| Le lundi 27 août 1945. 278>  264.1 – La maison de Nazareth serait
  la plus indiquée pour élever l'esprit. Là, c'est la paix, le silence,
  l'ordre. La sainteté semble se dégager de ses pierres, s'exhaler des plantes
  du jardin, pleuvoir du ciel serein qui la couvre comme une coupole céleste.
  En réalité, elle émane de Celle qui l'habite et s'y déplace, agile et
  silencieuse avec des gestes juvéniles, intacts, avec le pas léger qu'elle
  avait quand elle y entra comme épouse et le même doux sourire apaisant et
  caressant. 
 Le soleil, à cette heure matinale, couvre la maison sur le côté droit, celui
  qui s'appuie à la première ondulation des collines et seuls les sommets des
  arbres en bénéficient, et tout d'abord les oliviers qu'on a plantés pour
  retenir la terre du talus avec leurs racines, les oliviers qui ont survécu,
  tordus, puissants, dont les branches les plus grosses s'élèvent vers le ciel
  comme si elles invoquaient sa bénédiction ou si elles aussi priaient de ce
  lieu de paix, les oliviers survivants de l'oliveraie de Joachim, aux arbres
  autrefois nombreux qui poursuivaient leur route de voyageurs en prière
  jusqu'aux champs lointains où l'oliveraie et les champs faisaient place aux
  pâturages, aujourd'hui réduits à quelques arbres restés à la limite de la propriété
  mutilée de Joachim.
 
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 279> En
  bénéficient ensuite l'amandier et les pommiers, grands et puissants, qui
  ouvrent sur le jardin l'ombrelle de leurs branches, en troisième lieu c'est
  le grenadier qui boit ses rayons, et enfin le figuier tout contre la maison
  quand déjà le soleil caresse les fleurs et les légumes bien soignés dans les
  plates-bandes rectangulaires et le long des haies disposées sous le couvert
  de la tonnelle chargée de grappes.
 
 Les abeilles bourdonnent, gouttes d'or qui volent sur tout ce qui peut leur
  donner des sucs doux et parfumés. Il y a une petite pousse de chèvrefeuille
  qu'elles prennent d'assaut et des fleurs en forme de campanules qui forment
  des touffes, et dont j'ignore le nom, qui sont en train de se refermer - sans
  doute des fleurs nocturnes - au parfum pénétrant. Les abeilles se hâtent de
  sucer ces fleurs, avant que leurs pétales se replient dans le sommeil de la
  corolle.
 
 
  264.2 – Marie va avec légèreté des nids des
  colombes à la petite fontaine qui coule près de la petite grotte, de celle-ci
  à la maison pour ses occupations, et pourtant dans son travail elle trouve le
  moyen d'admirer les fleurs ou les colombes qui sautillent dans les sentiers
  ou décrivent un cercle au-dessus de la maison et du jardin. 
 Judas Iscariote
  rentre, chargé de plantes et de boutures.
 
 "Je te salue, Mère. Ils m'ont donné tout ce que je voulais. J'ai fait
  vite pour qu'elles ne souffrent pas, mais j'espère qu'elles s'enracineront
  comme le chèvrefeuille. L'an prochain, tu auras un jardin qui ressemblera à
  une corbeille de fleurs, et ainsi, tu te souviendras du pauvre Judas et de
  son séjour ici" dit-il en sortant avec précaution d'un sac des plantes
  avec leurs racines entourées de terre et de feuilles humides, et d'un autre
  sac des boutures.
 
 "Je te remercie, Judas, vraiment. Tu ne peux savoir comme je suis
  heureuse d'avoir ce chèvrefeuille près de la petite grotte. Quand j'étais
  toute petite, là-bas, au bout de ces champs qui étaient alors à nous, il y en
  avait une encore plus belle. Des lierres et des chèvrefeuilles la couvraient
  de branches et de fleurs, faisant un rideau et un abri pour les lys
  minuscules qui poussaient jusqu'à l'intérieur de la grotte qui était toute
  verte sous la fine broderie des capillaires. Car là il y avait justement une
  source... Au Temple, je pensais toujours à cette grotte et, je te le dis,
  quand je priais devant le Voile du Saint, moi, vierge du Temple, je ne
  sentais pas davantage la présence de Dieu. Bien plus, je dois dire que là-bas
  me revenaient comme un songe les doux entretiens de mon esprit avec le Seigneur...
 
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 280> Mon Joseph m’a fait
  trouver celle-ci, avec un filet d'eau pour mon utilité, mais davantage pour
  me donner la joie d'une petite grotte qui était la copie de l'autre... Il
  était bon, Joseph, jusque dans les plus petites choses... Et il y avait
  planté un chèvrefeuille, et le lierre qui vit encore, alors que le premier
  est mort pendant les années d'exil... Puis il en avait planté un
  autre, mais il est mort il y a trois ans. Maintenant, tu l'as remplacé. Il a
  pris, tu vois ? Tu es un excellent jardinier."
 
 "Oui, quand j'étais enfant, j'aimais énormément les plantes et maman
  m'apprenait à en prendre soin... Maintenant je redeviens enfant à tes côtés,
  Mère, et je retrouve mes talents d'autrefois. Pour te faire plaisir. Tu es si
  bonne avec moi !..." répond Judas en travaillant d'une main experte
  à placer ses plantes aux endroits les plus favorables.
 
 Et il va mettre, près de la haie des fleurs de nuit, des mottes de racines
  dont je ne sais si ce sont des muguets ou d'autres fleurs.
 
 "Ici, elles seront bien, dit-il en rabattant avec une binette une légère
  couche de terre sur les racines enterrées. Il ne leur faut pas beaucoup de
  soleil. Le serviteur d'Eléazar ne voulait pas me les donner, mais j'ai tant
  insisté qu'il me les a cédées."
 
 "Ces jasmins d'Inde aussi, ils ne voulaient pas les donner à Joseph.
  Mais il leur a fait des travaux gratuits pour me les procurer. Ils n'ont pas
  cessé de prospérer."
 
 "Voilà qui est fait, Mère. Je les arrose et tout ira bien." Il
  arrose et puis se lave les mains à la fontaine.
 
 
  264.3 – Marie le regarde, si différent
  de son Fils et aussi si différent du Judas de certaines heures de bourrasque.
  Elle le scrute, réfléchit, s'en approche, et lui mettant la main sur le bras,
  lui demande doucement : 
 "Tu vas mieux, Judas ? En ton esprit, je veux dire."
 
 "Oh ! Mère ! Tellement mieux ! Je suis en paix, et tu le
  vois. Je trouve plaisir et salut dans les choses humbles et dans mon séjour
  près de toi. Je ne devrais jamais sortir de cette paix, de ce recueillement.
  Ici... comme il est loin de cette maison, le monde !..."
 
 Et Judas regarde le jardin, les arbres, la petite maison... Il achève :
 
 "Mais si je restais ici, je ne serais jamais un apôtre. Et moi, je veux
  l'être..."
 
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 281> "Pourtant,
  crois-le, il te vaudrait mieux être une âme juste qu'un apôtre injuste. Si tu
  comprends que le contact avec le monde te trouble, si tu comprends que les
  louanges et les honneurs que reçoit l'apôtre te font du mal, renonce, Judas.
  Il vaut mieux pour toi être un simple fidèle auprès de mon Jésus qu'un apôtre
  pécheur."
 
 Judas baisse la tête, pensif. Marie le laisse à ses réflexions et rentre à la
  maison pour ses occupations.
 
 
  Judas reste immobile pendant un moment, puis
  se promène de long en large sous la tonnelle. il a les bras croisés, la tête basse.
  il réfléchit, réfléchit et se met à monologuer et à faire des gestes, tout
  seul... Un monologue incompréhensible. Mais les gestes sont ceux d'un homme
  dont les idées se heurtent violemment. il semble supplier et repousser, ou
  bien il se plaint, ou il maudit quelque chose, passant de l'expression de
  quelqu'un qui s'interroge à celle d'un homme apeuré, angoissé, jusqu'à
  prendre le visage de ses pires moments avec lequel il s'arrête brusquement au
  milieu du sentier en restant ainsi pendant un moment, avec un visage de
  véritable démon... Et puis, il porte les mains à son visage et s'enfuit sur
  le talus des oliviers, hors de la vue de Marie. Il pleure, le visage caché
  dans ses mains, jusqu'à ce qu'il se calme et reste assis, le dos appuyé à un
  olivier, comme abasourdi... 
 
  264.4 – ...Et ce n'est plus le matin,
  mais la fin d'un crépuscule puissant. Nazareth ouvre les portes de ses
  maisons, fermées pendant tout le jour à la féroce chaleur estivale du jour,
  et d'un jour d'Orient en plus. 
 Femmes, hommes, enfants sortent dans les jardins ou dans les rues encore
  chaudes, mais où il n'y a plus de soleil, à la recherche de l'air, ou à la
  fontaine, ou aux jeux, à leurs conversations... en attendant le souper.
  Grandes salutations, bavardages, éclats de rire et cris, respectivement entre
  hommes, femmes et enfants.
 
 Judas sort aussi et se dirige vers la fontaine avec les brocs de cuivre. Les
  nazaréens le voient et le désignent par son surnom "le disciple du
  Temple", ce qui résonne comme une musique en arrivant aux oreilles de
  Judas. Il passe en saluant aimablement, mais avec une réserve qui, si elle
  n'est pas encore de l'orgueil hautain, en est très voisin.
 
 "Tu es très bon avec Marie, Judas" lui dit un nazaréen barbu.
 
 "Elle mérite cela et davantage encore. C'est vraiment une grande femme
  d'Israël. Heureux êtes-vous de l'avoir comme concitoyenne."
 
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 282> L'éloge de la femme
  de Nazareth plaît beaucoup aux nazaréens qui se répètent l'un à l'autre ce
  que Judas a dit.
 
 Lui, pendant ce temps, arrivé à la fontaine, attend son tour et pousse la
  courtoisie jusqu'à porter les brocs d'une petite vieille qui n'en finit plus
  de le bénir, et jusqu'à prendre de l'eau pour deux femmes qui sont gênées par
  un bébé qu'elles tiennent dans leurs bras. En relevant un peu leurs voiles,
  elles murmurent :
 
 "Dieu t'en récompense."
 
 "L'amour du prochain est le premier devoir d'un ami de Jésus" dit
  en s'inclinant l'Iscariote.
 
 Puis il remplit ses brocs pour revenir ensuite à la maison.
 
 
  264.5 – Il est arrêté, pendant qu'il y
  revient, par le chef de la synagogue de Nazareth et d'autres qui l'invitent à
  parler le sabbat suivant. 
 "Il y a deux semaines que tu es avec nous et tu n'as pas fait d'autre
  instruction que celle d'une grande courtoisie pour nous tous" dit, en se
  lamentant, le chef de la synagogue qui est avec d'autres anciens du pays.
 
 "Mais s'il ne vous plaît pas d'entendre la parole de votre fils le plus
  grand, est-ce que celle de son disciple pourrait vous être agréable, et si de
  plus il est juif ?" répond Judas.
 
 "Ton soupçon est injuste et nous attriste. Notre invitation est franche.
  Tu es disciple et juif, c'est vrai. Mais tu es du Temple. Tu peux donc
  parler, car au Temple il y a la doctrine. Le fils de Joseph n'est qu'un
  menuisier..."
 
 
  "Mais, c'est le Messie !" 
 "Il le dit, Lui... Mais est-de que c'est vrai ? Ou bien ne
  délire-t-il pas ?"
 
 "Mais sa sainteté, nazaréen ! Sa sainteté !" Judas est
  scandalisé de l'incrédulité des nazaréens.
 
 "Elle est grande, c'est vrai. Mais de là à être le Messie !... Et
  puis... pourquoi son langage est-il si dur ?"
 
 "Dur ? Non ! À moi il ne semble pas dur. Mais plutôt, voilà,
  cela oui, il est trop sincère et trop intransigeant. Il ne laisse pas une
  faute cachée. Il n'hésite pas à dénoncer un abus... et cela déplaît. Il met
  le doigt juste sur la plaie, et cela fait mal. Mais c'est par sainteté.
  Oh ! certainement ! Ce n'est que pour cela qu'il agit ainsi. Je Lui
  l'ai dit plusieurs fois : "Jésus, tu te lais tort". Mais il ne
  veut pas en convenir"
 
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 283> "Tu l'aimes
  beaucoup et, instruit comme tu l'es, tu pourrais le guider."
 
 "Oh ! Instruit, non... Mais pratique, cela oui. Du Temple vous
  savez !? Je connais les usages. J'ai des amis. Le fils d'Hanne est pour
  moi comme un frère. Et même, si vous voulez quelque chose du Sanhédrin,
  dites-le, dites-le... Mais maintenant, laissez-moi porter l'eau à Marie qui
  m'attend pour le souper."
 
 "Reviens après. Sur ma terrasse, il fait frais. Nous serons entre amis
  et nous parlerons..."
 
 "Oui. Adieu"
 
 
  264.6 – Judas va à la maison où il
  s'excuse auprès de Marie d'avoir tardé parce qu'il a été retenu par le chef
  de la synagogue et des anciens du pays. Et il dit en terminant : 
 "Ils voudraient que je parle au prochain sabbat... Le Maître ne me l'a
  pas commandé. Toi, qu'en dis-tu, Mère ? Toi, guide-moi."
 
 "Parler au chef de la synagogue... ou parler dans la
  synagogue ?"
 
 "L'un et l'autre. Moi, je ne voudrais parler avec personne ni à personne
  parce que je sais qu'ils sont opposés à Jésus, et aussi parce que parler là
  où Lui seul a le droit d'être le Maître me paraît un sacrilège. Mais ils ont
  tant insisté ! Ils veulent me voir après le souper... J’ai presque
  promis. Et si tu crois que je puisse, par ma parole, leur enlever cet esprit
  de résistance au Maître, qui est si pénible, moi, bien que la chose me pèse,
  j'irai et je parlerai. Comme je sais le faire, simplement, cherchant à être
  très patient devant leur entêtement. Car j'ai bien compris que cela ne vaut
  rien d'être dur. Oh ! je ne tomberai plus dans l'erreur que j'ai faite à
  Esdrelon !
  Le Maître en a été chagriné ! Il ne m'a rien dit, mais j'ai compris. Je
  ne le ferai plus. Mais je voudrais quitter Nazareth après l'avoir persuadée
  que le Maître est le Messie et qu'il faut le croire et l'aimer."
 
 Judas parle, pendant qu'assis à la table, à la place de Jésus, il mange ce
  que Marie a préparé. Et cela me fait mal de voir Judas assis à cette place,
  en face de Marie qui l'écoute et le sert comme une mère.
 
 Maintenant elle répond :
 
 "Ce serait bien, en effet, que les nazaréens comprennent la vérité et
  l'acceptent. Je ne te retiens pas. Vas-y.
 
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 284> Personne plus que
  toi ne peut dire si Jésus mérite l'amour. Pense à comme il t'aime et il le
  montre en t'excusant toujours et en te contentant dès qu'il le peut... Que
  cette pensée te donne des paroles et une conduite saintes."
 
 Le souper est vite fini. Judas va arroser les fleurs du jardin avant que la
  lumière ne baisse trop, et puis il sort, laissant Marie sur la terrasse,
  occupée à replier le linge qu'elle avait mis à sécher.
 
 
  264.7 – Et Judas, après avoir salué Alphée
  de Sarah et Marie de Cléophas qui parlent ensemble à la porte de la maison de
  celui-là,
  va directement à la maison du chef de la synagogue. Il y trouve aussi les
  deux cousins du Seigneur, outre six autres anciens. 
 Après de pompeuses salutations, tous s'assoient gravement sur des sièges
  garnis de coussins et ils se rafraîchissent en buvant des boissons à l'anis
  ou à la menthe. Elles doivent être bien fraîches, car le broc de métal sue
  par la différence de température entre le liquide gelé et l'air encore chaud,
  malgré la brise qui agite le sommet des arbres en venant des collines au nord
  de Nazareth.
 
 "Je suis content que tu aies accepté de venir. Tu es jeune Un peu de
  distraction fait du bien" dit le chef de la synagogue qui est plein
  d'égards pour Judas.
 
 "Je craignais d'être importun en venant avant. Je vous sais dédaigneux à
  l'égard de Jésus et de ceux qui le suivent..."
 
 "Dédaigneux ? Non. Incrédules... et blessés par ses...
  admettons-le, ses vérités trop crues. Nous croyions que tu nous dédaignais et
  nous ne t'invitions pas pour ce motif."
 
 "Vous dédaigner, moi ? Mais, au contraire ! Je vous comprends
  très bien... Hé ! oui ! Mais je crois que la paix finira par se
  faire entre vous et Lui. À Lui cela convient toujours et de même à vous. À Lui
  parce qu'il a besoin de tout le monde, et à vous parce qu'il ne vous convient
  pas de prendre le nom d'ennemis du Messie."
 
 "Et tu le crois vraiment tel ? demande Joseph d'Alphée. En Lui il
  n'y a rien de la figure royale qu'on nous a prophétisée. C'est peut-être
  parce que nous nous souvenons qu'il était menuisier... Mais... Où est en Lui
  le roi libérateur ?"
 
 "David aussi ne semblait être qu'un pastoureau.
  Mais vous voyez qu'il n'y a pas eu de roi plus grand que David. Salomon
  lui-même, dans sa gloire, ne l'a pas égalé. Car, enfin, Salomon n'a fait que
  continuer David, et il n'a jamais été inspiré comme lui.
 
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 285> Alors que,
  David ! Mais considérez la figure de David ! Elle est gigantesque, d'une
  royauté qui déjà effleure le Ciel. Ne vous basez donc pas sur les origines du
  Christ pour douter de sa royauté. David, roi et pasteur, ou mieux pasteur
  puis roi. Jésus, roi et menuisier ou plutôt menuisier et puis roi."
 
 
  264.8 – "Tu parles comme un
  rabbi. On sent en toi quelqu'un qui a reçu l'éducation du Temple, dit le chef
  de la synagogue. Et tu pourrais faire savoir au Sanhédrin que moi, le chef de
  la synagogue, j'ai besoin de l'aide du Temple pour une cause
  particulière ?" 
 "Mais oui ! Mais certainement ! Avec Eléazar !
  Imagine ! Et puis Joseph l'Ancien, tu sais ? Le riche d'Arimathie.
  Et puis le scribe Sadoq... et puis... oh ! Tu n’as qu’à parler."
 
 "Alors, demain, sois mon hôte. Nous parlerons."
 
 "Ton hôte. Non. Je n'abandonne pas cette femme sainte et affligée qu'est
  Marie. Je suis venu exprès pour lui tenir compagnie..."
 
 "Qu'a donc notre parente ? Nous savons qu'elle est en bonne santé
  et heureuse dans sa pauvreté..." dit Simon d'Alphée.
 
 "Oui, et nous ne l'abandonnons pas, dit en soupirant Joseph d'Alphée. Ma
  mère est toujours auprès d'elle, et moi aussi de même que ma femme. Bien
  que... bien que je ne puisse lui pardonner sa faiblesse envers son Fils et
  aussi la douleur de mon père qui, à cause de Jésus, est mort avec seulement
  deux de ses fils près de son lit. Et puis ! Et puis !... Mais les
  ennuis de famille ne se crient pas sur les toits !"
 
 "Tu as raison. On en parle à voix basse et en secret, en les épanchant dans
  un cœur ami. Mais, il en est ainsi de beaucoup de douleurs ! Moi aussi,
  j'ai les miennes, comme disciple... Mais n'en parlons pas !"
 
 "Parlons-en, au contraire ! Qu'y a-t-il ? Des ennuis pour
  Jésus ? Nous n'approuvons pas sa conduite. Mais nous sommes quand même
  parents. Et disposés à faire cause commune avec Lui, contre ses ennemis.
  Parle !" dit encore Joseph.
 
 "Des ennuis ? Non ! Je parlais ainsi pour dire... Et puis les
  douleurs d'un disciple sont si nombreuses ! Ce n'est pas seulement la
  douleur pour la façon dont le Maître agit avec les amis et les ennemis, en se
  faisant tort, mais aussi de voir qu'il n'est pas aimé. Je voudrais que vous
  tous l'aimiez..."
 
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 285> "Mais comment
  faire ? Tu le dis, toi-même ! Il a une façon d'agir... Il n'était pas
  ainsi avant de quitter sa Mère, dit en s'excusant le chef de la synagogue.
  N'est-ce pas, vous tous ?"
 
 Tous approuvent gravement en disant beaucoup de bien du Jésus silencieux,
  doux, réservé d'autrefois.
 
 "Qui aurait pu penser qu'il aurait pu jaillir de Lui un homme tel qu'il
  est maintenant ? La maison et les parents, c'était tout pour Lui. Et
  maintenant ?" dit un nazaréen très âgé.
 
 Judas soupire :
 
 "Pauvre femme !"
 
 "Mais, enfin, que sais-tu ? Parle" crie Joseph.
 
 "Mais rien que tu ne saches. Crois-tu qu'il soit doux pour elle d'être
  abandonnée ?"
 
 "Si Joseph s'était conduit comme votre père, cela ne serait pas
  arrivé" dit sentencieusement un autre nazaréen très âgé lui aussi.
 
 "Ne le pense pas, homme, Il en aurait été de même. Quand on est pris par
  certaines... idées !" dit Judas.
 
 
  264.9 – Un serviteur apporte des
  lampes et les met sur la table, car c'est une nuit sans lune, malgré tout un
  scintillement d'étoiles. Et, avec la lumière, on apporte d'autres boissons
  que le chef de la synagogue veut offrir tout de suite à Judas. 
 "Merci. Je ne reste pas plus longtemps. J'ai des devoirs à l'égard de
  Marie" dit Judas en se levant.
 
 Les deux fils d'Alphée se lèvent aussi en disant :
 
 "Nous venons avec toi, c'est le même chemin..."
 
 Après de grandes salutations, l'assemblée se sépare, le chef de la synagogue
  restant avec les six anciens.
 
 Les rues sont désormais désertes et silencieuses. Des terrasses des maisons
  arrivent les chuchotements à voix basse des adultes. Les enfants dorment déjà
  dans leurs petits lits, aussi on n'entend plus leurs trilles d'oiseaux
  joyeux. Avec les voix, des terrasses des maisons les plus riches, arrivent
  des lueurs des lampes à huile.
 
 Les deux fils d'Alphée et Judas marchent pendant quelques mètres en silence,
  puis Joseph s'arrête et prend Judas par le bras en lui disant :
 
 "Écoute. J'ai vu que tu sais quelque chose mais que tu n'as pas voulu
  parler en présence d'étrangers. Mais maintenant, avec moi, tu dois parler. Je
  suis l'aîné de la maison et j'ai le droit et le devoir de tout savoir."
 
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 287>
  "Et moi, je
  suis venu ici dans l'intention de vous le dire et de protéger le Maître,
  Marie, vos frères et votre réputation. C'est quelque chose de pénible à dire
  et à entendre, de très pénible à faire, car cela paraît de l'espionnage. Mais
  je vous prie de me comprendre. Il n'en est pas ainsi. Ce n'est qu'amour et
  sagesse. Je sais beaucoup de choses que vous aussi n'ignorez pas, du reste.
  Je les tiens de mes amis du Temple. Et je sais qu'elles sont dangereuses pour
  Jésus et aussi pour le bon renom de la famille. J'ai essayé de le faire
  comprendre au Maître, mais je n'ai pas réussi. 
 Au contraire ! Plus je le conseille et pire est sa conduite, s'attirant
  toujours plus les critiques et la haine. Cela parce qu'il est tellement saint
  qu'il ne peut comprendre ce qu'est le monde. Mais, enfin, c'est bien triste
  de voir périr une chose sainte par l'imprudence de son fondateur."
 
 "Mais, enfin, qu'y a-t-il ? Dis tout. Et nous pourvoirons. N'est-ce
  pas, Simon ?"
 
 "Certainement. Mais il me paraît impossible que Jésus fasse des choses
  imprudentes et contre sa mission..."
 
 "Mais si ce brave jeune homme, qui pourtant aime Jésus, le dit !?
  Tu vois comme tu es ? C'est toujours ainsi ! Incertain, hésitant.
  Tu me laisses toujours seul au bon moment. Moi, contre toute la parenté. Tu
  n'as même pas pitié de notre renom et de notre pauvre frère qui se
  ruine !"
 
 "Non ! Se ruiner, non ! Mais il se fait tort, voilà."
 
 "Parle, parle !"'insiste Joseph alors que Simon, perplexe,
  garde le silence.
 
 "Je vous parlerais... mais je voudrais être sûr que vous ne prononcerez
  pas mon nom devant Jésus... Jurez-le."
 
 "Sur le saint Voile, nous le jurons. Parle."
 
 "Et ce que je vais vous dire, ne le dites pas même à votre mère et
  encore moins à vos frères."
 
 "Sois assuré du silence."
 
 "Et vous tairez-vous avec Marie ? Pour ne pas lui donner de
  douleur. Comme moi je le fais, en silence, c'est un devoir de veiller aussi à
  la paix de cette pauvre Mère..."
 
 "Nous nous tairons avec tout le monde. Nous te le jurons."
 
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 288>
  264.10 – "Alors, écoutez... Jésus
  ne se limite plus à fréquenter les païens, les publicains et les courtisanes,
  à offenser les pharisiens et les autres grands. Mais il fait maintenant des
  choses vraiment absurdes. Imaginez-vous qu'il est allé au pays des philistins
  et qu'il nous y a fait voyager en amenant avec nous un bouc tout noir. Et
  maintenant il a mis un philistin parmi les disciples. Et auparavant cet
  enfant qu'il a recueilli ? Vous ne savez pas quels commentaires il y
  eut ? Et, justement, il y a quelques jours, une grecque, une esclave
  échappée à son maître romain. Et puis des discours qui blessent la sagesse.
  En somme, il semble fou et se fait tort. Au pays des philistins, il s'est
  même fourvoyé dans une cérémonie de sorciers, en entrant directement en
  compétition avec eux. Il en a triomphé, mais... Déjà les scribes et les
  pharisiens le haïssent. Mais si ces choses viennent à leurs oreilles, que
  va-t-il arriver ? Vous avez le devoir d'intervenir, d'empêcher..." 
 "Ceci est grave, très grave. Mais comment pouvions-nous le savoir ?
  Nous sommes ici... et même maintenant, comment pourrons-nous le
  savoir ?"
 
 "Et pourtant il vous appartient d'intervenir et d'empêcher. La Mère est
  mère, et elle est trop bonne. Vous ne devez pas l'abandonner ainsi. Ni pour
  Lui, ni pour le monde. Et puis cet entêtement à chasser les démons... Il
  circule une rumeur qu'il est aidé par Belzébuth. Rendez-vous compte si cela
  peut Lui être utile. Et puis ! Mais quel roi pourra-t-il jamais devenir
  si les foules, dès maintenant, se rient de Lui ou sont scandalisées ?"
 
 "Mais... il les fait réellement, ces choses ?" demande Simon
  incrédule.
 
 "Demandez-le-lui à Lui. Il vous dira que oui, car il va jusqu'à s'en
  vanter."
 
 "Tu devrais nous avertir..."
 
 "Bien entendu que je le ferai ! Quand j'aurai vu quelque chose de
  nouveau, je vous en aviserai. Mais je vous en prie ! Silence, maintenant
  et toujours avec tout le monde !"
 
 "Nous l'avons juré. Quand pars-tu ?"
 
 "Après le sabbat. Désormais je n'ai plus de raisons de rester ici. J'ai
  fait mon devoir."
 
 "Et nous t'en remercions. Hé ! je le disais qu'il avait
  changé ! Toi, mon frère, tu ne voulais pas me croire... Tu vois si j'ai
  raison ?" dit Joseph d'Alphée.
 
 "Moi... moi, j'hésite encore à le croire. Enfin, Jude et Jacques ne sont
  pas des imbéciles. Pourquoi ne nous ont-ils rien dit ? Pourquoi ne
  pourvoient-ils pas si ces choses arrivent réellement ?" dit Simon
  d'Alphée.
 
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 289> "Homme, tu ne
  me feras pas l'affront de ne pas croire à mes paroles ?!" réplique
  Judas fâché.
 
 "Non !... mais... Cela suffit. Pardonne-moi si je te dis : je
  croirai quand je verrai."
 
 "C'est bien. Tu verras bientôt et tu devras me dire : "Tu
  avais raison".
 
  264.11 – Eh bien. Nous voici chez vous,
  Je vous quitte. Dieu soit avec vous." 
 "Dieu soit avec toi, Judas. Et... écoute. Toi aussi, n'en parle pas à
  d'autres. À cause de notre honneur..."
 
 "Je ne le dirai pas même à l'air. Adieu."
 
 Et marchant rapidement, il rentre à la maison et monte sur la terrasse où
  Marie, les mains sur les genoux, contemple le ciel qui fourmille d'étoiles
  et, à la lueur de la petite lampe que Judas a allumée pour monter l'escalier,
  on voit des larmes qui brillent sur les joues de Marie.
 
 "Pourquoi pleures-tu, Mère ?" demande Judas avec une attention
  anxieuse.
 
 "Parce qu'il me semble que le monde fourmille de pièges plus que le ciel
  d'étoiles. Des pièges pour mon Jésus..."
 
 Judas la fixe, attentif et troublé.
 
 Mais elle ajoute doucement :
 
 "Mais je suis réconfortée par l'amour des disciples... Aimez-le tant,
  mon Jésus... aimez-le... Tu veux rester, Judas ? Moi, je descends dans
  ma chambre. Déjà Marie de Cléophas s'est couchée après avoir préparé le
  levain pour demain"
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