7> Dès mon réveil, une étrange vision
se présente à moi.
Je vois une grande salle; elle est longue,
étroite, basse et sombre, avec une seule petite fenêtre sur l’une des parois
étroites. Tout au fond, près du côté opposé, une petite porte à demi-ouverte laisse entrevoir un bien pauvre couloir à
peine éclairé par un peu de lumière qui pénètre par quelque embrasure que je
ne vois pas. Dans cette pièce, qui ressemble davantage à un couloir qu’à une
salle, se trouve une longue table rustique : elle est faite d’un axe
haut et raboté, sans autre couleur que celle du bois naturel qu’un long usage
a assombri, soutenu par quatre paires de pieds, des pieux ronds disposés
comme ceci aux deux extrémités :
et
au quart de la longueur de la table, un grand crucifix est accroché au mur.
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8>
Sept franciscains sont assis autour de la table: saint François, émacié et pâle
comme toujours ; frère Élie, beau, jeune, les yeux noirs impérieux, les
cheveux noirs abondants... ah, je lui trouve une mauvaise ressemblance avec
Judas, tant dans les traits que, surtout, dans les manières
.
De plus, il est grand. Puis vient frère Léon : jeune, pas bien grand, le
visage bon et joyeux. Ils sont à côté de François. Après Léon vient Masseo (Massée), un peu corpulent, déjà d’un certain âge,
paisible. Ensuite trois petits frères que je crois être novices ou
convers : ils restent en silence, ils sont humbles, ont l’air emprunté,
et sont vêtus encore plus pauvrement que les quatre autres frères puisqu’ils
n’ont pas de manteau. Ils mangent dans des plats d’étain des légumes bouillis
et du pain bis. À ce qu’il me semble, ce doit être des brocolis
ou du chou rouge.
Frère Élie dit:
"Qu’il est bon, ce pain! Il a un goût spécial. On dirait un gâteau. Je
ne sais pas... "
Frère Masseo :
"Un gâteau, et il est juteux comme de la viande. Il nourrit, il
restaure. Il est aussi complet qu’un repas tout entier."
Frère Léon:
"Et la sainte hostie? Je n’y ai jamais trouvé une telle saveur. Une
légèreté incorporelle qui s’est dissoute en douceur... Oh, une délicatesse de
paradis !"
"Je vous ferai connaître la femme qui
fait ce pain et ces hosties. Ne faites pas attention à son aspect : elle
est plantureuse et joyeuse, mais dissimule son austérité sous son sourire
simple. Sœur converse, elle fait le pain et veille aux repas de ses sœurs.
Mais je sais de connaissance sûre qu’elle ne s’alimente que fort peu, ne
prenant que le plus répugnant et le plus méprisé par les autres. En outre, sa
nourriture a beau être insuffisante, elle la laisse aux plus faibles
physiquement et spirituellement, et n’accorde à sa faim et à sa fatigue que
ce qui est répugnant pour l’homme. Elle mériterait d’être appelée
Jean-Baptiste ! Dans son désert de vraie clôture — c’est un désert en elle-même, car
la clôture est un désert uniquement si on le veut, autrement dit si l’on sait
vivre avec l’Unique —, elle
se nourrit de sauterelles et d’escargots pris dans les légumes du potager et rôtis
à la flamme du four. Et elle rit, elle chante, elle est joyeuse comme une
alouette libre. La voici. "
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9> Avec curiosité, tous les frères se
retournent vers la porte entrouverte. Entre une belle sœur, jeune (trente ans
environ) et robuste. Tout sourire, elle pose sur la table une cruche d’eau et
un bol en bois. Elle porte un habit marron tirant sur le rouille aux larges
manches, rectiligne; devant et derrière, son scapulaire descend jusqu’à terre.
Je ne vois pendre ni cordon ni ceinture, car elle porte un petit manteau
court qui va jusqu’au côté; il est rond et serré au cou par une épingle en
bois. Sur la tête, des bandes lui enserrent le front en le recouvrant
jusqu’aux cils, lui entourent les joues et descendent jusqu’au scapulaire.
Au-dessus, un voile noir forme une cape, comme cela :
Elle
a un beau visage rose, rond, des yeux noirs riants et vifs, de belles dents saines et
robustes. De taille moyenne, elle est robuste.
"Voici sœur Amata Diletta
di Gesù ,
dit François qui ajoute : Mes compagnons voudraient savoir ce que tu
mets dans ton pain pour qu’il soit si bon et comment tu fais les hosties pour
la sainte messe. Elles n’ont rien à voir avec les autres. "
La sœur rit et répond vivement :
" C’est mon épicier qui m’en donne l’arôme.
— De quel arôme s’agit-il?
— La Charité de Jésus, le Seigneur, mon Époux."
Je n’en vois pas davantage. Tout s’arrête sur le visage de sœur Amata Diletta di Gesù, qui resplendit en disant ces mots.
Alors que le P. Migliorini
me parle encore, avant la communion, voici que le Maître m’adresse lui aussi
la parole. Il est si impérieux que je laisse le Père en plan pour m’occuper
de Jésus. Il me dicte :
"C’est moi ton supérieur. Sens-tu ma grâce en toi? Me sens-tu dans ton
cœur, sais-tu que je t’approuve? Et alors? Ne suis-je pas le Supérieur des
supérieurs? Ne suis-je pas, moi, ta clôture ?
Est-ce que ton amour pour moi, et le mien pour toi, n’en forment pas les
grilles et les portes?
En est-il qui butent sur la dureté des besoins? Pourquoi cela? Par orgueil et
égoïsme. Oh, la sainte pauvreté qui fut la mienne! Oh, la sainte pauvreté qui
fut la mienne! Oh, sainte Charité que je suis!
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10>
Je viens de te donner une lumière, à toi qui souffres. Sœur Amata Diletta di Gesù qui t’appartient, à toi plus qu’aux franciscains.
"
Hier soir, Jésus m’a dicté pour sœur
Gabriella :
" Je te salue, Maria Gabriella de ma Mère. Je ne connais pas de salut
plus doux.
La "parole d’or" ? Oui. Je la mets là où quelque chose souffre,
quelque chose d’encore humain... que je veux abolir. Je le brûle donc par
l’or enflammé de ma charité. Ne pas être aimés, mais aussi être craints et
incompris, voilà le sort que j'assigne à ceux que je privilégie, afin qu’ils
me ressemblent davantage et n’aiment que moi. Toute affection donnée ou reçue
— humainement parlant — est comme une molécule d’impureté dans l’amalgame
d’une barre d’or.
L’or, me diras-tu, n’est jamais pur. Il est
toujours mêlé à d’autres métaux pour pouvoir le travailler. Je le sais bien.
Mets-y de l’argent : des larmes. Du platine : de la souffrance.
Mais n’y ajoute jamais de cuivre : de la rancune, jamais d’étain :
la fatigue. Jamais, au grand jamais, du fer ou du carbone : le désir
d’être aimée et celui d’être comprise. Tu souillerais ton or.
Quand tu ne seras plus qu’or, platine et argent, tu attireras tout le monde à
toi. Car tu crois, Gabriella di Maria, que c’est seulement lorsque l’on n’est
plus qu’une flamme qui brûle pour brûler, sans se soucier de qui brûle ni
pourquoi, alors tout se tourne pour regarder la lumière. Pourquoi? Car cette
lumière qui brûle ainsi, — comme ton François disait : "Sans désir
d’être aimé" — reflète le ciel et la Face de Dieu, se fond dans le Feu
qu’est Dieu, aime toute chose en lui et par là devient lumineux de Dieu. Ce
n’est plus une âme qui aime, c’est Dieu qui aime dans une âme. Je peux te le
dire: tout alors converge vers nous, le bon "tout", un peu moins le
moins bon, moins encore le mauvais.
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11> Mais l’on en revient toujours avec
étonnement.
Es-tu lasse? Me voici. Je dis toujours : "Me voici" quand il y
a quelqu’un qui me veut. Or moi seul, même lorsque je garde le silence, sais
et peux alléger les fatigues et atténuer la souffrance.
Quel est le guide pour agir, et bien agir? L’amour. Mon Jean était jeune et
ignorant, même quelque peu cabochard comme tu dis et paresseux comme
généralement les Orientaux. Mais il comprenait en un clin d’œil parce qu’il
aimait tellement que l’amour suppléait à tout ce qui lui faisait défaut. Ne
te demande jamais: "Mais serai-je capable de faire telle chose?" Si
c’est moi qui te l’inspire, c’est signe que tu peux le faire.
Le reste, c’est l’Amour qui te le dira.
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