Le jeudi 26 septembre 1946.
38> 504.1 – "Levez-vous, et partons.
Allons de nouveau au fleuve et cherchons une barque. Toi, Pierre, va avec Jacques.
Qu'elle nous amène jusqu'aux alentours de Bethabara. Nous resterons un jour
chez Salomon,
et puis..."
"Mais, on n'allait pas à Nazareth ?"
"Non. Je l'ai décidé pendant la nuit. Je suis désolé pour vous, mais je
dois revenir en arrière."
"Je suis heureux ! s'écrie Marziam.
Je vais rester encore avec Toi !"
"Oui, bien que, pauvre enfant, tu vois à mes côtés de bien tristes jours
!"
"C'est bien pour cela que j'aime rester avec Toi. Pour te donner de
l'amour. Je ne veux que cela. Je ne demande rien de plus."
Jésus
lui dépose un baiser sur le front.
"Et nous repassons par Bethabara ?" demande Matthieu.
"Non. Nous traversons le fleuve dans la barque de quelque pêcheur."
504.2 – Pierre revient avec Jacques.
"Pas de barque, Maître, jusqu'au soir... Et... dois-je le dire ?"
"Dis-le."
"Ils sont passés par ici certains... Ils doivent avoir bien payé ou fait
de fortes menaces... Je ne crois pas que ce soir non plus tu trouves une
barque... Ils sont impitoyables..."
Pierre soupire.
"Peu importe. Mettons-nous en route... et le Seigneur nous aidera."
La saison est mauvaise, de la pluie, de la boue. La route est boueuse, le
long de la berge à la pluie s'ajoute la rosée de la nuit, abondante le long
du fleuve. Mais ils vont malgré cela sur l'étroite levée de terre qui côtoie
la route, moins boueuse et moins exposée aux gouttes de la pluie fine mais
continue, à cause d'une rangée de peupliers qui abritent quelque peu, quand
pourtant un coup de vent ne précipite pas d'un coup toutes les gouttes d'eau
retenues par les branches.
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39> "Hé ! Maintenant, c'est son
temps !" dit philosophiquement Thomas en relevant son vêtement.
"C'est son temps !" confirme Barthélemy,
et il soupire.
"Nous nous sécherons quelque part. Ils ne seront pas tous... excités
contre nous" dit Pierre.
"Nous pourrons toujours trouver une barque... Ce n'est pas dit !"
ajoute Jacques
d'Alphée.
"Si nous avions de l'argent, nous trouverions tout. Mais il n'a pas
voulu que j'aille vendre à Jéricho !" dit Judas
de Kérioth.
"Tais-toi ! Je t'en prie. Le Maître est si affligé ! Tais-toi !"
dit Jean
suppliant.
"Je me tais. Et même je ne fais que me réjouir de son ordre. Ainsi on ne
peut dire que ces sadducéens des alentours de Jéricho,
c'est moi qui les ai envoyés"
Et il regarde Pierre, mais Pierre est absorbé et il ne voit ni ne répond
rien.
Ils vont, ils vont sous une bruine fine comme le brouillard dans la journée
grisâtre. De temps en temps, ils parlent entre eux. Mais ils semblent se
parler à eux-mêmes, car les paroles semblent la conclusion d'un dialogue avec
un interlocuteur invisible.
"Nous devrons finir par nous arrêter en quelque endroit."
"C'est partout la même chose car eux viennent partout."
"Persécution pour persécution, il vaut mieux s'arrêter dans une ville.
Au moins on n'est pas trempé."
"Mais à quoi veulent-ils en venir ?"
"Pauvre Marie
! Si elle savait !"
"Dieu Très-Haut, protège tes serviteurs !" et ainsi de suite...
Puis ils se rassemblent et discutent à voix basse.
Jésus est en avant, seul... Seul ! Jusqu'au moment où le rejoignent Marziam
et le Zélote.
"Les autres sont descendus sur la grève pour voir s'il y a une barque...
On ferait plus vite. Nous veux-tu avec Toi ?"
"Venez. De quoi parliez-vous avant ?"
"De ta souffrance."
"Et de la haine des hommes. Que pouvons-nous faire pour te soulager et
pour freiner la haine ?" demande le Zélote.
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39> "Pour ma douleur, il y a votre
amour... Pour la haine...
il n'y a qu'à la supporter... C'est une chose qui cesse avec la vie de la
Terre... et cette pensée donne de la patience et du courage pour la
supporter.
504.3 – Marziam
! Enfant ! Pourquoi es-tu troublé ?"
"Parce que cela me rappelle Doras..."
"Tu as raison. Il est temps que je te renvoie à la maison..."
"Non ! Jésus ! Non ! Pourquoi veux-tu me punir d'un mal que je n'ai pas
fait ?"
"Non pas te punir, mais te préserver... Je ne veux pas que tu te
rappelles Doras. Qu'est-ce qui s'élève en ton intérieur à ce souvenir ?
Réponds..."
Marziam pleure, la tête penchée, puis il lève le visage et dit :
"Tu as raison. Mon esprit n'est pas capable de voir et de pardonner, il
n'est pas encore capable. Mais pourquoi m'éloignes-tu ? Si tu souffres, je
dois, avec plus de raison, rester près de Toi. Tu m'as consolé, Toi, toujours
! Je ne suis plus le sot enfant qui l'an passé te disait : "Ne me fais
pas voir ta douleur". Je suis vraiment un homme, maintenant. Permets-moi
de rester, Seigneur ! Oh ! dis-le-lui, toi, Simon !"
"Le Maître sait ce qui est bien pour nous. Et peut-être... Lui veut te
donner quelque charge... Je ne sais pas... Je dis ma pensée..."
"Tu as bien dit. Je l'aurais gardé, et avec tant de joie, jusqu'au-delà
des Encénies. Mais... Ma Mère
est seule là-bas. La rumeur de la haine est si forte. Elle pourrait craindre
plus qu'il ne faut. Elle est seule, ma Mère, et elle pleure certainement. Tu
iras chez elle pour lui dire que je la salue et que je l'attends désormais,
pour après les Encénies. Et tu ne diras rien d'autre, Marziam."
"Mais, si elle m'interroge ?"
"Oh ! tu peux ne pas mentir en disant... que la vie de son Jésus est
comme ce ciel d'Etamin
: nuages et pluie, parfois la bourrasque, mais il ne manque pas de jours de
soleil. Comme hier, comme peut-être demain. Se taire n'est pas mentir. Tu lui
diras les miracles que tu as vus. Tu lui diras qu'Élise
est avec Moi, qu'Ananias
m'a accueilli comme un père, qu'à Nobé je suis dans la maison d'un bon Israélite. Le reste... Pour
le reste, garde le silence.
504.4 – Et
puis tu iras chez Porphyrée
et tu y resteras jusqu'à ce que je t'appelle."
Marziam pleure plus fort.
"Pourquoi pleures-tu ainsi ? N'es-tu pas content d'aller chez Marie ?
Hier, tu l'étais..." dit Simon.
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41> "Hier, oui, car tous y
allaient. Et puis je pleure car j'ai peur de ne plus te voir... Oh ! Seigneur
! Seigneur ! Jamais plus il n'y aura de jours heureux comme l'étaient ces
jours derniers !"
"Nous nous verrons encore, Marziam. Je te le promets."
"Quand ? Pas avant Pâque. C'est long !"
Jésus se tait.
"Vraiment, tu ne veux pas de moi avant Pâque ?"
Jésus passe un bras autour de ses épaules encore chétives et il l'attire à
Lui.
"Pourquoi veux-tu connaître l'avenir ? Nous existons aujourd'hui.
Demain, nous n'existons plus. L'homme, même le plus riche et le plus
puissant, ne peut ajouter un jour à sa vie. Elle est, comme tout l'avenir,
dans les mains de Dieu..."
"Mais pour Pâque je dois venir au Temple. Je suis Israélite. Tu
ne peux me faire pécher !"
"Tu ne pécheras pas, et le premier
péché que tu dois me promettre de ne jamais faire, c'est celui de la désobéissance.
Tu obéiras, toujours. À Moi maintenant, à qui te parlera en mon Nom, ensuite.
Le promets-tu ? Souviens-toi que Moi, ton Maître et ton Dieu, j'ai obéi à mon
Père et j'obéirai jusqu'à la... fin de ma journée."
Jésus est solennel pour dire ces dernières paroles. Marziam, comme fasciné,
dit :
"J'obéirai. Je le jure devant Toi et le Dieu éternel."
Un silence. Puis le Zélote demande :
"Y va-t-il seul ?"
"Non certainement. Avec des disciples. Nous en trouverons d'autres en
plus d'Isaac."
"Tu envoies aussi Isaac en Galilée ?"
"Oui, il reviendra avec ma Mère."
504.5 – On les appelle du fleuve. Les
trois se déplacent, ils traversent la route, et vont vers l'eau.
"Regarde, Maître, nous avons trouvé et ils ne veulent rien. Ce sont des
parents d'un miraculé. Mais ils portent du sable à ce village. Il faut aller
jusque là à pied, puis ils nous prennent."
"Que Dieu les récompense. Nous serons ce soir chez Ananias."
Pierre, content, remonte vers la route et il voit le visage troublé de
Marziam.
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42> "Qu'as-tu ? Qu'a-t-il fait
?"
"Rien de mal, Simon. Je lui ai dit que, arrivé au premier endroit où je
trouverai des disciples, je le renverrai à la maison et lui en est
attristé."
"À la maison... Oui !... Mais c'est juste... La saison..."
Pierre réfléchit. Puis il regarde Jésus et le tire par la manche pour qu'il
s'abaisse jusqu'à sa bouche. Il Lui parle à l'oreille :
"Maître, mais pourquoi l'envoies-tu sans attendre..."
"À cause de la saison, tu l'as dit."
"Et puis ?"
"Simon, je ne veux pas te mentir. Et puis parce qu'il est bien que
Marziam ne s'empoisonne pas le cœur ..."
"Tu as raison, Maître. S'empoisonner le cœur... Voilà ! C'est justement
ce qui finit par arriver."
Il élève la voix :
"Le Maître a vraiment raison. Tu iras et... nous nous verrons à Pâque.
Enfin... c'est vite venu... Une fois Casleu
passé... Oh ! dans peu de temps, c'est le beau mois de Nisan. Oui,
certainement ! Il a raison..."
La voix de Pierre se fait moins assurée. Il répète lentement et avec
tristesse :
"Il a raison..., et en se parlant à lui-même : Que sera-t-il arrivé
d'ici Nisan ?"
Il se frappe le front de la main, l'air désolé.
504.6 – Et ils vont, ils vont dans la
journée humide. Il cesse de pleuvoir jusqu'au moment où, avec de la boue
jusqu'aux genoux, ils montent dans cinq petites barques humides et sableuses
qui descendent de nouveau en suivant le courant. Alors la pluie reprend et,
en frappant l'eau calme du fleuve qui reflète les nuages grisâtres, elle y
dessine des cercles qui se font et se défont continuellement en un jeu de
facettes nacrées.
Le paysage ressemble à un désert. Sur les berges, dans les minuscules
bourgades, on ne voit pas âme qui vive. La pluie ferme les maisons et rend
les routes désertes. Aussi, quand au début du crépuscule ils débarquent là où
se trouve le petit village de Salomon,
ils trouvent la route silencieuse et déserte et ils arrivent à la maison sans
être vus de personne.
Ils frappent, ils appellent. Rien. On n'entend que le roucoulement des
colombes et le bêlement des brebis et le bruit de la pluie.
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43> "Il n'y a personne. Que
faisons-nous ?"
"Allez aux maisons du village. D'abord à celle du petit Mickaël" ordonne Jésus.
Et pendant que les apôtres les plus jeunes y vont rapidement, Jésus reste
près de la maison avec les plus âgés et ils observent et commentent.
"Tout est fermé... La grille elle-même est bien attachée et fixée.
Regarde ! Il y a jusqu'à un gros clou et les fenêtres sont fermées comme pour
la nuit. Quelle tristesse ! Et cette plainte des brebis et des colombes ? Il
est peut-être malade ? Qu'en penses-tu, Maître ?"
Jésus secoue la tête. Il est las et triste...
504.7 – Les apôtres reviennent en
courant. André
arrive le premier et, alors qu'il se trouve encore à quelques mètres, il crie
:
"Il est mort... Ananias est mort... On ne peut entrer dans la maison car
elle n'est pas encore purifiée... Depuis quelques heures il est au tombeau.
Si nous avions pu venir hier... La femme, la mère de Micaël, va venir."
"Mais qu'est-ce qui nous poursuit ? !" éclate Barthélemy.
"Pauvre vieux ! Il était si heureux ! Il se trouvait si bien ! Mais
comment ? Quand est-il tombé malade ?"
Ils parlent tous à la fois.
La femme survient et en se tenant à distance de tout le monde, elle dit :
"Seigneur, la paix soit avec Toi. Ma maison t'est ouverte. Mais... je ne
sais pas si... J'ai préparé le mort. C'est pour cela que je reste loin. Je
puis pourtant t'indiquer les maisons qui vous accueilleront."
"Oui, femme. Que Dieu te récompense, et avec toi ceux qui usent de pitié
envers les voyageurs. Mais comment l'homme est-il mort ?"
"Oh ! je ne sais pas. Il n'a pas été malade. Avant-hier, il allait bien.
Oui, bien sûr, il allait bien. Micaël était venu le matin pour prendre les
deux brebis et les mettre avec les nôtres. Il était convenu ainsi. Et à sexte
je lui avais apporté des vêtements que je lui avais lavés. Il était à table
et il mangeait, en très bonne santé. Le soir encore, Mickaël avait ramené les
brebis et lui avait puisé deux brocs d'eau et il lui avait donné deux fouaces
qu'il s'était faites. Hier matin, mon fils est venu pour les brebis.
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44> Tout était fermé comme maintenant
et personne ne répondit aux cris de l'enfant. Il poussa la grille, mais
n'arriva pas à l'ouvrir. Elle était bien fermée. Alors Mickaël a eu très peur
et il a couru vers moi. Mon mari et moi, nous sommes accourus avec d'autres.
Nous avons ouvert la grille, nous avons frappé à la cuisine... nous avons
forcé la porte... Il était encore assis près du foyer, la tête penchée sur la
table, la lampe encore toute proche, mais éteinte comme lui, un coutelas à
ses pieds, une écuelle de bois à moitié incisée... La mort l'a pris ainsi...
Il souriait... Il était en paix... Oh ! quel visage de juste il avait ! Il
paraissait même plus beau... Moi... Il y a peu de temps que je m'occupais de
lui, mais je m'étais attachée... et je pleure..."
"Il est en paix. Toi même tu l'as dit. Ne pleure pas ! Où l'avez-vous
mis ?"
"Nous savions que tu l'aimais tant et alors nous l'avons mis dans le
tombeau que Lévi
s'est construit depuis peu. Le seul, car Lévi est riche. Nous, nous ne sommes
pas riches. Là, au fond, au-delà de la route. Maintenant, si tu veux, nous
allons tout purifier et..."
"Oui. Tu prendras les brebis et les colombes. Le reste, conserve-le pour
les miens et Moi, pour que je puisse y séjourner quelquefois. Que Dieu te
bénisse, femme.
504.8 – Allons
au tombeau."
"Tu veux le ressusciter ?" demande Thomas étonné.
"Non. Pour lui, ce ne serait pas de la joie. Là où il est, il est plus
heureux. Il le désirait d'ailleurs..."
Mais Jésus est tout à fait accablé. Il semble que tout concoure à augmenter
sa tristesse. Sur les portes des maisons, les femmes regardent et saluent en
commentant.
On est vite arrivé au tombeau, un petit cube tout frais construit. Jésus prie
tout près de lui. Puis il se retourne, les yeux humides de larmes, et il dit
:
"Allons... dans les maisons du village. Dans notre maisonnette il n'y a
plus personne qui nous attende pour nous bénir... Mon Père ! La solitude
enveloppe ton Fils, le vide se fait de plus en plus vaste et plus ténébreux.
Ceux qui m'aiment s'en vont et il reste ceux qui me haïssent... Mon Père !
Que ta Volonté soit toujours faite et bénie !..."
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