restaurer sur son ordre"
termine Marthe.
"Le fils de la veuve de Naïm était comme étourdi et semblait un bébé
incapable de marcher et de parler couramment, si bien qu'il le rendit à sa
mère pour qu'elle lui apprît de nouveau à user des biens de la vie. Et la
fillette de Jaïre, Lui-même guida ses premiers pas" dit Jean.
"Je pense que le Seigneur nous enverra un ange pour nous dire
:"Venez avec un vêtement propre". Et mon amour l'a déjà préparé. Il
est dans le palais. Je n'ai pas pu le filer, mais je l'ai fait filer par ma
nourrice, qui maintenant est tranquille sur mon avenir, et ne pleure plus.
J'ai pris le lin le plus précieux, et j'ai eu la pourpre par Plautina,
et Noémi en a tissé le volant, et moi j'ai
fait la ceinture, la bourse et le taleth,
les brodant de nuit pour n'être pas vue. Mère, c'est toi qui m'as appris. Ce
n'est pas parfait. Mais plus que les perles qui dessinent son Nom sur la
ceinture et sur la bourse, ce sont les diamants de mes larmes d'amour et mes
baisers qui le rendent beau. Tout point est une palpitation de dévouement
pour Lui. Et je la Lui porterai. Tu permets, n'est-ce pas ?"
"Oh !... je ne pensais pas qu'on le priverait de son vêtement... je ne
suis pas habitué aux usages du monde et à sa férocité... Je croyais déjà la
connaître… (et des larmes roulent de nouveau le long de ses
joues cireuses) mais je vois que je ne savais encore rien... Et je pensais :
"Après aussi il aura le vêtement de la Maman".
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176> Il Lui plaisait tant ! Il l'avait
voulu ainsi et il me l'avait dit depuis longtemps : "Tu feras un vêtement
de telle et telle façon, et tu me le porteras pour la Pâque... Car Jérusalem
doit me voir dans le vêtement pourpre de roi..." Oh ! cette laine, plus
blanche que la neige, pendant que je la filais elle devenait rouge aux yeux
de Dieu et aux miens, parce que mon cœur avait reçu une nouvelle blessure de
cette parole... Les autres, après des années et des mois, elles s'étaient
sinon fermées du moins desséchées de leur suintement de sang. Mais celle-là !
Chaque jour, chaque heure retournait l'épée dans le cœur : "Un jour de
moins ! Une heure de moins ! Et ensuite, il sera mort !" Oh ! Oh !... Et
le fil sur le fuseau et sur le métier devenait rouge pour moi... On l'a teint
ensuite pour le monde... Mais il était déjà rouge..."
Marie pleure de nouveau.
Elles cherchent à la soulager en lui parlant de la Résurrection. Suzanne demande :
"Que dis-tu ? Comment sera-t-il, ressuscité ? Et comment
ressuscitera-t-il ?"
Et elle, égarée, aveuglée à cette heure de
martyre rédempteur, répond :
"Je ne sais pas... Je ne sais plus rien... sauf qu'il est mort..."
612.4 – Elle
éclate de nouveau en des sanglots violents et elle baise le linge qui était
aux flancs de son Fils, elle le serre sur son cœur et le berce comme si
c'était un enfant...
Elle touche les clous, les épines, l'éponge, et crie :
"C'est cela qu'a su te donner ta Patrie ! Du fer, des épines, du
vinaigre et du fiel ! Et des insultes, des insultes, des insultes ! Et parmi
tous les fils d'Israël, on a dû choisir quelqu'un de Cyrène pour porter la
croix. Cet homme est sacré pour moi comme un époux. Et si j'en connaissais un
autre qui ait secouru mon Enfant, je lui baiserais les pieds. Mais personne
n'a donc eu pitié ? Sortez ! Partez ! Même de vous voir, c'est pour moi une
douleur ! Parce que parmi vous tous, parmi vous tous, vous n'avez même pas su
obtenir une torture moins cruelle. Serviteurs inutiles et inertes de votre
Roi, sortez !"
Elle est terrible dans son emportement. Debout, raide, elle paraît même plus
grande, avec ses yeux impérieux, son bras tendu qui indique la porte. Elle
commande comme une reine sur le trône.
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177> Tout le monde sort sans réagir
pour ne pas l'exciter davantage et s'assoit en dehors de la porte close, pour
écouter ses gémissements et tout bruit qu'elle peut faire. Mais après le
bruit du siège qu'elle a repoussé et de ses genoux qui frappent le sol, car
elle s'est agenouillée la tête contre la table sur laquelle se trouvent les
objets de la Passion, on n'entend que ses pleurs sans
arrêt et sans réconfort.
Elle murmure, mais si doucement que ceux qui sont dehors ne peuvent
l'entendre :
"Père, Père, pardon ! Je deviens orgueilleuse et méchante. Mais Tu le
vois : c'est vrai ce que je dis. Il y avait des foules autour de Lui et à
cette fête toute la Palestine est dans les murs saints... Saints ? Non. Plus
saints... Ils seraient restés tels si Lui avait expiré en leur intérieur.
Mais Jérusalem l'a expulsé comme le vomissement qui donne la nausée. Dans
Jérusalem il n'y a donc que le Crime... Eh bien, de tout ce peuple qui le
suivait, il n'a pu se rassembler une poignée qui s'impose, je ne dis pas pour
le sauver - il devait mourir pour racheter - mais pour le faire mourir sans
tant de tortures. Ils sont restés dans l'ombre ou bien ils ont fui... Mon
cœur se révolte devant tant de lâcheté. Je suis la Mère. À cause de cela,
pardonne mon péché d'orgueilleuse dureté..."
Et elle pleure...
...Dehors les autres sont sur les épines et pour plusieurs motifs.
612.5 – Le maître de maison rentre. Il
était sorti par curiosité et il apporte des nouvelles redoutables. On dit que
beaucoup de gens sont morts dans le tremblement de terre, que beaucoup ont
été blessés dans les corps à corps entre les fidèles du Nazaréen et les
juifs, que plusieurs ont été arrêtés et qu'il y aura de nouvelles exécutions
pour révoltes et menaces envers Rome, que Pilate a ordonné d'arrêter tous les
partisans du Nazaréen et tous les chefs du Sanhédrin présents dans la ville,
ou même déjà enfuis à travers la Palestine, que Jeanne est mourante dans son
palais, que Manaën a été arrêté par Hérode pour l'avoir insulté en pleine
Cour comme complice du Déicide. En somme, un tas de nouvelles
catastrophiques...
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178> Les femmes gémissent non pas tant
de peur pour elles-mêmes que pour leurs fils et leurs maris. Suzanne pense à
son époux, connu parmi les fidèles de Jésus en Galilée. Marie de Zébédée
pense à son mari, logé chez un ami, et à son fils Jacques dont elle n'a pas
de nouvelles depuis le soir d'avant. Et Marthe dit en sanglotant :
"Ils seront déjà allés à Béthanie ! Qui ne savait pas ce qu'était Lazare
pour le Maître ?"
"Mais il est protégé par Rome, lui" lui réplique Marie Salomé.
"Oh ! protégé ! Qui sait, avec la haine qu'ont pour nous les chefs
d'Israël, quelles accusations ils portent contre lui à Pilate... Oh ! Dieu
!"
Marthe se met les mains dans les cheveux et elle crie :
"Les armes ! Les armes ! La maison en est pleine... et aussi le palais !
Je le sais ! Ce matin, à l'aurore, est venu Lévi, le gardien et il m'a dit...
Mais déjà tu le sais, toi aussi ! Et tu l'as
dit aux juifs sur le Calvaire... Sotte ! Tu as mis dans la main des cruels
l'arme pour tuer Lazare !..."
"Je l'ai dit, oui, j'ai dit la vérité sans le savoir. Mais tais-toi,
poule mouillée ! Ce que j'ai dit est la plus sûre garantie pour Lazare.
Ils se garderont bien de s'aventurer dans des recherches là où ils savent
qu'il y a des gens armés ! Ce sont des lâches !"
"Les juifs, oui. Mais les romains, non."
"Je ne crains pas Rome. Elle est juste et paisible dans ses
dispositions".
"Marie a raison" dit Jean. "Longinus m'a dit : "J'espère
qu'ils vous laisseront tranquilles. Mais s'ils ne le faisaient pas, viens ou
envoie quelqu'un au Prétoire. Pilate est bienveillant pour les fidèles du
Nazaréen. Il l'était aussi pour Lui. Nous vous défendrons".
"Mais si les juifs font tout par eux-mêmes ? Hier soir, c'était eux qui
ont pris Jésus ! Et, s'ils disent que nous sommes des profanateurs, ils ont
le droit de nous prendre. Oh ! mes fils ! J'en ai quatre ! Où sont Joseph et
Simon ? Ils étaient sur le Calvaire, et puis ils sont descendus quand Jeanne
n'a pas résisté.
Pour aider et défendre les femmes... Eux, les bergers, Alphée... tous ! oh !
ils les auront certainement déjà tués. Tu as entendu que Jeanne est mourante
? Elle l'est certainement parce qu'elle est blessée. Et eux, avant que la
plèbe puisse frapper une femme, l'auront défendue et seront morts !... Et
Jude et Jacques ? Mon petit Jude ! Mon trésor ! Et Jacques, doux comme une
fillette ! Oh ! je n'ai plus de fils ! Je suis comme la mère des fils
Macchabées !..."
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179> 612.6 – Toutes pleurent désespérément.
Toutes, sauf la maîtresse de maison qui est allée chercher une cachette pour
son mari, et Marie-Madeleine qui ne pleure pas. Mais ses yeux jettent du feu:
elle redevient la femme autoritaire d'autrefois. Elle ne parle pas, mais elle
darde son regard sur ses compagnes abattues, et elle bout de leur adresser
une épithète très claire :
"Pusillanimes!"
Un certain temps passe ainsi... De temps à autre une se lève, ouvre doucement
la porte, jette un coup d'œil, la referme.
"Que fait-elle ?" demandent les autres.
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