Le mercredi 20 juin 1945
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Le temps est à la pluie et Pierre
me paraît un Énée retourné, car au lieu d'emmener son père, il a sur ses
épaules le petit Jabé tout recouvert du manteau de
Pierre. Sa petite tête émerge au-dessus de la tête grisonnante de Pierre qui
a les bras du petit autour de son cou et qui rit en pataugeant dans les
mares.
"On pouvait nous épargner celle-là" bougonne l'Iscariote
énervé par l'eau qui tombe du ciel et qui du sol gicle sur les vêtements.
"Hé ! Il y a tant de choses qu'on pourrait s'épargner !"
répond Jean d'Endor en fixant de son
œil unique, qui je crois voit comme deux, le beau Judas.
"Que veux-tu dire ?"
"Je veux dire qu'il est inutile de prétendre que les éléments aient des
égards pour nous quand nous n'en avons pas pour nos semblables, et en des
matières bien plus graves que ne le sont deux gouttes d'eau ou une
éclaboussure."
"C'est vrai, mais j'aime entrer dans la ville en tenue et propre. J'ai
beaucoup d'amis, moi, et haut placés."
"Attention, alors, à ne pas tomber."
"Tu me taquines ?"
"Non ! Mais je suis un vieux maître et... un vieil écolier. Depuis
que je vis, j'apprends. D'abord, j'ai appris à végéter, puis j'ai observé la
vie, puis j'ai Connu l'amertume de la vie, j'ai exercé une justice inutile:
celle de celui qui est "seul " contre Dieu et contre la société.
Dieu m'a châtié par le remords, la société par les chaînes, par conséquent au
fond c'est moi qui suis tombé sous les coups de la justice. Enfin, maintenant
j'ai appris, je suis en train d'apprendre, à "vivre".
Maintenant, étant maître et écolier, tu comprends qu'il m'est... naturel de
répéter les leçons."
"Mais moi, je suis l'apôtre..."
"Et moi, je suis un malheureux, je le sais et je ne devrais pas me
permettre de te faire la leçon. Mais, vois-tu, on ne sait jamais ce qu'on
peut devenir. Je croyais mourir à Chypre, pédagogue honnête et respecté, et
je suis devenu un homicide et un forçat. Mais quand je levais le couteau pour
me venger, et quand je traînais mes chaînes en haïssant l'univers, si on
m'avait dit que je deviendrais un disciple du Saint, j'aurais douté de la
raison de celui qui me l'aurait dit. Et pourtant... tu le vois! Qui sait donc
si même à toi, apôtre, je ne peux donner quelque bonne leçon ? A cause
de mon expérience, non à cause de ma sainteté. Je n'y
pense même pas."
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319> "Il a raison ce romain de t'appeler
Diogène."
"Bien sûr. Mais Diogène cherchait l'homme et ne le trouva pas. Moi, plus
heureux que lui, j'ai trouvé un serpent où je croyais qu'il y avait une femme
et un coucou dans l'homme que je regardais comme un ami, mais après avoir
erré pendant tant d'années rendu fou par cette connaissance, j'ai trouvé
l'Homme, le Saint."
"Moi, je ne connais d'autre sagesse que celle d'Israël."
"S'il en est ainsi, tu as déjà de quoi te sauver. Maintenant, cependant
tu as aussi la science, ou plutôt la sagesse de Dieu."
"C'est la même chose."
"Oh ! non ! C'est comme un jour brumeux, par rapport à un jour
ensoleillé."
"En somme, tu veux me donner des leçons? Moi, je n'en veux pas."
"Laisse-moi parler ! D'abord je parlais aux enfants : ils étaient
distraits. Ensuite aux ombres: elles me maudissaient. Après cela, aux
poulets: ils étaient meilleurs que les deux premiers, bien meilleurs.
Maintenant je parle avec moi-même, ne pouvant encore parler avec Dieu.
Pourquoi veux-tu m'en empêcher? Je n'ai que la moitié de la vue, ma vie est
brisée par les mines, j'ai le cœur malade depuis tant d'années. Permets au
moins que ma pensée ne devienne pas stérile."
"Jésus est Dieu."
"Je le sais, je le crois. Plus que toi, car je suis revenu à la vie
grâce à Lui, toi non. Mais bien que Lui soit le Bien, c'est toujours Lui:
Dieu, et le pauvre malheureux que je suis n'ose pas le traiter familièrement
comme tu le fais. Mon âme Lui parle... mais les lèvres n'osent pas. L'âme, et
je pense que Lui la sent au milieu de ses pleurs de reconnaissance et d'amour
repentant."
"C'est vrai, Jean. Je sens ton âme - Jésus
entre dans la conversation. Judas rougit de honte, l'homme d'Endor, de joie -
Je sens ton âme, c'est vrai. Et je sens aussi le travail de ton esprit. Tu as
bien dit. Quand tu te seras formé en Moi, cela te servira d'avoir été un
maître et un écolier attentif. Parle, parle, même avec toi-même..."
"Une fois, Maître, et il n'y a pas longtemps, tu m'as dit que c'était
mal de parler avec son propre moi" observe Judas avec
impertinence.
"C'est vrai, je l'ai dit. Mais c'est parce que tu médisais avec ton
propre moi. Cet homme ne médit pas : il médite et dans un but
excellent. Il n'agit pas mal."
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de page
320> "En somme, j'ai
tort !" Judas est agressif.
"Non. Il pleut dans ton cœur. Mais le temps ne peut pas toujours être serein.
Les paysans désirent la pluie et c'est charité de prier pour qu'elle vienne.
La pluie aussi c'est charité. Mais regarde, voici un bel arc-en-ciel
qui d'Atarot se courbe sur Rama. Nous avons déjà dépassé Atarot.
Le triste vallon est franchi, Ici tout est cultivé et riant sous le soleil
qui disloque les nuages, Quand nous serons à Rama,
nous serons à trente-six stades
de Jérusalem. Nous la reverrons après cette colline qui marque le lieu de
l'horrible débauche à laquelle se sont livrés les Gabaonites.
C'est une chose redoutable que la morsure de la chair, Judas..."
Judas ne répond pas et s'éloigne en pataugeant avec colère dans les flaques
d'eau.
"Mais qu'est-ce qu'il a, aujourd'hui ?" demande Barthélemy.
"Tais-toi, que Simon de
Jonas n'entende pas. Évitons les discussions et... et
n'empoisonnons pas Simon. Il est si heureux avec son enfant !"
"Oui, Maître. Mais ce n'est pas bien. Je le lui dirai."
"Il est jeune, Nathanaël. Toi aussi tu l'as été..."
"Oui... mais... il ne doit pas te manquer de respect !" Sans
le vouloir, il élève la voix.
Pierre accourt : "Qu'est-ce qu'il y a ? Qui manque de
respect ? Le nouveau disciple ?" et il regarde Jean d'Endor
qui s'est discrètement effacé quand il a compris que Jésus corrigeait
l'apôtre, et qui est en train de parler avec Jacques
d'Alphée et Simon le
Zélote.
"Pas du tout. Il est respectueux comme une fillette."
"Ah ! bien ! Autrement... hein ! son œil était en danger.
Alors... alors c'est Judas !..."
"Écoute, Simon, ne pourrais-tu pas t'occuper de ton petit ? Tu me
l'as pris, et puis tu veux te mêler d'une conversation amicale entre
Nathanaël et Moi. Ne te semble-t-il pas que tu veuilles faire trop de
choses ?" Jésus sourit si tranquillement que Pierre reste indécis
sur son jugement. Il regarde Barthélemy... mais il a levé son visage aquilin
pour regarder le ciel... Pierre sent s'évanouir son soupçon.
L'apparition de la Cité finit de le
distraire de tout. Elle est désormais voisine, visible dans toute sa beauté
de collines, d'oliveraies, de maisons, du Temple en particulier. Cette vue
devait être toujours une source d'émotion et d'orgueil pour les israélites.
Le soleil très chaud de l'avril de Judée a vite essuyé les pierres de la
route consulaire. Maintenant
les flaques d'eau il faudrait vraiment les chercher.
Haut
de page
321> Les apôtres se mettent en tenue sur
le bord de la route, ils laissent retomber leurs vêtements qu'ils avaient
relevés. Ils lavent leurs pieds boueux dans un clair ruisseau, mettent en
ordre leurs chevelures, se drapent dans leurs manteaux. Et ainsi fait Jésus.
Je vois que tout le monde fait la même chose.
L'entrée
à Jérusalem devait être quelque chose
d'important. Se présenter devant ses murs en ce temps de fête, c'était comme
se présenter devant un souverain. La Cité sainte était la "vraie"
reine des israélites. Je le comprends bien cette année où je puis
remarquer, sur cette route consulaire, le comportement des foules. Ici les
cortèges des diverses familles se mettent en ordre, les femmes toutes
ensemble, les hommes dans un autre groupe, les enfants dans l'un ou l'autre
groupe, mais tous sérieux et en même temps sereins. Certains replient leur
manteau usagé et en tirent un autre neuf du sac de voyage, ou bien changent
de sandales. Puis la marche devient solennelle, hiératique déjà. Dans chaque
groupe il y a le soliste qui donne le ton. Et on entonne les hymnes, les
anciennes, les glorieuses hymnes de David. Les gens se regardent avec des
yeux meilleurs comme si la vue de la Maison de Dieu les avait adoucis; On
regarde la Maison Sainte, énorme cube de marbre surmonté de coupoles d'or,
vraie perle au milieu de l'enceinte imposante du Temple.
Ici, la troupe apostolique se forme ainsi: devant Jésus et Pierre avec
l'enfant au milieu; derrière Simon, l'Iscariote et Jean;
puis André qui a obligé Jean d'Endor à se
mettre entre lui et Jacques
de Zébédée; au quatrième rang, les deux
cousins du Seigneur avec Matthieu;
enfin Thomas avec Philippe
et Barthélemy. Ici, c'est Jésus qui entonne de sa puissante et très belle
voix de baryton léger qui fait ressortir les vibrations du ténor, et auquel
répond Judas Iscariote, un vrai ténor, et Jean à la voix limpide et encore
jeune, et les deux voix de baryton des cousins de Jésus et la voix de basse
de Thomas, baryton tellement profond qu'il n'est plus guère baryton. Les
autres, doués de voix moins belles, accompagnent en sourdine le chœur des
virtuoses du groupe. (Les psaumes sont les psaumes connus, appelés graduels).
Le petit Jabé, voix d'ange au milieu des voix robustes des hommes, chante
très bien, parce qu'il le connaît peut-être mieux que les autres, le psaume
CXXI
: "Je me suis réjoui parce qu'on m'a dit : "Nous irons vers la
maison du Seigneur". Vraiment il est tout lumineux de joie le petit
visage si triste il y a seulement quelques jours.
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