Le jeudi 14 novembre 1946.
264> 530.1 – Nobé toute entière dort
encore. C'est la première lueur du jour. L'aube, dans les lueurs apaisées de
l'hiver, est d'une délicatesse de teintes irréelles. Ce n'est pas la lumière
vert argentée des aubes d'été qui s'affirme si rapidement et se change en or
pâle et ensuite en un rouge de plus en plus accentué. Mais un vert jade,
nuancé d'un gris bleu très léger, l'indique à l'orient par un petit
demi-cercle, bas à la limite de l'horizon : un point d'une luminosité voilée,
et pour ainsi dire lasse, comme celle de la pâle flamme du soufre allumé
derrière un rideau de fumée blanchâtre.
Et elle hésite à s'allonger sur le ciel encore gris tout en étant serein et
avec encore des étoiles qui regardent le monde. Elle hésite à repousser la
grisaille pour faire place à sa précieuse couleur de pâle jade et au pur
cobalt du ciel palestinien. Elle paraît, timide et frileuse, s'arrêter à la
limite de l'orient. Elle s'y attarde encore, dilatant insensiblement son
demi-cercle de luminosité sulfureuse et à peine diluée de vert pâle en une
couleur blanche mêlée d'un souvenir de jaune, quand elle se trouve annulée
par un rosé subit qui dégage le ciel du dernier voile de la nuit et le rend
net et précieux comme un baldaquin de satin couleur de saphir, et un feu
s'allume au bout de l'horizon comme si un mur venait de tomber découvrant une
fournaise ardente. Mais est-ce du feu ou un rubis allumé par un feu caché ? Non, c'est le soleil qui émerge : le voici. À peine
pointe-t-il de la courbe de l'horizon que déjà il a trouvé moyen de peindre
de corail rosé un flocon de nuages et de changer en diamants les gouttes de
rosée à la cime des arbres à feuilles persistantes. Un grand rouvre, à
l'extrémité du village, a un voile de diamants sur ses feuilles bronzées
tournées vers l'orient. Elles semblent autant de claires étoiles qui
palpitent dans les branches de ce géant dont la cime plonge dans l'azur.
Peut-être dans la nuit des étoiles sont descendues trop bas sur le village
pour murmurer des secrets célestes aux habitants de Nobé, ou peut-être pour
consoler par leur lumière pure l'Homme qui éveillé marche silencieusement
là-haut, sur la terrasse de Jean.
Oui, parce que seul, dans Nobé endormie, Jésus est éveillé.
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265> Il arpente la terrasse de la
maisonnette, les bras croisés sous son manteau qui le couvre tout entier
étroitement pour le défendre du froid et qui Lui sert aussi de capuchon,
Jésus, chaque fois qu'il arrive à un bout de la terrasse, regarde au dehors,
en se penchant pour voir la rue qui passe par le centre du village. La rue
est encore à demi obscure, vide, silencieuse. Et puis il reprend sa marche en
avant et en arrière, en avant et en arrière, lentement, en silence, la
plupart du temps la tête penchée, méditatif, observant parfois le ciel de
plus en plus lumineux et les couleurs vagues de l'aube et de l'aurore, ou
suivant du regard le vol frémissant du premier passereau réveillé par la
lumière qui quitte la tuile hospitalière d'un toit voisin pour descendre
becqueter au pied du vieux pommier de Jean et puis s'envole de nouveau, après
avoir vu Jésus, avec un cip-cip effrayé qui réveille les autres oiseaux
nichés ça et là.
530.2 – D'un enclos arrive un bêlement
de brebis qui se perd en tremblant dans l'air. De la rue vient un bruit de
pas pressés.
Jésus se penche pour regarder, et puis il court vivement par le petit
escalier, entre dans la cuisine obscure et referme la porte derrière Lui.
Les pas se rapprochent, résonnent maintenant dans le jardin à côté de la
maison, s'arrêtent devant l'entrée de la cuisine, une main essaie la serrure,
se rend compte que la clef n'y est pas, actionne alors le verrou que l'on
peut remuer du dehors aussi bien que de l'intérieur, une voix dit en même
temps :
"Quelqu'un serait-il déjà levé ?"
Une main encore ouvre la porte avec précaution sans la faire grincer. La tête
de Judas de Kérioth passe
par l'ouverture... Il regarde... Obscurité complète. Froid. Silence.
"Ils ont laissé la porte ouverte... Et pourtant...
Elle me paraissait fermée... Du reste, chose
sans importance !... On ne vole pas les pauvres, et en est-il de plus
misérables que nous... Hé !... Mais espérons que... cela ne dure pas ainsi.
Où est ce maudit briquet
?... Je ne le trouve pas... Si je réussis à allumer le feu... c'est que je
suis rentré tard, oui, vraiment trop tard... Mais où peut-il être ? Il y a
trop de mains à le toucher. Sur le foyer ? Non... Sur la table ? Non... Sur
les bancs ? Non... Sur l'étagère ?... Non plus... Cette porte vermoulue
grince quand on l'ouvre... Bois vermoulu... gonds rouillés... Tout est vieux,
moisi, horrible ici. Ah ! pauvre Judas ! Et il n'y est pas... Il me faudra
vraiment entrer chez le vieux..."
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266> Tout en parlant, il est allé en
tâtant, ça et là, invisible dans l'ombre, prudent comme un voleur ou un
oiseau de nuit pour éviter les obstacles qui pourraient faire du bruit...
530.3 – Il se heurte contre un corps
et il a un cri d'épouvante étouffé.
"Ne crains pas. C'est Moi. Et le briquet est dans ma main. Le voici.
Allume" dit Jésus paisiblement.
"Toi, Maître ? Que faisais-tu ici seul, dans le noir, dans le froid...
Il y aura beaucoup de malades certainement aujourd'hui après le sabbat et
deux jours de temps pluvieux, mais ils ne seront pas ici si tôt. Eux se
mettent en marche des villes voisines seulement maintenant, car ce n'est
seulement qu'à présent que l'on comprend qu'aujourd'hui il ne pleuvra pas. Le
vent de la nuit a déjà essuyé les routes."
"Je le sais, mais allume. Il ne convient pas à des gens honnêtes de
parler ainsi dans les ténèbres, mais c'est bon pour des voleurs, des
menteurs, des luxurieux et des assassins. Les complices de mauvaises actions
aiment les ténèbres. Moi, je ne suis le complice de personne."
"Moi non plus, Maître. Je voulais préparer un bon feu et c'est pour cela
que je me suis levé de bonne heure... Que dis-tu, Maître ? Tu as murmuré
entre tes lèvres et je n'ai pas compris."
"Allume donc."
"Ah !... J'ai vu ainsi qu'il fait beau. Mais il fait froid. Tous auront
plaisir à trouver un bon feu... Tu t'es levé en m'entendant remuer ici ou à
cause du vieux qui... Il a encore ses douleurs ?... Voilà, finalement !
L'amadou et le briquet paraissaient humides, au point qu'ils ne voulaient pas
faire d'étincelle... Ils sont trempés..."
530.4 – Une petite flamme se lève de
la mèche d'une lampe, petite, tremblante... mais suffisante pour voir les
deux visages : le visage pâle du Christ, le visage brun et imperturbable de
Judas.
"Maintenant j'allume le feu... Tu es pâle comme un mort. Tu n'as pas
dormi ! Et à cause de ce vieillard ! Tu es trop bon."
"C'est vrai. Je suis trop bon. Avec tout le monde, même avec ceux
qui ne le méritent pas. Mais le vieillard le mérite. C'est un homme honnête,
un cœur fidèle. Pourtant ce n'est pas pour lui que j'ai veillé, mais pour un
autre. C'est vrai. L'amadou et le briquet étaient humides, mais ce n'était
pas à cause d'un bol renversé ou d'un autre liquide répandu accidentellement,
mais à cause de mes larmes qui sont tombées dessus. C'est vrai. Il fait beau
mais froid, et le vent a ressuyé les routes et vers l'aube, pourtant, la
rosée est tombée. Touche mon manteau, il en est humide...
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267> Et puis l'aube est venue pour montrer
le temps serein, la lumière est venue pour montrer une place vide, et le
soleil de l'aurore est venu pour faire briller la rosée sur les feuilles et
les larmes sur les cils. C'est vrai. Aujourd'hui il y aura beaucoup de
malades, mais ce n'était pas eux que j'attendais. Je t'attendais toi. Car
c'est pour toi que j'ai veillé toute la nuit. C'est pour toi que, ne pouvant
rester enfermé ici pour t'attendre, je suis monté sur la terrasse pour jeter
au vent mon appel, pour montrer aux étoiles ma douleur, à l'aurore mes
larmes. Ce n'est pas le vieillard malade mais le jeune dévoyé, le disciple
qui fuit le Maître, l'apôtre de Dieu qui préfère l'égout au Ciel et le
mensonge à la Vérité, qui m'ont tenu debout toute le nuit pour t'attendre. Et
quand j'ai entendu tes pas, je suis descendu ici... pour t'attendre encore.
Non plus ta personne qui maintenant m'était proche et errait avec des
mouvements de voleur dans la cuisine obscure, mais ton sentiment... J'ai
attendu une parole... Et tu n'as pas su la dire quand tu m'as senti debout
contre toi. Celui auquel tu es en train de vendre ton esprit ne t'a donc pas
averti que je savais ? Mais non ! Il ne pouvait t'avertir ni te suggérer la
seule parole que tu pouvais, que tu devais dire, si tu avais été un
juste. Et il t'a suggéré des mensonges que je ne demandais pas, inutiles,
offensants plus encore que ta fugue nocturne. Il te les a suggérés en
ricanant, content de t'avoir fait descendre un autre degré et de m'avoir
donné une autre douleur. C'est vrai. Il viendra beaucoup de malades, mais le
plus grand malade ne viendra pas à son Médecin. Et le Médecin lui-même
est malade de douleur pour ce
malade qui ne veut pas guérir. C'est
vrai. Tout est vrai. Même que j'ai murmuré un mot que tu n'as pas compris.
Après ce que je t'ai dit, tu le devines ?"
Jésus a parlé à voix basse, mais si incisive et si douloureuse et en même
temps si sévère que Judas, qui aux premiers mots était souriant, bien droit,
effronté, tout près de Jésus, s'est peu à peu retiré et rétracté comme si
chaque mot avait été un coup, alors que Jésus s'est toujours plus redressé,
vraiment Juge et vraiment tragique dans son attitude douloureuse.
Judas, bloqué maintenant entre une huche et le coin du mur, murmure :
"Mais... Je ne sais..."
"Non ? Eh bien je te le dis, car je ne crains pas de dire ce qui est
vrai. Menteur !
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268/269> Voilà ce que je
t'ai dit. Et si on supporte encore l'enfant menteur parce qu'il ne sait pas
la portée d'un mensonge et qu'on lui enseigne à ne plus en dire, chez un
homme on ne le supporte pas, et chez un apôtre, disciple de la Vérité
elle-même, il provoque le dégoût. Un dégoût total. Voilà pourquoi je t'ai
attendu toute la nuit et pourquoi j'ai pleuré en mouillant la table là où
était le briquet, et ensuite j'ai pleuré en veillant et en t'appelant de
toute mon âme à la lumière des étoiles, voilà pourquoi je suis trempé par la
rosée comme l'amant des Cantiques.
Mais c'est inutilement que ma tête est couverte de rosée et les boucles de
mes cheveux des gouttes de la nuit. C'est inutilement que je frappe à la
porte de ton âme et que je lui dis : "Ouvre-moi, car je t'aime, bien que
tu ne sois pas immaculée". Et même c'est justement parce qu'elle est
tachée que je veux entrer en elle et la purifier. C'est justement parce
qu'elle est malade que je veux entrer pour la guérir. Fais attention, Judas !
Prends garde que l'Époux ne s'éloigne, et pour toujours, et que tu ne puisses
plus le trouver...
530.5 – Judas,
tu ne parles pas ?..."
"Il est trop tard pour parler, désormais ! Tu l'as
dit : je te dégoûte. Chasse-moi..."
"Non. Les lépreux eux-mêmes me dégoûtent, mais j'en ai pitié et s'ils
m'appellent, j'accours et je les purifie. Ne veux-tu pas être purifié ?"
"Il est trop tard... et c'est inutile. Je ne sais pas être saint.
Chasse-moi, te dis-je."
"Je ne suis pas l'un de tes amis pharisiens qui appellent immondes une
infinité de choses et les fuient ou les chassent durement alors qu'ils
pourraient les purifier par la charité. Je suis le Sauveur et je ne chasse
personne..."
Un long silence. Judas reste dans son coin. Jésus appuie son dos à la table
et fatigué, souffrant, semble se soutenir grâce à elle... Judas lève la tête.
Il le regarde hésitant et murmure :
"Et si je te quittais, que ferais-tu ?"
"Rien. Je respecterais ta volonté, en priant pour toi. Pourtant à mon
tour, je te dis que même si tu me quittes, c'est désormais trop tard."
"Pour quoi, Maître ?"
"Pour quoi ? Tu le sais comme Moi... Allume le feu, maintenant. On
marche au-dessus. Étouffons le scandale ici, entre nous. Pour tous, nous aurons eu un
court sommeil... et nous aurons
été réunis par un désir de
chaleur... Mon Père !..."
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