Le samedi 15 mars
1947.
246/247> 579.1 – Un grand nombre de gens sont groupés dans les prés de Nikê où les foins sèchent au soleil. Deux chars lourds et couverts
attendent près de ces prés. Je comprends la raison de cette attente, en
voyant qu'on y conduit toutes les femmes
disciples et qu'elles y montent après que le
Maître les a congédiées et bénies. Marie très Sainte s'en va avec les autres
disciples et aussi le jeune garçon d'Enon, et des disciples nombreux se placent de chaque
côté des chars et, quand ceux-ci s'ébranlent au pas lent des bœufs, les
disciples aussi se mettent en route. Dans les prés, il reste les apôtres, Zachée et ses amis, et un petit groupe de personnages tout
couverts de leurs manteaux, comme s'ils ne voulaient pas être reconnus.
579.2 – Jésus
revient lentement sur ses pas, au milieu du pré, et il s'assoit sur un tas de
foin déjà à demi sec qu'on portera bientôt au fenil. Il est absorbé, et tous respectent cette concentration
en Lui-même, se tenant en trois groupes distincts un peu distants de Lui, et
l'un de l'autre.
Sa méditation se prolonge et se prolonge l'attente. Le soleil devient de plus
en plus fort et frappe le pré qui dégage la forte odeur des foins qui
sèchent. Ceux qui attendent se réfugient aux bords du pré, là où les derniers
arbres du verger projettent une ombre rafraîchissante.
Jésus reste seul, seul sous le soleil déjà fort, tout blanc
dans son vêtement de lin et avec son couvre-chef de soie légère qui remue
légèrement au passage de la brise. C'est peut-être celui que Syntica a tissé. D'une étable voisine vient un meuglement lent
et lamentable, et un piaillement d'oisillons arrive des branches du verger et
des aires, oiseaux sans plumes et poulets impertinents. C'est la vie qui
continue en se renouvelant à chaque printemps. Les colombes tournoient en
l'air d'un vol assuré et tranquille avant de revenir à leurs nids sous
l'avant-toit. Je ne sais si c'est dans une maison voisine de celle de Nikê,
ou venant de quelque champ, une voix de femme fait entendre une berceuse et
la petite voix de l'enfant, d'abord aiguë et tremblante, comme le bêlement
d'un agnelet, baisse et puis se tait... Jésus
réfléchit, il réfléchit encore, toujours, insensible au soleil.
579.3 – J'ai
remarqué plusieurs fois la résistance supérieure de Jésus béni aux rigueurs
des saisons. Je n'ai jamais compris s'il sentait fortement le chaud et le
froid et s'il les supportait sans se plaindre par esprit de mortification ou
si, de même qu'il dominait les éléments déchaînés, il dominait aussi le froid
ou la chaleur excessifs. Je ne sais pas. Je sais que tout en le voyant
absolument trempé sous les averses, tout en sueur à la canicule, je n'ai
jamais remarqué chez Lui de gestes d'ennui pour le froid ou la chaleur, et je
ne Lui ai jamais vu prendre ces mesures préventives que d'ordinaire l'homme
prend contre les excès du soleil ou du gel.
On m'a fait observer un jour qu'en Palestine on ne reste pas la tête
découverte et que par conséquent je m'exprimais mal quand je dis que la tête
blonde de Jésus brille découverte sous le soleil. Il est fort possible qu'en
Palestine on ne puisse pas aller la tête découverte. Je n'y ai pas été, et je
ne sais pas. Ce que je sais, c'est que Jésus habituellement allait sans rien
sur la tête. Et s'il a un couvre-chef au début de la marche, il l'enlève
bientôt, comme s'il ne le supportait pas, et le porte à la main, s'en servant
principalement pour essuyer de son visage la poussière et la sueur.
Haut de page.
248>
S'il pleut, il lève un pan de son manteau sur sa tête. S'il y a du soleil,
surtout s'il est en route, il cherche un peu d'ombre, même intermittente,
pour s'abriter des rayons du soleil. Mais il est rare qu'il ait, comme
aujourd'hui, un voile léger sur la tête.
C'est une observation que certains pourront trouver inutile, mais cela aussi
fait partie de ce que je vois et j'en parle pendant que Jésus pense...
579.4 – "Mais
cela va Lui faire mal de rester là si longtemps !" s'écrie quelqu'un qui
n'appartient pas au groupe apostolique ni à celui de Zachée.
"Allons le dire à ses disciples... Et puis... je
voudrais... Je voudrais ne pas trop m'attarder" répond un autre.
"Hé ! Oui. Les monts
Adomin sont peu sûrs la nuit..."
Ils vont près des apôtres et parlent avec eux,
"C'est bien. Je vais aller leur dire que vous voulez vous en aller"
dit l'Iscariote.
"Non, ce n'est pas cela. Nous voudrions être au moins à Ensémès avant le soir."
Judas s'en va en souriant ironiquement. Il se penche sur le Maître et Lui
dit :
"Ils disent que c'est parce que le soleil peut te faire du mal - mais ce
qui est vrai, c'est que cela peut leur faire du mal qu'on les voie trop -
mais les juifs veulent être congédiés."
"Je viens... Je pensais... Ils ont raison" et Jésus se lève.
"Tous, sauf moi..." bougonne l'Iscariote.
Jésus le regarde et se tait. Ils vont ensemble vers ces hommes que Judas a
appelés juifs.
"Je vous avais déjà congédiés tous. Je vous l'ai dit hier. Je ne parlerai qu'à Jérusalem..."
"C'est vrai. Mais c'est que nous voudrions te parler, nous que...
579.5 – Pourrions-nous te parler en particulier."
"Contente-les. Ils ont peur de nous, ou de moi, plus
particulièrement" dit encore Judas de Kérioth avec son sourire de
serpent.
"Nous n'avons peur de personne. Si nous voulions,
nous saurions comment faire pour protéger notre tranquillité. Mais tout le
monde n'est pas encore lâche en Palestine. Nous sommes des descendants des
preux de David, et si tu n'es pas esclave et encore méprisé, tu dois rendre
hommage à notre ascendance.
Haut de page.
249>
Les premiers aux côtés du saint roi, les premiers aux côtés des Macchabées. Et les premiers maintenant encore, quand il s'agit de
rendre honneur au Fils de David et de le conseiller. Parce que Lui est grand,
mais toute créature, pour grande qu'elle soit, peut avoir besoin d'un ami aux
heures décisives de la vie" répond avec véhémence quelqu'un, dont le
vêtement est tout de lin y compris le manteau et le couvre-chef et qui laisse
peu à découvert son visage sévère.
"Il a nous pour amis. Nous le sommes depuis trois ans, depuis que
vous..."
"Nous ne le connaissions pas. Trop de fois nous avons été trompés par de
faux Messies pour croire facilement à celui qui s'affirme tel. Mais
les derniers événements nous ont éclairés. Ses œuvres sont de Dieu, et nous
l'appelons Fils de Dieu."
"Et vous pensez qu'il a besoin de vous ?"
"Comme Fils de Dieu, non. Mais comme Homme, oui. Il est venu pour être
l'Homme, et l'Homme a toujours besoin des hommes ses frères. Du reste,
pourquoi crains-tu ? Pourquoi ne veux-tu pas qu'on Lui parle ? Nous te le
demandons."
"Moi ? Parlez ! Parlez ! Les pécheurs sont plus écoutés que les
justes."
"Judas ! Je croyais que de telles paroles devraient paraître du feu pour
tes lèvres ! Comment oses-tu juger là où ton Maître ne juge pas ? Il est dit
: "Si vos péchés étaient comme de l'écarlate, ils deviendront blancs
comme la neige, et s'ils étaient vermeils comme la cochenille, ils
deviendront blancs comme la laine"
"Mais tu ne sais pas que parmi eux..."
"Silence !
579.6 – Parlez, vous."
"Seigneur, nous le savons. L'accusation est
préparée pour Toi. On t'accuse de violer la Loi et le sabbat, d'aimer ceux de
Samarie plus que nous, de défendre les publicains et les prostituées, de
recourir à Belzébuth, et à d'autres forces ténébreuses, de magie noire, de
haïr le Temple et de vouloir sa destruction, de..."
"Assez. Tout le monde peut accuser. Prouver l'accusation est plus
difficile."
"Mais ils ont parmi eux des gens qui la soutiennent. Crois-tu par hasard
qu'ils sont justes là-dedans ?"
Haut de page.
250>
"Je vais vous répondre par les paroles de Job, qui est une figure du
Patient que Moi je suis : "Loin de moi la pensée de vous estimer tous
justes. Mais jusqu'au bout je soutiendrai mon innocence, je ne renoncerai pas à ma justification que j'ai
commencée, car mon cœur ne me reproche rien pendant toute ma vie". Voilà : tout Israël peut témoigner, car je ne me
justifie pas par Moi-même, par les paroles que le menteur aussi peut dire,
tout Israël peut témoigner que j'ai toujours enseigné le respect de la Loi,
et même davantage; que j'ai perfectionné l'obéissance à la Loi, et que je
n'ai pas violé les sabbats...
579.7 – Que veux-tu dire ? Parle ! Tu as fait un geste et puis tu
t'es retenu. Parle !"
Quelqu'un du petit groupe mystérieux... dit :
"Seigneur, à la dernière séance du Sanhédrin, on a lu une dénonciation
contre Toi. Elle venait de la Samarie, d'Éphraïm où tu
étais, et elle disait qu'il était prouvé que plusieurs et plusieurs fois tu
avais violé le sabbat et..."
"Et encore, je te réponds avec Job : "Et quel est l'espoir
de l'hypocrite s'il s'approprie par avarice, et que Dieu ne délivre pas son
âme ?" Ce malheureux qui se donne un visage et sous
cette apparence a un cœur différent et qui veut commettre la grande rapine
parce qu'il ne désire pas mon bien, marche déjà sur la route de l'Enfer et il
lui sera inutile d'avoir de l'argent et d'espérer des honneurs, et de rêver
de s'élever là où Moi je n'ai pas voulu pour ne pas trahir le Décret saint.
Mais allons-nous peut-être nous occuper de lui sinon pour prier pour lui
?"
"Le Sanhédrin, pourtant, t'a ridiculisé en disant : "Voilà l'amour
des samaritains pour Lui ! Ils l'accusent pour gagner nos bonnes
grâces."
"Et êtes-vous sûrs que ce soit une main samaritaine qui ait écrit ces
mots ?"
"Non. Mais la Samarie en ces jours a été dure pour Toi..."
"Parce que les envoyés du Sanhédrin l'ont bouleversée et excitée par de
faux conseils pour susciter des espérances folles que Moi j'ai dû briser. Du
reste il est dit, d'Éphraïm et de Juda, et peut se dire de tout endroit, car
changeant est le cœur de l'homme qui oublie les bienfaits et s'incline devant
les menaces : "Votre bonté est comme la nuée du matin, comme la rosée
qui s'évapore au matin". Mais ceci ne prouve pas que ce soit eux, les
samaritains, qui sont les accusateurs de l'Innocent. Un amour faussé les a
lancés férocement contre Moi, mais c'est un amour qui délire.
Haut de page.
251> 579.8 – Quelle
autre preuve prouve l'accusation de préférence pour les samaritains ?"
"On t'accuse de toujours dire, tant tu les aimes : "Écoute,
Israël" au lieu de dire : "Écoute, Juda", et que tu ne peux
reprocher à Juda..."
"En vérité ? La sagesse des rabbis s'égare-t-elle ici ? Et ne suis-je
pas le Germe de justice sorti de David à cause duquel, comme dit Jérémie,
Juda sera sauvé ? Alors le Prophète prévoit que Juda, surtout Juda, aura
besoin de salut. Et ce Germe, dit toujours le Prophète, sera appelé : le
Seigneur, notre Juste "parce que, dit le Seigneur, il ne manquera jamais
à David un descendant assis sur le trône de la maison d'Israël". Et quoi ?
Le Prophète s'est-il trompé ? Était-il ivre, peut-être ? De quoi ? De
pénitence et pas d'autre chose, car pour m'accuser, personne ne pourra
soutenir que Jérémie ait été un noceur. Et lui dit pourtant que le Germe de David sauvera Juda et s'assoira sur le trône d'Israël. On dirait donc que,
à cause de ses lumières, le Prophète voit que plutôt que Juda ce sera Israël
qui sera élu, que le Roi ira vers Israël, et que ce sera déjà une grâce si
Juda a uniquement le salut. Le Royaume sera donc appelé Royaume
d'Israël ? Non, ce sera le Royaume du Christ, de Celui qui réunit les parties
séparées et reconstruit dans le
Seigneur après avoir, selon l'autre Prophète, en un mois — que
dis-je en un mois ? — en moins d'un jour, jugé et condamné les trois faux
pasteurs et leur avoir fermé mon âme parce que la leur était restée fermée à
Moi et, en me désirant en figure, ils n'ont pas su m'aimer en Nature. Or donc Celui qui m'envoie et m'a
donné les deux verges, brisera l'une et l'autre, pour que la Grâce soit perdue
pour ceux qui sont cruels, pour que le Fléau vienne non plus du Ciel, mais du
monde. Et rien n'est plus dur que les fléaux que les hommes donnent aux
hommes. Il en sera ainsi. Oh ! ainsi ! Je
serai frappé et les brebis seront dispersées pour les deux tiers. Un tiers
seul, toujours un seul tiers, se sauveront et persévéreront jusqu'à la fin.
Haut de page.
252> Et ce tiers passera par le feu par lequel
je passe le premier, et sera purifié
et éprouvé comme l'argent et l'or, et c'est à lui qu'il sera dit : "Tu
es mon peuple" et lui me dira : "Tu es mon Seigneur". Et il y aura quelqu'un qui aura pesé les trente deniers,
prix de l'œuvre horrible, salaire infâme. Et là d'où ils sortiront, ils ne pourront plus rentrer,
parce que les pierres crieront d'horreur en voyant cet argent, souillé par le
sang de l'Innocent et par la sueur de celui qui sera poursuivi par le
désespoir le plus atroce, et ils serviront, comme il est dit, à acheter aux
esclaves de Babylone le champ pour les étrangers . Oh ! le champ pour les étrangers ! Savez-vous qui ils
sont ? Ceux de Juda et d'Israël, ceux qui bientôt, et pour des siècles
des siècles, n'auront plus de patrie. Et la terre même de ce qui fut leur sol
ne voudra pas les accueillir. Elle les vomira d'elle-même, même une fois
morts, parce qu'ils ont voulu rejeter la Vie. Horreur infinie !..."
579.9 – Jésus
se tait, comme accablé, la tête inclinée. Puis il la lève et son regard fait
un tour, il voit ceux qui sont présents : les apôtres, les disciples
occultes, Zachée avec les siens. Il soupire comme s'il se réveillait d'un
cauchemar. Il dit :
"Quoi d'autre disiez-vous ? Ah ! que l'on m'accuse d'aimer les
publicains et les prostituées. C'est vrai. Ce sont des malades, des mourants.
Moi : Vie, je me donne à eux comme vie. Venez, les rachetés de mon
troupeau" ordonne-t-il à Zachée et aux siens. "Venez et écoutez mon
commandement. J'ai dit à beaucoup, et ils étaient plus blancs que vous :
"Ne venez pas à Jérusalem". À vous, je dis : "Venez".
Cela pourra paraître une injustice..."
"Et ce l'est en effet" interrompt l'Iscariote.
Jésus est comme
s'il n'entendait pas. Il continue de parler à Zachée et à ses
compagnons :
"Mais je vous dis : venez, précisément parce que vous êtes des arbres
qui ont plus besoin que d'autres de la rosée, pour que votre bonne volonté
soit aidée par le Puissant et que désormais vous grandissiez librement dans
la Grâce. Sur les autres choses... le Ciel lui-même répondra par des signes
qu'on ne saurait confondre. En vérité il pourra être détruit le Temple vivant
et être reconstruit en trois jours et pour l'éternité.
Haut de page.
253/254> Mais le Temple mort, qui sera seulement secoué et croira
avoir vaincu, périra pour ne plus se relever. Allez ! Et ne craignez pas.
Attendez mon Jour dans la pénitence et son aurore vous conduira
définitivement à la Lumière" dit-il en s'adressant à ceux qui sont
couverts de leurs manteaux.
Et puis à Zachée :
"Et vous aussi allez, mais pas maintenant. Soyez à Jérusalem pour
l'aurore du lendemain du sabbat. A côté des justes je veux ceux qui ont été
relevés, car dans le Royaume du Christ en nombre infini sont les places,
autant qu'il y a d'hommes de bonne volonté."
Et il se dirige vers la maison de Nikê à travers le verger touffu et ombreux.
579.10 – Un petit sentier jette un ruban jaunâtre au milieu de la verdure
du sol et une poule qui caquette le traverse, suivie de ses poussins couleur
d'or, et la mère tremblante devant tant d'inconnus se blottit et étend ses
ailes pour les défendre, en caquetant plus fort, craignant des embûches pour
ses petits et eux, avec un pépiement qui s'éteint quand ils sont en sécurité,
accourent et se cachent dans la plume maternelle, et semblent ne plus
exister...
Jésus s'arrête pour la contempler... et des larmes tombent de ses yeux.
"Il pleure ! Pourquoi pleure-t-il ? Il pleure !" murmure tout le
monde : apôtres, disciples, pécheurs rachetés.
Et Pierre dit à Jean :
"Demande-lui pourquoi il pleure..."
Et Jean, dans son attitude habituelle, un peu penché par respect, en
regardant Jésus par en dessous, Lui demande :
"Pourquoi pleures-tu, mon Seigneur ? Peut-être à cause de ce que l'on
t'a dit et de ce que tu disais auparavant ?"
Jésus se secoue. Il a un sourire triste et montrant la poule qui continue de
protéger affectueusement ses petits dit :
"Moi aussi, qui suis Un avec mon Père, j'ai vu Jérusalem, comme il est
dit par Ezéchiel, nue et honteuse. Et j'ai vu et je suis passé près d'elle, et une fois
venu le temps, le temps de mon amour, j'ai étendu mon manteau sur elle et
j'ai couvert sa nudité. Je voulais la faire reine après avoir été pour elle un
père, et la protéger, comme fait la poule pour ses petits...
Mais alors que les petits de la poule sont reconnaissants à
leur mère des soins qu'elle leur donne et se réfugient sous ses ailes,
Jérusalem repousse mon manteau... Mais je maintiendrai mon dessein d'amour...
Moi... Mon Père ensuite agira selon sa volonté." Et Jésus descend dans l'herbe pour ne pas troubler
la poule, et passe, et des larmes descendent encore sur son visage affligé et
pâle.
|